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L'écriture est ronde, mais les courbes semblent avoir été tracées par une main tremblante. A la date d'écriture, l'auteur approche les quatre-vingt-dix ans.
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Et nous voilà rendu. La fin de la route. Le terminus. L'arrivée du marathon qui commence le jour de notre naissance. Et alors que j'écris ces mots, le stylo glissant sur la feuille (oui, j'écris encore avec un stylo et une feuille, on pourrait me considérer comme vieux jeu), je me pose la question qui m'a taraudé ces dernières années. Quand on en vient à coucher sa vie par écrit, que ce soit pour en faire une autobiographie, pour son plaisir personnel ou pour un héritage quelconque, que faut-il coucher par écrit? Qu'est-ce qui doit être rappelé et qu'est-ce qui peut être oublié? Comment un vieillard pourrait-il se rappeler tout ce qu'il a vécu? Faut-il jeter à la trappe les mauvais souvenirs, ceux dont on a honte, ceux qui nous terrifient toujours? Au contraire, je pense qu'il faut être le plus honnête, parce que ce sont toutes ces expériences qui font de nous qui nous sommes. Et plutôt que m'étendre sur ce sujet, je ferais mieux de commencer mon récit rapidement et par le commencement.
De la collusion de deux personnes et de la naissance d'une troisième.Avant de parler de ma propre existence, il convient de discuter de comment j'en suis arriver à exister. A l'époque où j'ai été conçu, mon père venait d'avoir trente ans et avait à peine fondé sa petite boite de menuiserie à Baton-Rouge. Il faisait déjà partie d'une ONG et n'en était plus à son premier voyage humanitaire. Ma mère, elle, était une écrivaine en devenir, dernière fille d'une famille assez aisée. Au premier coup d'œil, tout semblait les opposer. C'est peut-être ça qui les a rapproché, cette façon que l'univers avait de dire qu'ils n'étaient pas compatibles. Est-ce que c'était le grand amour? Ca l'a été pendant un temps, un temps suffisamment long pour leur permettre de voyager, de concevoir un enfant et d'envisager de l'élever ensemble. Mon père aimait me charrier en me disant que j'avais été conçu au cours d'un voyage en Inde, tandis que ma mère s'offusquait toujours de cela et préférait penser que cela datait de leur voyage en Egypte qui avait suivi. Et c'est ainsi qu'à peu près neuf mois (plus ou moins faciles) plus tard, ma tête apparaissait soudainement sur les premières photos aux côtés de celui de ma mère, épuisée par le travail, et de mon père, exténué d'angoisse et de bonheur. Tom Abberline était entré dans leur vie, et si je ne me vante pas d'avoir laissé une trace importante dans le monde, j'aime à penser que j'y ai bien vécu.
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Les traces de ratures semblent indiquer que l'auteur souhaitait rajouter autre chose, mais qu'il s'est ravisé.*
D'une enfance simpleOn pourra dire ce qu'on veut de la mémoire et des souvenirs, mais il est difficile (et rare) de se souvenir de quelque chose qui s'est déroulé avant ses six ans. On pourra prétendre se souvenir de quelque chose à l'aide de photos ou de vidéos, mais ce ne sera toujours qu'une impression floue et vague. Il me semble inutile de parcourir les premières années de ma vie ainsi, à part en précisant que j'ai été bien élevé, dans un foyer heureux, malgré mon père régulièrement absent pour le compte de l'ONG, et que malgré ce qui s'est passé ensuite, rien ne pourra retirer ce sentiment de bonheur et de protection qu'il me reste de cette période. Ainsi, mes premiers souvenirs remontent à mes six ans. Evidemment, ils restent plus vagues que les souvenirs récents, mais il est possible de former une suite d'évènements cohérents et logiques.
Donc, quoi dire sur mon enfance ? Elle fut relativement normale et d'une tristesse navrante à narrer. Je fus un de ces enfants légèrement au-dessus de la moyenne mais qui fit tout pour rester discret. J'aimais me plonger dans des livres et des fresques épiques où les actions d'un seul homme pouvait changer le cours de ces mondes hauts en couleurs. Je me rappelle des heures que j'ai passé avec trois ou quatre amis autour d'une table, à incarner une troupe hétéroclite de mages, de soldats et autres gobelins, ou à se plonger dans l'univers sombre de Vampires ou d'anciens dieux à nous rendre fous (c'est toujours resté une de mes passions, même si peu de gens le savent) et je me rappelle aussi des nuits où on voyait mon père partir ou revenir.
Mon entrée dans l'adolescence ne fut marqué par aucun événement notable, à part les éruptions cutanées que tous les adolescents redoutent. Je n'ai jamais été un garçon plus populaire que ça, que ce soit en général ou avec les filles. Cependant ce serait mentir de dire que je n'avais pas d'amis ou de chances avec les filles (et je crois que c'est un zeugma). En revanche, la fin de mon adolescence a été marqué par deux événements. Tout d'abord, mes parents se sont séparés, à cause des absences répétées de mon père (que je concevais justifiées, même si j'avais du mal à réaliser ce qu'il faisait) et parce que ma mère avait réussi à publier un nouveau livre qui s'était plutôt bien vendu. En soit, ce n'était rien, mais elle a du penser qu'avec ce qu'elle avait accumulé avec le temps, elle pouvait vivre de son côté. De plus, et je l'ai appris plus tard, leur couple n'avait jamais fini de fusionner. Finalement, il était resté deux jeunes adultes amoureux, mais mon arrivée n'avait pas pleinement solidifié leur relation. Une fois que je fus assez vieux, les brèches qu'ils avaient conservé se fracturèrent complètement.
