Je suis née le 11 Février 1996. Je ne connais pas mes parents biologiques, c’est un couple de vietnamiens qui m’ont élevée, les personnes les plus gentilles en empathiques qu’il m’ait été donné de rencontrer. Ils ont toujours été d’une douceur et d’une patience exemplaires avec moi et ce, malgré les difficultés que la vie leur a imposées, et celles que nous avons surmontées ensemble. J’ai donc grandi au Vietnam, dans une plaine, bordée par les hauts plateaux. Ne m’en voulez pas, le nom de ce lieu charmant, je souhaite le garder pour moi seule. Tous les trois, nous vivions dans une maison charmante. Il faut dire que papé et mamé avaient travaillé dur toute leur vie pour la rendre douillette, et elle avait été rénovée de la plus belle des façons après la guerre. Je n’avais que dix mois lorsque papé et mamé m’ont adopté, mais même aujourd’hui, je ne ressens pas le besoin de retrouver mes parents biologiques. Ils m’ont abandonnée et peu importe la raison qui les as poussés à faire ça, mes parents resteront toujours papé et mamé. Jamais je n’ai été malheureuse avec eux. Bien sûr, ils m’ont réprimandée, souvent même, j’étais plutôt turbulente, mais jamais à tort. En faisant cela, ils m’enseignaient chaque fois un peu de leur sagesse. Ces deux êtres étaient vraiment les deux personnes les plus sages au monde à mes yeux. Ils ont connu la guerre, y ont survécu malgré les souffrances traversées, physiques et mentales, et ont conservé suffisamment de foi en l’homme pour en adopter un, tout petit, qu’il fallait roder à cette dure nature humaine. Papé est né en mille-neuf-cent-trente, mamé en mille-neuf-cent-trente-six. Lorsque je les ai rejoints, ils avaient déjà la soixantaine. C’est peu conventionnel, c’est vrai. Mais entre-temps, la guerre était passée par là, avec elle tous ses ravages. Si mamé était quelque peu réticente à ce que papé m’enseigne l’histoire de notre pays, elle finissait toujours par céder. Elle ne voulait pas que j’écoute les dires sordides de son époux, mais au fond, elle savait que je devais savoir.
Papé m’a raconté que, alors qu’il était très jeune, une guerre a déchiré son pays. Le Nord, appuyé par une partie de la Chine, était en conflit avec le Sud du pays, soutenu par de nombreux alliés. Mon Papé est quelqu’un de perspicace et ce depuis très longtemps. A l’époque, il n’avait cependant pas réalisé immédiatement que son pays entrait en guerre. Il voyait chaque jour des hommes de son village partir pour rejoindre les frontières et les garnisons mais ceci ne lui semblait pas réel. Les femmes continuaient à aller aux champs, les hommes les plus vieux qui pouvaient encore marcher aidaient également. Seuls les plus jeunes restaient à la maison. Papé s’occupait des enfants du village, il était le plus âgé des enfants. Il avait seize ans. Il sentait, dans le regard des adultes, une certaine peur, une tristesse. Cette tristesse n’était cependant pas celle des bombes, des balles, des baïonnettes. La guerre ne se déroulait pas dans son village du sud, miracle. Non, cette peur, c’était celle que bientôt, Papé devrait partir à son tour. Seize ans, c’est vieux, on est un homme à seize ans. Il n’était pas grand et plutôt frêle, il paraissait beaucoup moins que son âge. Cette poudre jetée aux yeux des commandants était efficace. Le temps passait et les troupes rentraient de plus en plus dans les terres. Bientôt, la campagne paisible de mon Papé se trouva être un champ de bataille. Les rares civils encore en vie furent évacués et c’est là que Papé quitta les siens. Il avait vieilli, ses traits le présentait maintenant comme un beau jeune homme. Il fut emmené à une garnison du Nord et ne revint pas dans son village. Lorsqu’il me racontait la guerre, pour m’instruire, Papé devenait vite intarissable, et c’est Mamé qui calmait sa fougue. Il avait cependant toujours pris soin de ne pas m’effrayer.
