(ernesto) will you pour me one more drink?

Je suis assise au comptoir de ce bar depuis deux bonnes heures maintenant. Je ne suis pas ivre, non, je n’ai pas enchainé les verres. J’en ai bu, quoi? Trois? Je les ai savourés, je les ai sirotés en silence, observant les autres autour de moi. Comment les américains se comportent. Ouais, j’en ai regardé des séries et des films made in the USA, mais j’savais pas si c’était la vraie vie. Ils boivent beaucoup mais tiennent très peu l’alcool contrairement à nous, en Scandinavie. Ils dansent, ils aiment séduire, se frotter l’un contre l’autre. Apparemment, ça marche, parce qu’ils finissent toujours par chopper leurs proies. Hm. Et au fur et à mesure, les gens disparaissent. On voit pas l’heure passer, en fait. "On va fermer, mad’moiselle." Je relève les yeux vers le serveur. Mon verre qui me fait face est encore à moitié plein. "J’peux bien terminer ça avant, non?" En fait, c’est pas une question. J’l’ai payé ce verre, je compte bien le terminer. On me foutra pas à la porte comme ça. "Moi qui pensais que les américains seraient aimables aux étrangères…" que je souffle, d’un léger accent suédois. Léger. Je roule des yeux aussi, quelque peu insolente, à l’attention du gars qui, au final, ne fait que son boulot. J’m’en fous, j’suis plus têtue que ça.

Alors comme ça on essaye de mettre dehors une belle demoiselle qui essaye de s’intégrer aux États-Unis? Non non non, ça sera pas aussi facile. Je suis pas riche moi, pas assez pour me payer des verres sans les boire. Alors je vais d’abord le finir, le déguster, et ensuite je partirai. Si je le veux. Le serveur baissait sa garde et je retroussais le nez. Ah, c’était aussi facile? Waouh. Vraiment naïfs les américains. Ou pas. Puisque j’entendais ta voix s’élever du bout de la pièce. Voix vers laquelle je tournais ma bouille d’ange. Mignon. "Merci bien, enfin une décision raisonnable." Toi aussi, t’as un accent. Un accent latin. Un accent qui déborde de sensualité. Tu t’approches, tu contournes le bar pour passer derrière et te poster face à moi, sortant deux nouveaux verres. "J’en ai déjà un à finir. Je vais devoir rester encore plus longtemps maintenant." Alors que ton serveur m’avait justement demandé de partir quelques secondes plus tôt. "Depuis quand on vire une jolie fille qui boit toute seule?" Petite moue qui se transforme rapidement en un petit rictus amusé. Ouais, ce n’est pas ce que j’appelle de l’amabilité. C’est peut-être les règles, mais les règles, j’ai appris qu’elles étaient faites pour être dépassées. "T’es pas américain toi. Tu viens d’où?" que je demande, curieuse, amenant mon verre entre mes lèvres pour en siroter une gorgée.

Oh, voilà que le grand brun baraque me donne la permission de rester ‘autant de temps que je le veux’. Comme si j’attendais sa permission… Il aurait dû me virer à la force des bras — bon, ça n’aurait pas été très compliqué pour lui vu les biceps gonflés qu’il se tapait, mais quand même. Le boss hein? "Waouh, j’me sens honorée. Je dois faire une petite révérence?" Les gars qui se la pètent, ça m’amuse. Ils se croient plus beaux et plus forts que le reste du monde et c’est drôle de les voir se perdre dans la compétition de la vie. "Ils ont pas le sang chaud, les italiens?" Petit sourcil haussé, verre à nouveau porté à mes lèvres pour en siroter deux-trois gorgées. "Devine." Sourire amusé, visage qui se relève pour planter mes yeux bleus dans les tiens. Allez, c’est facile. T’as mon accent et mon physique qui peuvent t’aiguiller. Blonde, yeux bleus, grande et mince… "Je suis arrivée la semaine dernière." Et je lève mon verre, comme pour trinquer à cette pensée, à cette fuite de tout ce que j’ai toujours connu.  

Tu ne perds pas de temps pour confirmer mes dires sur le sang chaud des italiens. Mh… Monsieur est fier de ses origines. À toi de trouver d’où je viens, qui sait, t’auras peut-être une récompense à la clé? Pas sûre hein, parce que c’est facile quand même. Tu me dévisages, tu me scrutes pour tenter de percer le mystère et je pince les lèvres dans une petite grimace à ta première proposition. Allez mon grand, t’y es presque, un peu plus sur la droite… "Bingo." La Suède, ahlala… Elle me paraissait bien loin, alors que je ne l’avais quittée il y a quelques jours seulement. Tiens, pour la peine, t’as le droit de savoir mon nom. Mon nouveau nom, pas l’ancien. L’ancien, je l’enterre bien profondément dans l’espoir qu’il disparaisse. "Skye, enchantée." Petit sourire charmeur, je termine mon premier verre. Ça va bien plus vite quand on est accompagné, en fait. "Je fuis mon pays pour éviter la justice et mon ex psychopathe-tueur." C’était dit sur le ton de la plaisanterie, comme un truc qu’on balance pour faire rire, pour détendre l’atmosphère. Sauf que pour moi, c’était vrai. Mais je me cachais derrière cette façade de blague, d’histoire intrigante mais évidemment fausse aux yeux de la population. Comment ça serait possible? Alors j’essaye de rectifier ça, pour pas que tu flippes non plus. "J’ai emménagé, j’entre à Harvard en septembre prochain je pense." Pas sûr encore. J’ai une promesse à tenir mais… j’ai jamais été bonne pour tenir les promesses.

Skye, Ernesto. Suède, Italie. Froid, chaud. Deux contrastes presque parfaits. Mais rien n’est jamais parfait dans la vie, ça, je l’ai appris à mes dépends. "Tes parents voulaient que tu puisses pécho avec ton nom à consonance latine?" J’parie que ça facilite tes coups ça. Mais moi, je ne suis pas comme tout le monde. La preuve, je déballe ma vie, mais ça parait tellement irréel que personne n’y croit vraiment. Et c’est tant mieux. C’est pas comme si j’avais envie que ça se sache, que ma véritable identité soit dévoilée, que mon ex me retrouve. En réalité, je suis flippée, mais je fais ce que je sais faire de mieux : je prétends que tout va bien, je prends sur moi, je manipule et déforme la réalité jusqu’à ce qu’elle soit acceptable. Et ta question sur Harvard, elle me prend de court. "Euh…" Clairement, je bug. Du coup, je bois. Le temps de réfléchir. Je sais pas ce que je veux faire comme études en fait? Je ne sais même pas si je serai acceptée à Harvard. J’ai sûrement pas un dossier assez solide. Faut que je passe les tests américains aussi, faut avoir assez d’argent pour couvrir toutes les années d’études et… ouais, je sais pas en fait. J’en sais rien. Peut-être que je vis un peu trop au jour le jour en fait. "Je sais pas." que je lâche finalement. "Tu fais quoi toi?" À Harvard j’veux dire. Ou là, avec moi. A planter tes yeux dans les miens et me parler d’une voix suave. Tu crois que j’le remarque pas peut-être?