Santo's first drawing after his arrival in the US due to his particularly harsh split personality's crises, now exposed in some art gallery on the 5th avenue La pièce avait été volontairement obscurcie, probablement pour qu’y soit matérialisée la peine de ses patients. Il croyait dur comme fer en l'avènement d'une guérison par l'extériorisation itérative des névroses. Par la parole. Par la vue. Par tout ce qu’il savait d’expressif. Au mur, quelques tableaux aux couleurs chatoyantes pour laisser planer un savoureux contraste. «
Monsieur Calabrese ? » dit-il d’une voix outrageusement chevrotante. La fragrance d’accalmie dans cette vie endiablée que ces lieux lui offraient vint rassurer l’esprit du lascar qui souriait franchement à ce petit être à lunettes. «
Votre dextérité n'a de limite que votre réputation, Docteur. » Armé de son bloc-notes, presqu’érigé comme bouclier face à l’immense créature qu’il s’apprêtait à recevoir, le psychiatre déglutit. Dans un moment de lucidité, il douta. Cet aplomb de boeuf, ces risettes de hyène, cette approbation verbeuse, tout transpirait la polissonnerie. La pauvre proie qu'il était ne ferait pas le poids si la situation venait à prendre une tournure pour le moins ... inattendue.
Ressaisis toi. Sans laisser transparaitre la moindre de ses inquiétudes, le binoclard s’écarta pour révéler, à travers un conglomérat de dossiers, un chemin à ce patient tant redouté. «
Entrez, je vous prie » La bête s’exécuta. D’un pas lourd et mécanique, elle partit s’avachir sur ce fauteuil au ventre labouré par d'innombrables doléances, grandes abandonnées des âmes égarées qui hantent ces lieux. Dans la foulée, le petit être bigleux s’élança jusqu’à son siège. En un croisement de jambes, il se racla la gorge avant de demander, toujours sur un ton craintif «
Commençons par le commencement, voulez-vous ? » La brute laissa son regard s'amarrer à cette superbement mauvaise reproduction du « Cri » de Munch. Une inspiration. Un sourire qui disparait. Son récit qu’il entame.
« La bestia nel bosco »
« La bête dans les bois »
Il devait mourrir, le crâne bousillé sous la chaussure du père Calabrese. Cette monstruosité qui tourmentait l'esprit de sa torturée épouse devait périr. Oui. Pour sa mère, Santo était un cauchemar devenu irrémédiablement réalité.
Tout fut décidé un soir où les paysans de la petite bourgade de Calabrese, sur le dos de laquelle vivaient une famille bourgeoise du même nom, crevaient la dalle plus que d'ordinaire. Harnachés de fourches et de pioches, les péons s'étaient promis qu'ils souperaient chez les somptueux. Alfonso était descendu à la foire, accompagné de ses deux fils ainés, Ernesto et Giovanni. Restée seule avec les domestiques, Mirela gribouillait une nature morte. Soudain, il vint abîmer le silence qu'elle s'était fabriqué. Là, dans ce boudoir, l'irréparable frappa de plein fouet un destin. Les hurlements. La souffrance. Après quoi, le déshonneur. Un autre vint lui aussi tirer son coup. Puis, un autre. Puis, Alfonso s'interféra. Tous périrent. Tout changea.
Les mois passèrent sans que rien ne soit oublié. En elle, Mirela portait le fruit de cette révolte prolétarienne. Une émeute qui lui avait coûté sa créativité, son amour du grand air, sa bienveillance envers autrui. Enfermée dans ce vaste manoir, elle enfantait un bâtard, un chien galeux qui jamais ne hurlera avec les louveteaux de race pure. Oui, cet enfant serait celui du dégoût, rejeté quelle que soit sa nature. Ernesto voulut l'appeler « Sporcizia »,
saleté. Alfonso voulut l'assassiner de sang froid. Giovanni voulut en faire un esclave. Mirela voulut le laisser vivre, loin d'elle.
L'accouchement fut douloureux pour un bout d'homme aussi délicat. Malgré sa monstruosité, Alfonso ne parvint pas à concrétiser sa morbide décision. Giovanni ne devint pas maître de l'existence de ce gamin. Mirela ne se sépara pas de cette partie d'elle mais, Sporcizia fut le surnom que tous les enfants lui attribuèrent grâce à Ernesto.