Vous voyez, comme ces deux personnes étaient bienveillantes à mon égard ? Je n’ai jamais manqué de rien. Si au début, dans le village, j’étais un petit peu la curiosité ambulante, tout le monde se fit vite à l’idée que je resterai là. Pourtant, personne n’a cru dans le projet fou de mes parents. On les disait trop vieux, trop usés par la vie pour élever convenablement une enfant. Ils ont prouvé à tous qu’ils avaient tort. Ils m’avaient expliqué qu’ils n’avaient pas pu avoir d’enfant ensemble. Que la vie m’avait placée sur leur chemin et que depuis, ils trouvaient enfin la paix.
Enfin, la paix, c’était vite dit. J’avais été un bébé plutôt calme à l’orphelinat, mais une fois arrivée dans leur maison en décembre 1996, j’étais âgée de 10 mois et je commençais à vouloir m’accrocher à tout ce qui me passait sous la main, sans que cela ne me soit vraiment autorisé. En marchant, cela empira. Mamé m’a raconté que j’avais voulu courir avant même de savoir marcher, récoltant des gamelles à la pelle et les écorchures qui les accompagnent. Ma peau claire était une vraie toile d’artiste où se mêlaient bleus et griffures, si bien que certaines personnes ignorantes et malveillantes ont commencés à proférer d’ignobles paroles dans le dos de mes parents.
En grandissant, je ne m’assagissais pas. Je courrais partout, escaladait n'importe quoi, me considérait comme un pirate, en bref une vraie boule d’énergie. J’avais beaucoup d’amis avec qui je passais de merveilleux moments, je me souviens encore de quelques bribes. Je me souviens également des champs, de certains visages, du toucher du large chapeau du voisin et de quelques odeurs. Je les conserve précieusement, puisqu’on a souhaité tout m’arracher.
2006 – Si mes parents étaient toujours souriants avec moi, même dans les pires moments, il m’arrivait d’entrapercevoir leur visage terne, comme dépourvu de lumière, de chaleur, de vie. Je ne leur ai jamais demandé pourquoi, et pour cause, je n’ai jamais parlé. Ce n’était pas un caprice, je n’y parvenais pas. J’arrivais parfaitement à me faire comprendre autrement, mais cela inquiétait beaucoup mes parents. Plus exactement, ils devenaient soucieux depuis que les rumeurs nous concernant enflaient. Je les entendais, ces bruits de couloirs. Des vipères et de vieux corbeaux se complaisaient à dire que si je ne prononçais rien, cela était lié au fait que j’étais constamment couverte de bleus. Un jour, trois hommes en uniforme sombre vinrent à la maison. Deux d’entre eux restèrent avec Papé et Mamé, dans la cuisine. Le troisième m’emmena dans le jardin. Lorsque je voulu jeter un coup d’œil à Papé et Mamé pour mieux comprendre la situation, je vis la main de Papé frictionner tendrement celle de Mamé qui était toute recroquevillée contre lui. Je me mis à pleurer en silence. Que se passait-il ? Avec l’officier, nous primes place dans le jardin où l’herbe faisait loi. Il s’assied à distance convenable de moi et se présenta. Il me demanda mon prénom, je désignai timidement l’arbre centenaire en guise de réponse. C’était un splendide pêcher qui était au paroxysme de sa floraison. Papé et Mamé m’avait donné le nom des fleurs de pêcher car pour eux, j’étais le recommencement de leur vie, comme les fleurs de pêcher symbolisent le retour de jours meilleurs. Je vis ensuite cet homme faire bien des efforts pour me faire parler. Il me tendit un sac dans lequel se trouvait des jouets dont la peinture était écaillée. Ils avaient dû en voir des ribambelles d’enfants ceux-là, et de nombreuses heures de jeu au compteur. Mais je ne souhaitais pas jouer. Je compris vite, en voyant l’homme se déconfire à petit feu, qu’il fallait que je dise quelque chose. J’en étais incapable. Il finit par me demander si des fois, Papé criait vraiment très fort, ou s’il me faisait mal. J’avais compris. Ces hommes présents étaient là à cause des sornettes répandues comme une trainée de poudre. Je fis non de la tête, vigoureusement. Je crois que je n’ai jamais eu autant envie de pleurer qu’à cet instant, mais je me retins. Je me forçais à sourire, m’empara du sac de jouet que j’avais refusé quelques instants plus tôt, et vida joyeusement son contenu dans l’herbe. Je saisis une