Une chambre jaune, ternie par la lueur d'un jour pluvieux. Un espace restreint, qui semblait pourtant immense. Etendue sur son lit, je regardais les gouttes d'eau qui se cognaient contre la fenêtre, serrée contre son cœur, réglé comme un métronome. Le silence remplissait la pièce, nous n'avions besoin de rien de plus qu'un regard ou d'une étreinte. Il était tard, et pourtant, c'était comme si cette journée n'avait durée qu'une dizaine de minutes. Je me décollais d'elle, un brin mélancolique. Je me devais de briser ce silence cérémonial pour lui dire ce que je ressentais. Cela faisait des mois que je fréquentais cette fille. Des mois que j'avais envie de lui hurler une multitude de belles choses, que seuls les grands poètes avaient le secret. J'aurai pu composr une symphonie si je connaissais la musique. Ca faisait des semaines que je torturais le crâne, que je griffonais des feuilles entières de mots qui ne voulaient plus rien dire. Comment expliquer ces choses confuses et irrationnelles que nous dicte le cœur ? Comment lui décrire cette sensation que j'ai, dès qu'elle est près de moi ? Comment lui dire que, putain ce qu'elle est belle, avec son regard noisette et son sourire parfait ? Qu'elle me rend complètement dingue, obsessionnelle, que je fond devant elle, qu'elle me fait perdre mes moyens quoi qu'elle fasse ? Elle se levait de son lit à son tour, sentant l'heure de l'au revoir avorter notre plénitude, et sans un mot. Elle s'approchait doucement et saisissait ma main, tandis que mon cœur faiblissait un instant.
« C'est dommage que tu partes déjà... »« Je sais, et le pire dans tout ça, c'est que j'en ai pas envie, tu sais ? »« Moi non plus, j'ai pas envie que tu partes. Parce qu'après, tu me manques. »A ces mots, mon rythme cardiaque s'emballait. Je n'avais pas le temps de réagir qu'elle venait m'embrasser comme jamais personne n'avait pris rendez-vous avec mes lèvres. A la fois avec tendresse et une passion dévorante, un cri du cœur que les mots n'ont pas su exprimer. Je n'avais désormais plus à avoir peur, j'avais le droit de l'aimer et de le lui dire.
« Je suis amoureuse de toi.. Je le suis depuis le premier jour où tout à commencé entre nous. C'est une folie, je le sais. J'ai aucune explication sur ce que t'as su me faire pour me rendre autant accro à toi, comme d'autres le sont à la drogue. T'es ma dope à moi, j'peux pas faire pire comme déclaration, et j'peux pas faire mieux sans mettre des années. Et j'veux pas perdre plus de temps. »Elle m'écoutait, assez étonnée que je lui balance tout ça dans la gueule sans prendre la moindre seconde de réflexion. J'avais lâché ma bombe et maintenant, j'avais peur de me la reprendre dans la face. Et elle resta silencieuse un moment, stoïque. Ce moment me paraissait des heures, alors qu'en réalité, pas deux minutes s'étaient écoulées.
« Toi aussi, t'as eu peur de balancer tes sentiments, alors ? Parce que merde, j'compte plus le nombre de messages que j'ai voulu t'envoyer et que j'ai finalement effacés. »Elle se mit alors à rire, ce qui était assez déconcertant, et à la fois communicatif. On a rit avant de s'enlacer, puis elle a saisit ma main pour m'entraîner avec elle vers le rez-de-chaussée, où sa belle-mère se trouvait déjà, face à son père. Je sentais le regard perçant de cette grande blonde dans son tailleur trop serré, alors que son père venait taper à mon épaule.
« Il fait mauvais temps dehors, tu ne veux pas rester ici cette nuit ? J'appelle ta mère pour la prévenir que je te ramène demain matin. »« C'est très gentil à vous de proposer. Mais je ne veux pas abuser de votre hospitalité. »Il insista, sous le regard désabusé de sa copine, et devant l'air heureux de sa fille, il lui lançait un clin d'oeil.
« Je compte sur vous pour être sages, bien entendu. »Un sourire légèrement gêné venait orner mon visage qui se cachait sous les manches de ma veste. C'était assez impressionnant de passer la nuit là-bas pour la première fois. Et le pire, c'est que j'avais déjà hâte de vivre une nouvelle nuit à ses côtés, au creux de ses bras, à m'imprégner de son odeur, à me détacher de la réalité. Je lançais un regard dans sa direction et je voyais son sourire grandir encore plus qu'à l'accoutumée.
« T'inquiète pas pour ça, p'pa. On est toujours très sages. Comme toi et Nina, n'est-ce pas ? »Cependant, en posant son regard vers sa belle-mère, son sourire changeait. Il était plus pervers et moins agréable. Plutôt provocateur, je dirais. Ca semble être une relation très tendue entre les deux femmes, et je vais certainement plaindre celui que je devrais considérer comme mon beau-père. D'ailleurs, celui-ci nous entrainait à retourner à l'étage pour éviter que les tensions ne viennent entraver la bonne humeur ambiante. Je suivais alors Kim, qui était tendue.