Un an plus tard, la petite dernière, Bianca, fit irruption. Cette même année, Mirela se pendit.
A la radio, le nouveau Presidente della Repubblica prônait le « brassage » des classes sociales. Ici, c'était déjà chose faite grâce à la Bande. Des gosses du village aux aînés Calabrese, le groupe était d'une hétérogénéité vectrice de reconnaissance. Chaque année, au prétexte d'une surcharge dans les effectifs, des épreuves d'intégration étaient méticuleusement orchestrées. La difficulté augmentait à chaque nouvel hiver. Cette fois, ça serait pire puisque Sporcizia concourait. Sélectionné à l'issue des deux premiers échelons, il était sur la ligne de départ pour le grand final. Dans la foule, Dina, objet de ses songes les plus interdits. En cette circonstance où le vainqueur serait couronné de valeur, elle lui accorderait enfin un peu de son attention. Il se sentirait exister, appelé par tous ceux qui, depuis toujours, l'insultaient naïvement, applaudi par ces mains qui ne cessaient de lui balancer des cailloux en pleine figure.
A en croire la marmaille organisatrice de ce joyeux bordel, ça serait simple. «
Mes chers amis, bonsoir et bienvenue à l'ultimo ordalia maschile. » scanda Ernesto, chefaillon parmi les écervelés. «
Plus tôt dans la journée, nous avons caché la hâche du vieux Dino dans la grande forêt. Quiconque nous la ramènera avant l'aube sera accepté au sein de la Bande. » Les impatients piétinaient, prêts à s'élancer, intrépides, vers cette légion d'arbres aux ombres menaçantes. Certains grondaient même de hâte. «
Toutefois, vous devez savoir que, cette année, l'épreuve connaîtra une difficulté supplémentaire. » Le jeune orateur scruta le ciel, aussitôt imité par son public. «
Comme vous pouvez le constater, la lune est pleine. Aussi, en tant qu'enfants des montagnes, vous n'êtes pas sans savoir ce que cela signifie ... Il vous faudra l'éviter comme la peste si vous voulez revenir, même sans la hâche. » Les plus candides pouffèrent. L'éviter ?
La bestia. Le fou. L'énervé. Le malin. Cette légende locale à l'appui de laquelle tous les parents parvenaient à coucher leurs marmots. Même l'intrépide portée des Calabrese. Un isolé à la soif de sang anormalement aigüe, ayant pour met favori la chair encore fraîche des innocents. Une légende à laquelle tous croyaient dur comme fer. Santo se demanda s'il n'était pas préférable qu'il tombe cette nuit, d'une virulente étreinte avec la Bestia. Il se tourna vers Dina, qui semblait toute émoustillée à l'idée de voir ces galopins affronter la bête. Diantre, qu'elle serait heureuse de le voir terrasser le monstre. Il baissa pensivement la tête. Bianca. Elle qui avait été blâmée pour le suicide de leur défunte mère. Le seul être qu'il avait jusqu'ici protégé, chéri, aimé et qui, en retour, ne l'avait jamais répudié. L'abandonner ? Quelle ignominie. Il avait désormais pour certitude l'envie de revenir. «
Bon courage à tous. Sauf à Sporcizia. » Le coup d’envoi fut donné. Bêtement, ils rirent d’excitation, tous mordus d’une frénésie, inconscients du danger qu’ils faisaient courir à ces agneaux malavisés. Assoiffés d’aventure, ils s’élancèrent d’abord avec tout ce qu’ils avaient de volonté puis, de leurs êtres maladroits quoique rapides. De leurs petits pieds, ils écrasaient les brindilles, esquivaient d’un saut félin le moindre tronc, faisant fi de l’animosité des branches qui les frappaient plus vivement encore que la crainte de trouver le soit disant monstre avant le trésor.