poupée fatiguée et en tendit une seconde à l’officier. Je voulais qu’il voie que j’aimais la vie, que j’aimais MA vie, que j’aimais Papé et Mamé et qu’ils m’aimaient aussi. Ne voyait-il donc pas comme mes vêtements étaient beaux ? Comme mes cheveux étaient bien coiffés ? Ne lisait-il pas de la joie sur mon visage, comme je lisais dans la tristesse sur le sien ? De toute évidence, il ne voyait rien. Je reposais la poupée et tendit la main à l’officier pour qu’il me suive. Je le conduisis jusque dans ma chambre, la plus belle pièce de la maison. Pas seulement parce que c’était ma chambre, mais surtout parce que mes parents s’attelaient à ce que mon confort soit leur priorité. Je lui tendis fièrement mes copies d’école, lui montra ma collection de perles et aussi mes peluches. J’avais l’impression que quoi que je fasse, il ne démordrait pas de ses convictions. En ultime recours, je saisis le cadre photo qui reposait sur mon bureau, le caressa du bout des doigts et le tendit à l’officier. Il me remercia et eu un sourire en voyant nos trois silhouettes enlacées. C’est la directrice de l’orphelinat, qui était devenue une amie de la famille, qui l’avait prise il y a un peu moins d’un an. L’homme me regarda, il avait l’air apaisé. Je souris franchement, heureuse d’avoir pu enfin le toucher. Il me demanda si j’aimais mes parents adoptifs. Le mot « adoptif » me rebuta, mais l’heure n’était pas au chipotage. Dans un généreux hochement de tête que j’accompagnais d’un son rauque, je voulais lui communiquer tout l’amour que j’avais pour ce couple. Je serrai contre moi le cadre photo qu’il venait de me rendre à m’en éclater les côtes. Tu le vois, mon amour pour mes parents ? Il me remercia et tourna les talons. C’est tout ? Qu’est-ce que tu comptes faire ? Il rejoignit mes parents et nous nous retrouvâmes tous ensemble. D’un côté les trois officiers et mes parents, de l’autre, moi seule. Je couru agripper Papé. Je levai mon visage vers le sien pour qu’il m’explique ce qui se passait. Il s’agenouilla à mon niveau et posa une main sur mes cheveux dorés. « Ma chérie, tu te souviens de tout ce que je t’ai raconté sur le courage des Hommes ? Comme il est important de savoir faire face, pour être plus fort, plus grand ? » Je fis oui de la tête. Ne t’inquiète pas Papé, je suis forte, tu le vois bien. Je n’ai pas versé une larme même si je n’aime pas ces hommes. « Est-ce que tu te sens capable d’être très courageuse ? » Je fis de nouveau oui de la tête. Bien sûr, Papé. A tes côtés et à ceux de Mamé, je suis invincible, tu le sais bien. Une chose me déstabilisa cependant et je compris que l’heure était vraiment très grave quand je vis Mamé essuyer une larme sur sa joue. Mes lèvres se mirent à trembler lorsque je vis le regard de mon Papé devenir flou, brumeux. « Je suis fière de toi Dao. Je souhaiterai… Il regarda Mamé puis me fit de nouveau face. Nous souhaiterions, avec Mamé, que tu prennes mon sac de voyage, le grand sac de toile. Tu devras y plier soigneusement ton uniforme, y mettre autant de vêtements que tu le peux. Prends les livres que tu aimes le plus, ta boîte de crayons de couleurs, tout ce qui peut rentrer dans le sac. Vas-y. » Il se redressa et je compris que je n’avais pas le choix quand il me poussa doucement dans le dos pour que j’exécute ses paroles. Je revins plus tard avec un sac qui était aussi massif que moi -il faut dire que j'ai toujours été un petit gabarit, aussi il était facile que le sac soit tout autant volumineux que moi- que je portais à bout de bras. Je suis courageuse. « Très bien ma fille, je suis fier de toi. » J’adorais quand il posait ce regard bienveillant sur moi. Je me sentais grandir. Pourtant, je ne pouvais m’empêcher de me demander où nous allions aller ? Fallait-il quitter la maison ? L’un des officiers entrebâilla la porte. Il hocha la tête en direction de mes parents. Mamé fondit en larmes et je perdis le contrôle. Que se passait-il ? Personne n’allait donc m’expliquer ? Je contournai le gros sac pour venir enlacer Mamé. Elle se laissa tomber au sol, sur ses genoux, et me serra contre elle. Je sentais la chaleur de ses larmes contre mon cou. Je l’agrippais fort, aussi fort que je