BABY MENDOZA ► giza lagarce

“Babette !” Tu grimaces. Tu as l’impression d’être une grand-mère de quatre-vingt ans quand elle t’appelle par ce prénom. Tu lui tires la langue et ta mère prend un ton plus sévère. “Tiens toi bien. Tu te redresses et la porte s’ouvre. Du haut de ses un mètre vingt, le Prince d’Espagne traverse la pièce solennellement accompagné d’un des conseillers du Roi. Ta mère reste en retrait tout en le saluant cérémonieusement. Et avant de disparaître par la deuxième porte, le Prince se retourne vers toi, malicieux. “Tu viens ?” Il s’échappe en cours et tu te précipites vers la sortie pour le rattraper avant que ta mère ne puisse contester. Tu as six ans, un peu moins que le Prince. Tu as grandi au palais, sans vraiment y être. Tu n’as rien de l’élite, ni de la royauté. Tu es juste née alors que ta mère était une des femmes de ménage du palais. Tu as grandi dans une de ces centaines de chambres réservées au personnel, dans une des ailes du bâtiment. Et tu as adoré ça autant que tu l’as détesté. Enfant, tu as pu grandir insouciante, sans réaliser ta condition. Tu n’étais qu’une mioche avec un terrain de jeu gigantesque, et un des compagnons de jeu les plus fidèles : le Prince. Vous avez grandi ensemble. Il a été le cobaye de tes premières expériences : la joie de le trouver après une interminable partie de cache-cache, la peur parfois, et même de quelques baisers enfantins. Il était tout pour toi, ton meilleur ami. Jusqu'à ce qu’il disparaisse. Adolescente, du jour au lendemain, ton monde s’est effondré. Tu l’as attendu sans vraiment croire à toutes ces rumeurs. Tu t’es dit que c’était impossible, qu'il ne pouvait pas partir dans l’armée aussi rapidement. Et tu l’as attendu toute la journée, il n’est jamais venu.

“Babette !” Tu te crispes chaque fois que tu entends ce prénom, mais tu parviens à afficher un sourire forcé sur ton visage. Juan accourt vers toi en te lançant le ballon. Plus fort que d’habitude, tu peux sentir dans l’air sa rancoeur. “Coach a dit que tu t’étais faite repérer ? L’université de Madrid ?” Tu hausses les épaules, tu n’as pas envie de lui parler de ça. Tu as déménagé environ un an après le départ du Prince après une dispute avec ta mère. Tu as rejoint ton père et tu as intégré un nouveau lycée. “Des américains.” Tu n’as pas envie de lui dire que c'est l’une des écoles les plus prestigieuses qui t’a proposé une bourse pour intégrer leur équipe de basket-ball. Tu n’as pas envie de lui dire que c’est l’opportunité de ta vie et que tu ne peux pas dire non à Harvard. Tu lui renvois la balle. “Ah ouais, t’es prête à trahir ton pays, toi. Moi j’aurais jamais accepté !” C’est à son tour d’envoyer le ballon, tu te sens attaquée par sa passe. “Sauf que toi, tu n’as pas été repéré.” Touché. Tu tires du milieu de terrain et tu marques. Un élève de seconde assis dans les gradins t’applaudit. La balle continue de rebondir jusqu'à s’arrêter contre le mur. Juan la récupère et quitte le terrain sans même te dire au revoir. Tu te sens soudainement seule, abandonnée par tes amis qui t’ignorent au lieu d’être ravi par cette nouvelle. Il n’y a que ton père qui te soutient. Mais peu importe. C’est peut-être ton pays qui t’a trahi quand il a enlevé ton meilleur ami. T’as pas arrêté de penser à lui, tu t’es démené en espérant qu’un jour il soit fier de toi, peu importe où il est. Et puis, c’est toi qui t’es battue pour obtenir les meilleurs résultats. C’est toi qui a passé tes week-ends à suer jusqu'à atteindre le niveau que tu as. Ça n’a rien à voir avec la chance.

“Babette !” Tu tires la langue. “M’appelle pas comme ça, papa !” Tu as ton sac à dos sur l’épaule, ta valise est déjà partie en soute. “Tu me manques déjà.” Tu grimaces mais au fond ça te touche. Ton père a les larmes aux yeux, une a déjà coulé pour s’échouer contre sa moustache. Tu regardes le terminal qui s’affiche sur l'écran, direction Boston. Tu attrapes ton téléphone dans ta poche, pour envoyer un dernier message. Hey, on s’est pas parlé depuis longtemps. Je sais même pas si c’est encore ton numéro de téléphone. Mais j’espère qu’on se reverra un jour, même si je pars étudier aux Etats-Unis. Love you petit Prince. Tu as embrassé une dernière fois ton père et tu es allé scanner ton billet avant de traverser le couloir métallique et enfin t'asseoir dans l'avion. Plus de retour en arrière maintenant.