Contrairement à ses adversaires, Santo connaissait la forêt. Lorsqu’il était raillé, elle était sa confidente, celle au creux de laquelle il venait vomir son chagrin, panser ses maux, guérir son existence. Autre avantage mais, pas des moindres, il connaissait son frère, savait où ce persifleur se plaisait à cacher ce qu’il voulait secret. Sans plus de réflexion, il s’enfonça dans ce qui n’était déjà plus un bois, partie que tout le village surnommait « la forêt noire ». Pour sûr, la végétation y était si dense que les rayons chatoyants d’un Phébus bienveillant n’étaient plus, aux arbres qui la peuple, qu’un lointain souvenir. Ici, en cette obscure contrée, il ne courait plus, ni ne haletait. Avançant sereinement dans cette vorace pénombre, il ne tarda pas à trouver la source de son bonheur prochain. La hâche du vieux Dino. Posée là, tout contre ce vieux chêne vigoureux. Un parfum de victoire enivra cette petite tête brune. Il s’apprêtait à l’attraper quand il entendit un grognement. Guttural. Pénétrant. Hostile mais surtout, bestial. Il se retourna avec adynamie, cherchant craintivement la source de cette nuisance sonore. A mesure qu'il se rapprochait du bruit, il fut en mesure de découvrir le théâtre d'une tragédie qu'il aurait aimé n'avoir jamais à connaître. Le protagoniste y satisfaisait un affreux appétit sexuel, recroquevillé sur une frêle petite personne. C'est dans un halo de lumière que Santo entrevit une ténébreuse toison, de saillantes pattes, un filet de bave sordide et ...
Dio mio.
Bianca. Il ne voyait plus qu'elle. Elle et sa souffrance. Il recula avec parcimonie afin d'aller quérir une quelconque aide quand soudain, le tronc vers lequel il s’était dirigé aveuglément le fit trébucher. Allongé sur son lit de mort, il pouvait ouïr la bête râler de satisfaction. Mais, à l'image d'un soldat touché au flanc laissé pour mort au beau milieu du front, il était fin prêt. Cette chute était ce qu’il avait appris à attendre, ce à quoi tous ceux qui couchaient au village l’avaient habitué : une mort lente et douloureuse.
S'il m'a entendu, il me tuera. Mais, l'horrible individu continua sauvagement ses exactions. Puis, tendrement, absolument, il planta un poignard dans la tendre chair de la petite fille.
Bianca. Couronnée de feuilles mortes, elle avait rouvert les yeux à mesure qu’elle sentait le monstre se rétracter.
Bianca ? Plus courageuse que n’importe quel gamin, elle avait planté ses dents dans le trapèze du colosse. Spontanée, déraisonnable mais, si téméraire. Elle voulait que Santo gagne du temps, qu’il puisse s’enfuir, prendre l'arme émoussée et la sauver du malin. Au lieu de ça, le petit garçon resta là, pétrifié d’admiration sinon d’épouvante. Alors, le meurtrier fit se qu'il faisait de mieux : il poignarda plus ardemment encore la fillette. Etouffant la petite par la gorge, il amena Bianca à la convulsion, elle qui, pendant tout ce temps, avait les yeux rivés sur un frère à la placidité infaillible. Puis, quand tout fut presque fini, Santo se releva.
Il rugit de douleur lorsqu’il réalisa le macabre sort qui avait été réservé à sa protégée. Le visage tordu par l’amertume, le coeur mouillé de chagrin, il n’y avait plus, pour lui, qu’une idée unique, une façon efficace d’honorer la mort de Bianca de ses plus vigoureux efforts : déchaîner la fièvre qui le rongeait depuis bien longtemps. C’est en prenant cette décision, en mettant à la porte sa noblesse d’âme de même que toute gracieuseté que Santo commis l’irréparable. Il sentit tout son corps grincer de fureur. Il ouït ses os mugir de laideur sous le poids de cette abjecte soif de revanche. Il observa sans voir un manteau colère, funeste présage d'une passion vengeresse, engloutir la pureté de ses habituelles actions. Puis, vint la force luciférienne qui lui permit, du bout des doigts, de soulever sans peine l'épaisse hâche. Après quoi, il admit sans comprendre qu'un visage démoniaque avait gobé tout entier son irréprochable minois. Somme logique d'une acerbe transfiguration, il fut pris d'une redoutable fringale qui le guida tout droit jusqu'à sa vigoureuse pitance. Il était sourd aux bruissements d'effroi de sa soeur, aveugle face à la férocité de son adversaire. Avec aplomb et frénésie, il enfonça de toute son agressivité l'arme dans la hanche du malfrat. La chair. Les viscères. L'âme. Tout devait redevenir poussière pour que soit épongée l'horreur.