pouvais. Mamé, soit courageuse, ils ne vont pas nous faire de mal, n’est-ce pas ? En me relâchant, ses bras tremblaient. Papé m’enlaça à son tour et m’embrassa les joues. Il avait le visage brillant de larmes et je me rendis compte que moi aussi je pleurais. J’avais peur. Je suis désolée, Papé. Je n’arrive pas à être courageuse lorsque vous pleurez. Je sautai à son cou et agrippai fermement le col de sa chemise. Je terrai mon visage à l’intérieur comme si cela allait me cacher de ces monstres en costume. Pourquoi nous faisaient-ils souffrir ? Je sentis de grandes mains attraper ma taille. Je serrai encore plus fort mon père. Il me murmura mon prénom et me dit que tout allait bien se passer, que bientôt, nous nous reverrions, et qu’il fallait que je sois courageuse, juste quelques jours. Mais cela ne me calmait pas. Je pleurais et sanglotait contre sa peau, l’emprise autour de moi devint plus ferme et je sentis que je n’étais pas de poids face aux hommes. Ils n’avaient pas le droit de m’arracher à eux. Je plantai mes ongles dans la chemise de Papé et atteint sa peau. Je suis désolée, mon Papé. Je te fais souffrir, mais je ne veux pas qu’ils m’emmènent. Il ne me gronda pas et au contraire me serra plus fort contre lui. « Nous t’aimerons toujours » me murmura-t-il. Puis je senti son emprise autour de mon petit corps de fillette s’évaporer, comme un soldat qui rendrait les armes. Je me mis à hurler, à pousser des cris rauques d’une voix brisée par les sanglots. Je sentis glisser le tissu de sa chemise sous mes doigts, je ne parvins pas à la saisir de nouveau. Un homme beaucoup plus fort et plus large que mon père bloquait mes bras, si bien que je n’arrivais pas à me débattre.
Je ne voyais plus rien. Les larmes rendaient le monde flou autour de moi. J’étouffais, le sang me tambourinait dans les tempes, mon cœur voulait sortir de ma poitrine et je me débattais de toute mes forces. On me déposa dans une vieille voiture bleue nuit, prenant soin de verrouiller les portes à la vitesse de la lumière. J’entrepris de tabasser la vitre grasse du véhicule. Croyez-moi, je m’y appliquais particulièrement. Je continuais de pousser des cris pour que l’on vienne à ma rescousse. Je voyais encore Papé dans l’encadrement de la porte mais Mamé n’était plus là. Pourquoi ne parvenais-je pas à sortir autre chose que des râles ? Les mots seraient surement des armes plus terribles que mes grognements. J’en connaissais des mots, des centaines, des milliers. Je les comprenais mais alors que je n’en avais jamais eu autant besoin qu’aujourd’hui, j’avais la sensation qu’ils étaient terrés encore plus profondément en moi. Était-ce de ma faute, alors ? M’arrachait-on à mes parents parce que je ne pouvais pas parler ? Les deux officiers restants vinrent vers la voiture, Papé les rattrapa et attisa ainsi en moi la minuscule flammèche d’espoir qu’il me restait. Il tendit quelque chose aux officiers et fit demi-tour. Les deux hommes prirent place à leur tour dans la vieille Saab et l’un d’eux, celui qui m’avait questionné quelques minutes plus tôt, posa une main sur mon épaule pour me calmer. Furibonde, je le repoussais vivement. Je vis mon reflet brièvement dans ses verres de lunettes. Mon visage rougit par les pleurs était une image que j’ignorais jusqu’alors. Cette vision me fit peur. J’allais repartir dans une nouvelle crise lorsqu’il me tendit une masse de chiffon que je connaissais bien. Je pris avec délicatesse le lapin bleu délavé qu’il me présentait et caressa son petit visage du bout des doigt. Mon doudou, celui que je préférais parmi tout ceux que mes parents avaient préparés pour mon arrivée chez eux. Je me mis à genoux pour regarder par la lunette arrière. Pas de Papé ni de Mamé. Je m’assieds et plaqua mon lapin contre ma poitrine. La voiture démarra et de la poussière s’éleva dans les airs. Je voyais les maisons et les arbres défilés, ceux que j’ai toujours connus, même l’arbre tordu que je considérais comme mon bateau pirate. Je ne saurais pas dire quand précisément, mais je finis par m’endormir. Lorsque j’ouvris de nouveau les yeux, j’étais dans un petit lit, aux côtés de six autres. Un dortoir. J’étais dans un nouveau foyer pour enfants.