« Désolée, j'peux pas la voir en peinture cette pétasse. C'est de sa faute si j'ai perdu ma mère. Heureusement, elle est pas là tous les soirs, sinon j'aurai fugué chez toi quelques fois. »Elle tentait de sourire, même si je sentais bien que c'était une sorte d'appel à l'aide. Je venais alors face à elle et j'attrapais son visage du bout de mes doigts, puis je venais l'embrasser en douceur, avant de chuchoter :
« Je suis là, ne t'en fais pas... »Puis je caressais ses joues en souriant. Je voulais la rassurer, l'apaiser, voir en elle un éclat de joie. Je savais que sa mère était morte, désormais j'en connaissais la raison. J'imagine donc à quel point c'est dur pour elle de se dire que parfois, elle est obligée de supporter la présence de cette fille. Du haut de ses dix-sept ans, Kim avait une vie assez compliquée.
Sa mère s'est suicidée quand elle a su que son mari avait eu une relation extra-conjugale avec Nina. Elle était déjà dépressive suite à la mort du frère de Kim, dans un accident de voiture. Le père de Kim dit que c'est cette tragédie qui a décanté toutes ces choses négatives dans la vie de sa fille. Il essaie tant bien que mal de sortir sa fille de ses problèmes, mais avec Nina dans les parages, elle s'enferme d'autant plus qu'elle n'en sort. Kim dit qu'elle rêve de pouvoir s'éloigner de cette vie de merde qui lui colle à la peau, qu'elle ne veut plus entendre parler de ces démons qui la dévorent. Et moi, je suis là, à écouter toutes ces choses qui la rendent dingue. Le lycée, Nina, son psy, les mecs qui la sifflent dans la rue, les mecs qui me sifflent dans la rue, le prix des clopes qui augmente, son dealer qui s'est fait choper par la BAC... Elle s'allume une clope et respire un grand coup. Elle a vidé son sac, et moi, je suis un peu mal à l'aise. Je ne savais pas que la femme que j'aimais était un être si complexe et torturé par les évenements de sa vie. Bizarrement, ça m'apprenait à cesser de me plaindre pour des trucs complètement futiles, comme les grèves de bus, ou les gens qui répondent pas au téléphone. Une belle leçon de morale en douceur, finalement.
La soirée était tendue, mais Nina a finalement préféré rentrer chez elle, alors l'ambiance est vite retombée. C'était notre première nuit. D'une longue lignée. Mais tout ça, c'est bien loin maintenant. De simples souvenirs, ternis par les regrets et le temps passé. Seule dans mon studio, devant ma tasse de café, les yeux encore bouffis par l'insomnie, je parcours mes souvenirs à ses côtés. Ca fait longtemps, désormais. Elle a dû recommencer sa vie, ailleurs, plus heureuse qu'elle ne l'a été avec moi. Elle a laissé une grosse balafre à mon cœur, que seules mes pensées déchirantes arrivent à recouvrir. C'était la première nuit d'une longue lignée bien trop courte à mon goût.
De nos dix-sept à nos vingt ans. Trois belles années qui se sont envolées d'un coup, comme le claquement d'un flingue dans une rue vide. Comme ça, du jour au lendemain, sans plus d'explications. Elle est sortie de ma vie de la même façon qu'elle y est entrée. De façon inattendue. Peut-être même sur un coup de tête, finalement. Peut-être qu'elle reviendra, ou peut-être qu'elle m'a complètement oubliée, qu'en sais-je. Mais voilà trois ans que j'espère qu'elle va à nouveau franchir la porte, ou bien qu'elle va m'appeler en disant qu'elle va revenir, qu'elle avait besoin de recul, de voir d'autres choses. Trois ans que j'ai complètement perdu le contrôle de ma vie. Trois ans que je ne sais plus comment gérer la situation, si je dois demander à son père comment elle va ou si je dois entièrement lâcher cette corde que personne d'autre ne tient. Mes potes me disent que ça ne sert à rien de m'accrocher de cette façon face à une utopie. Savent-ils ce que c'est, cette impression viscérale, d'avoir connu l'amour de sa vie et de l'avoir perdu sans aucune raison ? Connaissent-ils la sensation d'être vide, incomplet, sans cette présence qui nous donne un sens ? J'en doute. Jenny ne connait que les relations qui ne dépassent pas les trois mois avec des mecs qui la prennent pour une conne. Dimitri, lui, n'ose pas avouer qu'il est homosexuel et donc, n'a jamais tenté quoi que ce soit avec quelqu'un. Et Ludivine enchaîne les relations sans lendemain, en dépit de sa réputation peu glorieuse. Ma mère, aussi cool soit-elle, n'en parlons pas. Elle est à son second divorce, donc c'est pas trop son fort. Je suis entourée de gens dignes d'une comédie romantique de seconde zone, ou d'une série B, ou pire encore, des Feux de l'amour.
Le pire, c'est qu'elle était venue à Cambridge avec moi il y a cinq ans. Elle m'avait suivie, même si elle n'avait pas eu la chance d'être admise sur le campus. Elle avait trouvé un boulot qui nous permettait la tranquillité d'un cocon d'amour. Et là, je suis seule, dans un studio de la résidence étudiante, à combler ma solitude quand je le peux, à la manière de Jenny ou de Ludivine. Je fais la fête et j'essaie de m'en sortir, de sortir Kim de ma tête et qui sait, peut-être aimer quelqu'un à nouveau, sans la peur de souffrir.