Prêt à se livrer tout entier en échange de ce chérubin, il hurla de toutes ses forces le nom de sa déjà défunte soeur en même temps qu'il ôtait de l'entaille son arme de bûcheron. Dans l’instant, le violeur et meurtrier cessa. Laissant s’évanouir sa victime encore fumante, il aurait presque pu être dit qu’une minute de lucidité l’eut frappée avant qu’il ne s’enfonce maladroitement dans cette macabre pénombre, rejoindre sa tanière. Santo courut prendre sa place. Tout en lui espérait qu’elle vive. Il n’était qu’optimisme, marque certaine d’un amour furtif. Combien d’affection, de rage, de traits de son enfantine personnalité a t-il laissé dépérir avec elle, cette nuit là. Des heures durant, il s’était accordé de pleurer la mort de cet être cher. Puis, il accepta. Soulevant avec mésaise la carcasse de l’innocence, la hache sous une aisselle mouillée par l’émotion, il fit route jusqu’au village. Tous pâlirent à la vue de ce dont ils s’étaient déjà convaincu. Le petit garçon s’écroula de fatigue. Et avec lui tombèrent les masques de stupeur, dévorés par les cris des plus jeunes qui, bien assez tôt, avertirent les adultes du village. Oui, cette nuit là, les rumeurs devinrent réalité. La Bestia existait. Elle avait un visage, un nom : Santo Calabrese.
« La bestia in te »
« La bête en toi »
De Sporcizia à Assassino, un soupçon de mépris dans une généreuse louchée de frayeur et toute sa peine fut transcendée. Il n'eut plus le droit d'être attablé avec ses pairs, plus le loisir d'être un éphèbe parmi tant d'autres. De concert avec ses larmes arides et son nom fardé, il ne possédait plus qu'un triste devoir, celui de subir sa condition de chien galeux, de tueur de petites filles, digne des plus infâmes infanticides, pour beaucoup, fantasmés, pour le plus terrible d'en eux, à moitié fabulateur. Oui, cette fois, irrémédiablement, il était évincé de tous les coeurs, soustrait à la plus bénigne des sympathies, même à celle des grandes personnes. A son contact, tous étaient transis de haine, d'une aversion sans fin, ni fond. Mais, épouvantable veinard, il avait alors deux amies, fidèles quoiqu'inaptes à combler pleinement un manque abstrus d'affection. L'une était la plus belle des réussites scolaires, motif ampliatif d'une rancoeur déjà courroucée enfouie là, dans le coeur de tous ses petits camarades. La seconde était une chétive agnelle, en amour gourmande quoiqu'on eut pu croire qu'elle fut mise au pain sec et à l'eau, dont il prenait malhabilement soin. Présence salvatrice, il avait dénommé cette petite âme fluette "Bianca". Un nom agrémenté d'une astronomique importance, symbolisé par le fait qu'il avait coutume de partager son souper avec elle et parfois même, sa couche, signe d'une ardente affection.
Un soir, d’ignobles cancres, parmi lesquels, ses frères, vinrent à bout de l’une des rares consolations qu’avait trouvé un Santo encore candide. De leurs petits bras pervers, certains lancèrent les cahiers du prétendu meurtrier dans la voisine rivière, d’autres brûlèrent avec inélégance ses notes les plus précieuses. L’autodafé consommé, ils s’envolèrent drapés d’anonymat, sans laisser de trace, aucune. Rentré dans ce qui n’était déjà plus qu’une niche, prêt à se réfugier dans les pages luxuriantes d’un savoir bien inculqué, Santo rugit de douleur lorsqu’il découvrit le macabre sort qui avait été réservé à son travail, aux années de labeur qui le rapprochait, chaque jour, un peu plus de son indépendance, mère d’une liberté plus encore convoitée que sa cousine, la tranquillité. Une fois de plus, transi par la désolation et l'aigreur, il éveilla sans mal la plus hideuse de ses lubies.