2012 – 2017 Chaque fois qu’une famille venait au foyer, je m’assurais de leur donner un dégoût profond pour les enfants. Il y en a eu plusieurs des familles voulant adopter la belle européenne blonde aux yeux clairs. Aucune d’entre elles n’a jamais remis les pieds ici après m’avoir vue. Je criais, courrais partout et dans les cas les plus extrêmes vomissait mon déjeuner sur les chaussures des visiteurs. Tant et si bien qu’aucune famille ne donna jamais de suite positive à la visite. J’avais compris, au fur et à mesure que le temps passait, que jamais je ne pourrais revoir mes parents. On me gardait enfermée ici, avec des personnes que je ne connaissais pas, dans le but qu’une famille que je n’aimais pas m’offre une nouvelle vie dont je ne voulais pas. Ni Papé, ni Mamé, ni même la dame de l’orphelinat où j’étais bébé ne vinrent me voir. Quelques semaines après mon seizième anniversaire, je pris la décision de quitter l’établissement juste une nuit, pour m’assurer que Papé et Mamé allaient bien. J’avais peur pour eux. Sans problème majeur, j’entrepris mon escapade nocturne. Traverser ces rues de nouveau me changea les jambes en coton. Je tins bon, je devais mener à bien ma mission. Car au bout, tel le vaillant pirate que je suis, se trouvait un trésor inestimable. Ma lampe torche tomba au sol lorsque je vis que la maison de mes parents était vide. L’herbe était plus haute que jamais, la porte close recouverte de lierre en tresse. Je fis le tour du jardin et constatait que seul le pêcher était intact. Je me laissais tomber à terre, mortellement touchée. Je plaçais mon sac à dos sous ma tête pour m’allonger une minute. Je voyais le vent balancer les fleurs roses avec délicatesse, elles se touchaient à peine et laissaient entrapercevoir le ciel étoilé entre chaque mouvement. Cette vision de douceur me transporta et je fermai les yeux. Ce sont des voix qui me réveillèrent, un moment incertain après cela. Elles criaient mon nom. Ce n'était évidemment pas celles de mes parents,mais celles des surveillants du foyer. Ils ne devaient pas me trouver, je devais agir vite, ils savaient surement où j’étais. J’attrapais mon sac à dos en sauta la clôture en bois en direction des champs. Je couru à en perdre haleine aussi loin que je le pouvais. Je trébuchais souvent mais me relevait toujours. Une chute me fit dévaler l’entièreté d’une colline mais je repris ma course. Je ne m’arrêtais que lorsqu’enfin je n’entendis plus aucune voix, lorsque je ne vis plus le moindre faisceau émanant d’une lampe torche, lorsque j’étais véritablement seule. Cette pensée de solitude me fit réaliser que mes parents ne pouvaient être qu'à un seul endroit. En prison. Mes parents ne pouvaient être qu’en prison. Jamais ils n’auraient abandonné notre maison, ils savaient que si je devais venir quelque part, ce serait ici. C'était notre attache commune, comme le nœud que forment les racines d'un même arbre.