D'une rencontre Le deuxième événement qui marqua la fin de mon adolescence fut ma rencontre avec Violet. Aujourd'hui, ça parait presque normal, mais à l'époque il était difficilement concevable de rencontrer quelqu'un par internet et de s'y attacher à ce point. Pendant un an, on a discuté par écran interposé. C'était l'année de mes dix-huit ans. Il est étrange de dire ce que je ressentais pour elle. Sans jamais l'avoir rencontré pour de vrai, j'éprouvais pour elle une sorte de désir, et j'imagine que je l'idéalisais un peu. Mais elle était si différente de toutes les filles que je croisais ailleurs : plus réelle, comme si le fait de parler par ce moyen nous enlevait les masques. Et il allait sans dire que si nous ne nous étions pas rencontrés de cette façon, nous n'aurions sans doute jamais connu tout ça. Même après tout ce qui s'est passé, je suis heureux d'avoir vécu cette année-là. Peut-être parce que c'était la première année où j'ai véritablement vécu. C'était... comme une âme soeur, au moment où on l'attend le moins. Et à dix-sept ans, c'est le type de relation qu'on a du mal à quantifier.
Evidemment, nous avons fini par nous rencontrer. Elle était venue me rendre visite à Bâton-Rouge, un peu avant la fin de l'année scolaire. Les premiers regards et les premiers mots étaient hésitants, mais qui aurait pu nous en vouloir? Après tout, nous nous parlions depuis un an et nous brisions le mur qui nous séparait et... on aurait pu répéter la scène une centaine de fois dans notre coin, mais rien n'aurait été comme on l'attendait. La vertu m'interdit de raconter explicitement tout ce qui s'est passé, mais il convient de dire que nous avons passé beaucoup de temps en sueur à la belle étoile. Mais je ne crois pas que c'était uniquement pour le sexe et le plaisir charnel. Il y avait une proximité et une intimité étrange et passionnelle qui se dégageaient de nos échanges. Evidemment, il a bien fallu que ce séjour se termine, et je me rappelle du sentiment de sérénité que je ressentais en sa présence, et la tristesse fataliste qui m'envahit lorsqu'elle repartit.
Mais ce qui est étrange, c'est qu'un peu après son départ, elle disparut, sans un mot, sans une explication, sans ride dans l'eau. Pendant un moment, je me suis dis qu'elle était sans doute occupée, mais au fur et à mesure, je dus me rendre à l'évidence (du moins ce que je pensais vrai) et qu'elle était passée à autre chose une fois son affaire fait ici. Après cela, je vivais de manière morose, et lorsque mon père l'a remarqué, il m'a proposé de l'accompagner en Afrique pendant l'été. Sans vraiment y réfléchir, mais surtout pour me changer les idées, j'acceptais.
De l'humanitaire et du voyage d'un jeune hommeCe voyage représente sans doute ce qui m'a le plus fait grandir en tant que personne. Cet été-là, j'ai donc accompagné mon père dans son voyage. D'un certain point de vue, un voyage humanitaire dans une région touchée par la famine n'était surement pas la meilleure façon de réparer une peine de coeur. Mais à vrai dire, tout est passé au second plan là-bas quand, dans un village, une petite fille d'une dizaine d'année s'est approchée de nous, affamée, presque anorexique, avec un petit frère, et apparemment plus de parents. Encore aujourd'hui, il m'arrive de revoir cette scène dans mon esprit, et il est difficile d'expliquer pourquoi elle m'a autant marqué. Peut-être que je me suis rendu compte que le monde ne tournait pas autour d'un seul pays, même si tout le monde le présente comme le meilleur. Après ces quelques semaines passées là-bas, j'ai annoncé à mon père que je passerai quelques années à l'étranger et j'ai eu la chance de pouvoir faire mes quatre premières années d'université à l'étranger.
Ma première destination fut l'Angleterre, où j'étudiais à l'Imperial College. Puis ce fut la France, la Suède et l'Allemagne. Il n'y a pas grand chose à dire de ces quelques années, puisque je me concentrais surtout sur mes études. Bien évidemment, je réservais toujours du temps pour pouvoir découvrir le pays dans lequel je me trouvais et sa culture. Au bout de ces quatre années, il y avait eu de belles rencontres, et plus d'un coup d'un soir, mais c'était toujours sans arrière-pensée et dans un but de détente. Je ne cherchais pas une personne pour m'accompagner, mais des bras et un corps chaud pour accompagner les nuits froides.
Finalement, à mon retour, j'ai fait les démarches nécessaires pour pouvoir entrer à Harvard en cinquième année, et je crois que mes parents n'y croyaient pas complètement. Effectivement, je venais de passer quatre années dans des universités assez bonnes, mais pour eux, Harvard gardait ce statut prestigieux. Alors, lorsque je fus pris, ils en restèrent (si je peux me permettre) sur le cul. Mon père m'a accueilli et je crois que c'est la première fois que ma belle-mère, lui et moi sommes restés debout jusqu'au bout de la nuit, à raconter tout et n'importe quoi autour d'un long repas. Ma mère est même venu me rendre visite dans le nouvel petit appartement et elle est restée quelques jours avant de repartir dans sa vie de voyageuse.
Harvard possède effectivement cette atmosphère si particulière et est rempli de personnalités différentes et brillantes. Il y a tant à dire sur cette période que ça devra sans doute attendre demain. Je me sens fatigué ce soir, et je crois qu'il me faudra toute l'énergie possible pour parler des rencontres, des retrouvailles, des rivalités et de tout ce qui fit le charme de ce temps.
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C'est la seule feuille de ce genre écrite par T.Z. Abberline, qui rendit son dernier soupir dans la nuit qui suivit. Ce fut une des choses qui furent glissés dans l'héritage qu'il légua à ses enfants et petits-enfants.