Sorti chercher les malfaiteurs, un couteau suisse sous le coude, il était aisé de deviner que de noirs desseins se profilaient à l'horizon. Puis, il trouva les coupables. En quelques minutes, ce fut la fin de la faim. Le petit bourreau s'assoupit alors pour laisser vivre l'enfant triste. Oh et quel chagrin quand il découvrit qu'une deuxième Bianca venait de renoncer à la vie là, au creux de sa bêtise. Car, dans son emportement, il avait anéanti tout ce qui se trouvait sur son chemin, y compris sa chevrotante compagne et excepté ses frères savamment cachés dans les jupons du père Calabrese. Cette fois, Santo était bel et bien devenu un monstre, sans se douter que son animosité n'avait pas encore atteint l'âge adulte.
« La bestia che sei diventato »
« La bête que tu es devenu »
«
Regardez qui est d’retour » baragouina en vieux patois montagnard le paysan qui s’arrêta concomitamment de labourer. Il avançait. Non loin de là, la p’tite Marzia, devenue couturière du village, regarda passer celui au bras duquel elle rêvait maintenant de s’évader. «
Santo … » Il continuait d’avancer. Là, le vieux Dino faisait son boulot de bûcheron, la bedaine toujours bien en point «
Ciao, Santonino ! » Il poursuivit sa route. Oui, plus de Sporcizia. Par la force des choses, il avait gagné le silence de nombreuses mauvaises langues. Faut dire qu’il était en pleine étude de la médecine générale, là bas, à la ville, chose inconcevable pour la plupart de ces contadins, quoiqu’ils aient tous eu vent du pouvoir que cela conférait à quiconque revenait avec le papelard attestant son aisance en la matière. Ca serait bientôt le cas de Santo et ce, même si l’ombre d’une enfance douloureuse planait sur le quotidien de ce milanais improvisé. A la pressante demande du père Calabrese, les trois fils étaient revenus au bercail. C’est alors que la scission fut flagrante. Si Santo avait intégré avec succès le monde de l'enseignement supérieur, Ernesto et Giovanni étaient restés de riches propriétaires terriens croupissant dans leur château. Mais tous les trois partageaient quelque chose. La haine. Une fièvre colérique les uns envers les autres qu’ils avaient besoin d’extérioriser par une apathie intemporelle de même qu'universelle lorsqu’il s’agissait, pour eux, de répandre leur rogne. «
Tu es en retard, Sporcizia. A quoi bon faire d’interminables études si c’est pour y perdre la notion du temps ? » Cette mâchoire qui n’en finissait pas de danser. Il l’aurait fermée, brouillée, émiettée s’il s’écoutait. Au lieu de ça, il lui lança un noir regard, les naseaux dilatés, les babines compressées. Il s’arrêta. «
Notre père t’attend à l’intérieur. Il souhaite s’entretenir avec toi. » Il pénétra le dit lieu où se trouvait ce promiscuit interlocuteur. Là, il trouva un vieillard tout rabougri, pipe au bec, dégoulinant de sénescence au bout de cette sénile table en chêne. Un nuage de fumée embaumait la pièce, de même qu'un silence amer, révélateur de l’opacité qui caractérisait la relation qu’entretenait les deux hommes. «
Assieds toi, Santo. » Comme un renard dans un poulailler, le jeune homme rodait autour des meubles à vaisselle qui ornait la pièce, faisant mine de redécouvrir chaque fourchette, chaque verre en cristal soigneusement poncé par leurs fidèles domestiques. Domestiques qui, d'un oeil vif, à travers la serrure, observaient la scène. «
Mon bus pour Milan est à 16h15. Viens en au fait, que je ne sois pas contraint d’attendre deux heures supplémentaires dans ce trou à rats. » lança t-il de sous ses bouclettes brunes. Le doyen du domaine baissa timidement le regard, comme pour se mettre à balayer ses souvenirs, à farfouiller dans sa vaste mémoire en quête de la promise révélation. C’est alors qu’il clôt avec faiblesse ses paupières souillées par les âges, comme pour signifier que le moment était venu. Il tira avec vigueur une bouffée de son infect tabac à pipe avant d’évacuer, sous la forme d’une étouffante nuée, l’anxiété que lui causait l’attention que les prunelles ébènes de son fils adoptif lui portait. «