Il ne me fallut que quelques jours pour échafauder la suite de mon plan de fuite. Un passeur m’aida à quitter le pays en échange de mon médaillon en or, celui que je portais lorsque l’on m’a apportée à l’orphelinat. Je n’y accordais aucune importance mais aujourd’hui il était mon billet de sortie. Nous traversâmes la frontière mais ça n’était pas suffisant, je devais aller plus loin. Avec d’autres personnes, nous continuâmes notre route. Nous étions cinq au total. Deux hommes voulaient partir en Corée pour retrouver de la famille qui pourrait leur venir en aide. Un couple, Kim et Tan, désirait lui partir pour la terre de tous les possibles, les États-Unis. L’anglais était une langue que je connaissais très bien, du fait que nous parlions anglais tous les jours à l’école. Je n’avais pas de crainte quant au fait de me faire comprendre là-bas. Mon souhait le plus cher était de quitter ce pays où je n’étais plus libre. A trois, nous mîmes du temps à trouver comment nous rendre là-bas. En fait, nous dûment nous cacher encore quelque peu. Je ne suis pas capable de vous dire comment, sans doute à cause d’un patron peu regardant, mais Kim, trouva un travail. J’eus un moment honte de dépendre d’elle, moi qui n’aspirait à rien d’autre que de me débrouiller seule. Puis la gêne passa, nous étions tous les trois dans le même bateau et je savais que je saurai rendre la pareille à Kim. Après plusieurs mois, qui se changèrent en années, nous avions suffisamment d’argent pour quitter l’Asie. Tan et moi avions, pour soutenir Kim, fait quelques tâches peu recommandables, mais rien de trop illégal. En milieu d’année 2017, je quittais le continent pour les terres étasuniennes. Cette année écoulée m’avait permis d’avancer personnellement. Je souffrais toujours du manque de mes parents mais Kim et Tan n’étais pas de mauvaises personnes, et je soupçonnais Kim d’aimer réellement me materner. Je n’étais pas trop contre. Sur le bateau qui nous conduisait à la bordure de San Diego, Kim m’aidait une énième fois à parfaire mon langage. Elle m’avait appris à « frapper » mes syllabes pour pouvoir les prononcer. Au début, je criais plus que je ne parlais. Mais doucement, je pu formuler quelques mots. Elle su se montrer quelques fois ferme avec moi quand j’étais trop rebelle pour travailler. Même si parler m’aiderait sans nul doute énormément, je mis du temps à accepter totalement l’idée. Je ne voulais pas que mes parents s’imaginent, le jour où je les reverrai, qu’ils avaient failli à leur tâche en ne réussissant pas à me faire parler. Kim m’avait expliqué de longues heures durant que me complaire dans le mutisme ne réjouirait pas mes parents, qu’au contraire, me voir parler pour leur dire « je t’aime », serait surement le plus beau cadeau que je pourrais leur faire. Elle avait surement raison. Elle venait de déclencher en moi l’envie furieuse de parler, de dire, de tout dire en même temps. Si bien que nos premières séances de langage furent assez compliquées. Je suis d’un naturel impatient, j’ai voulu courir avant de savoir marcher et voilà que je voulais débiter de longues tirades avant même de savoir prononcer mon propre prénom. Quelle joie cela fut lorsqu’enfin, je pu le faire ! Kim sourit alors et sa bouche fine dévoila de petites dents parfaitement alignées. Nous ne relâchâmes pas nos efforts jusqu’au tout dernier moment. Nous traversâmes bien sûr de nuit, et une fois débarqués sur la plage déserte au sud de San Diego, Kim insista pour que je reste avec eux. Je fis non de la tête. Et pour la première fois de ma vie, je pu prendre ma propre défense. « Merci pour tout. Je ne t’oublierai jamais. » J’avais encore du mal à donner les bonnes intonations à ma voix, trouver les sonorités justes, mais ça venait et continuerai de venir. Kim me serra fort dans ses bras et je me souviens encore du contact rugueux de sa veste en jean et de la douceur de sa peau. Ils partirent tous les deux en direction de la ville où une personne les y attendait. J’eu un peu peur en réalisant que moi, ici, nul ne m’attendait. Je n’avais pas d’idée d’où aller, mais je devrais me débrouiller seule.
2017 - J’ai mit plus d’un mois à traverser le continent. Pourquoi le traverser ? C'était plutôt stupide. Comme souvent, j'avais agit sur une pulsion et j'entrepris donc de me rendre à quelque part où je pourrais trouver un moyen de gagner de l'argent. Je ne savais pas précisément où : je devais juste trouver un endroit où me sentir un peu chez moi. Je savais que si une telle chose arrivait, je pourrais avancer, un pas après l'autre. J'ai beaucoup marché, ai appris à lire une carte au passage, un comble pour un pirate, n'est-ce pas ? J'ai rencontré plusieurs personnes, des hommes, des femmes, des conducteurs de bus et des camionneuses. Ma traversé fut plutôt longue mais je finis par arriver jusqu'à la côté Est. J'y étais arrivée en fin de journée et tentait de repérer ma position sur ma carte de la ville flambant neuve, mon hot-dog coincé entre les dents. Le vent salé me donnait du fil à retordre, ma carte se tordait bruyamment dans tous les sens pour finir par me revenir en pleine tronche et maculée de ketchup. Passablement agacée, je me mit à quatre pattes sur ma carte, mains et genoux à chaque coin. Je gobais ma dernière bouchée de sandwich afin que la sauce n'entache plus rien, tout en ordonnant « Tu ne bouges plus ! » à mon plan dissident et repris mes investigations. « Vous avez besoin d'aide ? » m'interpella une voix masculine. En relevant la tête, je vis un jeune homme, un peu plus vieux que moi, brun, très grand avec une barbe aussi épaisse que ses cheveux. Il sentait la sardine à des kilomètres, mais il était plutôt mignon. Je crois que je l'intriguais un peu, suffisamment en tout cas pour venir me parler alors que j'improvisais une partie de Twister sur Boston. « Vous cherchez quelque chose ? » Il jeta un coup d’œil à mon sac à dos en toile kaki, raccommodé d’un peu partout et couvert d’écussons colorés. « Vous n’êtes pas du coin. Vous êtes en voyage ? En tout cas vous m’avez l’air perdue. » Comme à chaque fois depuis que nos chemins avec Kim s’étaient séparés, j’appliquais ses conseils à la lettre, même si les mots me venaient maintenant avec bien plus d’aisance. « Je cherche du travail », dis-je le plus naturellement possible. Cela n’eut pour effet que de faire rire le jeune homme, mais cela me permit de constater qu’il avait un sourire charmant. « Je ne crois pas que cela soit indiqué sur la carte », m’avoua-t-il, désolé. Je haussais les épaules et me mit debout avant de faire demi-tour, je trouverais bien toute seule. « Attendez ! » Me lança-t-il. « Vous savez où vous souhaitez travailler ? » Je fis non de la tête. Je n’avais en fait jamais eu de vrai travail de ma vie. « Je ne vous garantie rien, mais je peux peut-être vous aider. » Il en aidait souvent des inconnues tâchées de ketchup, ce type ? J'avais envie d'en savoir plus, j'étais fatiguée de vagabonder et l'idée de me reposer un peu me plaisait. Nous marchâmes un moment le long du port et nous assîmes sur la jetée. Je trouvais ça plutôt relaxant de balancer mes jambes dans le vide, et le vent marin qui caressait mon visage était une sensation nouvelle vraiment agréable. Le jeune homme s’éloigna un instant, passa un bref coup de téléphone. « Je vais vous organiser un rapide entretien, alors soyez pro, ok ? » Être pro ? D’accord. C’était quoi au juste, être pro ? Avoir bonne allure ? Mon pantalon était tâché de boue et de ketchup, ma chemise avait un vague souvenir de blanc et mon blouson kaki trop grand pour moi sentait la transpiration. Pour sauver la mise, j’attachais mon champ de bataille capillaire en une queue de cheval. « C’est pro ? » Vu la grimace du garçon, ça ne devait pas être terrible. De toute façon, je n’avais rien à perdre. Une camionnette blanche se gara à quelques mètres devant nous. Une camionnette blanche avec une énorme crevette peinte dessus. C’était pro ça ? En tout cas, le garçon se leva et m’invita à faire de même. J’époussetais mon jean pour faire bonne figure, me lécha la main et la frotta contre ma joue pour retirer tout stigmate de mon déjeuner. « C’est pro ? » Demandais-je une nouvelle fois. Le jeune homme sourit, cela devait-être mieux. « Papa, voici la jeune fille dont je t’ai parlé tout à l’heure. » Donc le monsieur au crâne dégarni et à la moustache épaisse, qui possédait la camionnette à la crevette, c’était son père. « Al, t’es pas sérieux… » Il avait soupiré cette phrase tout bas pour que seul son fils entende, malheureusement pour lui, j’avais l’ouïe fine. « On a parlé un peu en t’attendant, papa. Elle est vraiment motivée ! Et elle souhaite vraiment travailler avec nous. Tu sais bien qu’on ne peut plus se permettre de rester que tous les deux, on a besoin d’embaucher des bras supplémentaires, et pas dans deux semaines. » Il avait du toucher son père au vif puisqu’il lâcha un nouveau soupir, mais de renoncement cette fois-ci. « Elle a des recommandations ? Et tu la sort d’où ? » demanda l'homme suspicieux et inquiet. « Elle n’a pas de recommandations, je ne vais pas te mentir. Mais elle cherche un travail, elle en a vraiment besoin, et ça tombe bien puisque nous, nous avons vraiment besoin d’une serveuse. Je suis sûre qu’elle va assurer ! Elle a l’air réglo cette fille, et elle ne nous causera aucun tort, tu n'as qu'à la prendre à l’essai quelque jours, et ensuite… » « Et encore une qui te plait. » « PAPA ! » Je ne comprenais pas très bien tout ce qui se déroulait sous mes yeux, mais si ce Al pouvait me trouver du travail avec la camionnette à la crevette, c’était cool. « Je vous écoute, me dit son père. Pourquoi devrais-je vous embaucher ? » Pourquoi devrait-il m’embaucher ? je ne sais pas pourquoi il devrait. « J’aime bien les crevettes. Et je suis pro. » dis-je en pointant la camionnette fatiguée du doigt. Le garçon serra ses lèvres pour camoufler un rire et le père leva les yeux au ciel d'indignation. « Vous me fatiguez tous les deux… » Il se gratta le front et désigna la halle aux poissons. « Quinze jours. Tu as quinze jours pour me prouver que j’ai pas fait d’erreur. Vous allez me charger ma commande pour commencer. Tous les deux. Et grouillez-vous, on a un service à préparer. » Donc c’était bon ? J’allais travailler avec la crevette ? Visiblement, oui. Le garçon me poussa dans le dos pour que j’avance plus vite vers la halle aux poissons. « Je suis trop fort ! Tu pourrais me remercier quand même. Non, je plaisante, je parle toujours trop vite… Désolé. Au fait, je m'appelle Al. » « Merci Al. » Je ne savais pas quoi répondre de plus, alors nous nous chargeâmes simplement de ranger les caisses de fruits de mer dans la camionnette.
2018 – « Un grand plateau Royal Al ! Bouge-toi ! » « On voit qui mène la barque ici... » Persifla le père de Al qui m’aidait volontiers à le chambrer. J’adorais travailler dans le restaurant de la crevette et j’avais même pu y rester. Patrick, le père de Al, m’appelait « ma petite ». Je pense qu’il m’aime bien. Bien sûr, lorsqu’il avait voulu me faire signer les documents nécessaires à l’obtention de mon contrat de travail, il avait tiqué un peu. Je n’avais aucun document d’identité, tous étaient gardés au foyer pour enfant, au vietnam. Je n'avais pas eu d'autre choix que de lui expliquer d'où je venais et soyons franc, j'ai failli gagner un aller simple pour ma terre natale. A grand coups de paroles raisonnées de la part de Al -et de moi-même, Patrick n'alerta pas les autorités. En fait, il était d'accord pour que je continue d'exercer ici seulement si je devenais une vraie citoyenne américaine. Pour cela, j'allais avoir un sacré boulot à abattre. Cette pensée me serrait le cœur, parfois. J’avais l’impression de ne plus être vraiment moi, dépossédée de tout ce qui faisait que j'étais Dao Ho. D’un autre côté, j'étais reconnaissante au père de Al, sans lui, si on me retrouvait, je serrai surement dans de beaux draps. Lorsque je montais dans ma chambre au-dessus du restaurant le soir et que je voyais mon lapin en peluche et la photo de mes parents, je réalisais que mon identité ne tenait pas à quelques bouts de papiers plastifiés. J’étais Dao, ma petite, Jordan ou « Jiji » ici. C’est Al qui m’avait trouvé ce prénom. Il m’avait dit qu’un prénom à consonance américaine m’aiderait surement à m’intégrer ou du moins passer inaperçue. Je l’avais écoutée et depuis j’étais connue comme étant Jiji. Jiji la crevette. J'étais tout cela à la fois. Ces deux personnes m’ont surement sauvé la vie, elles aussi. Je ne sais pas de quoi demain sera fait, mais j’avance doucement. Je n’aspire qu’à la paix et à revoir un jour mes parents. Là dessus, je n'ai pas idée d'où commencer mes recherches. Dans un premier temps, il va me falloir obtenir la nationalité américaine.