Des années que j’attends ce moment ... » dit-il avant de rouvrir violemment les yeux et de fixer avec jeunesse l’intéressé. Une larmichette vint nettoyer les ridules qui sillonnaient la face du père Calabrese. «
J’espère que tu trouveras la force de pardonner ton vieux paternel pour ce que je m’apprête à t'avouer. ». Il renifla, aspirant sur son passage tout le courage que son âme mourante pouvait détecter. En un battement de cils, il révéla «
Je suis coupable, Santo. Coupable du viol ainsi que du décès tragique de ta soeur, Bianca, ma fille chérie. Je suis au courant de tes meurtres. Je me porte également responsable pour ce que tu es devenu. Je suis vieux, Santo. Je vais bientôt mourir. Je voulais que tu connaisses la vérité avant que je ne trépasse. Je n’implore pas ton pardon, je te demande simplement de me comprendre, fils. » Il faisait froid. Dans tout son corps, l’hiver fit son nid, de même qu’un vide intersidéral qui rongea les dernières parcelles de calme qu’il avait pu faire germer ici, au domaine des Calabrese. «
Elle ressemblait tant à ta mère ... Et j'étais si seul, si aigri. » L'éphèbe se mit à grelotter puis, à trembler pleinement. Les larmes lui montèrent, de même qu’une foule d’ondes de rage balayait toute empathie pour cet être repoussant qui se tenait dans la même pièce que lui. «
Elle n'a pas souffert. J'ai tout fait pour qu'elle ne souffre pas, que je ne souffre plus non plus de la voir tous les jours, à me souvenir de Mirela. » Les voix, toutes les voix étaient venues attiser la fureur du jeune homme, appâter le monstre qui avait élu domicile en lui.
Montre lui Santo, montre lui qui tu es réellement. Montre leur à tous la bête hideuse que tu aspires à devenir. Un pas. «
Santo … » Deux pas. «
Santo ... je t'en prie, dis quelque chose. » La porte et l'animal s’éclipsa avec férocité de la tanière de son épouvantable père adoptif. Là, alors qu’Ernesto avait à faire avec sa marie-couche-toi-là de l’époque, un deuxième drame se produisit alors que le père Calabrese s’affalait, rongé par les remords, le visage enterré sous ses mains meurtrières. Santo revint presqu’aussitôt, déposant la tête maladroitement coupé de Giovanni sur la table de la salle à manger. Il était couvert d'un sang frais, son couteau suisse à la main. Du visage de Santo à ce moment là, on ne retiendra que la joie euphorique qu'il n'arrivait pas à dissimuler. Les domestiques hurlèrent de terreur, Alfonso resta muet de stupeur. Les domestiques s’agitèrent pour s’armer contre l’horrible créature qui leur faisait face, Alfonso resta les bras ballants devant le serpent qu'il avait ouvertement provoqué. «
Maintenant, Alfonso Calabrese, nous sommes presque quittes. Mais, je t’en prie, apprécie le prix de tes actions pour le temps qu’il te reste à vivre. » dit le jeune homme alors qu’il allumait sereinement une clope avec la bougie qui jonchait la cuisinière. «
Aussi, n’hésites pas à admirer le monstre que tu as créé s’en aller gaiement. » Sur ces mots, Santo sautilla comme un enfant jusqu'à la porte principale, scruté par une forêt d’yeux écarquillés, fier de sa première nature morte. «
Oh et une dernière chose : je ne m’arrêterai pas. Je détruirai nos vies jusqu’à que je rejoigne Bianca. » Une seconde fois, la porte et tout fut fini.
Sortant du domaine des Calabrese, ils se rencontrèrent. Des années avaient passées sans que, naturellement, sa beauté ne fane. Elle qui, de sa lumineuse chevelure, avait autrefois éblouie ses noires envies. La seule qui, de sa bouche vermeille, ne lui avait vomit une quelconque insulte au visage puisqu’en somme, elle ne lui avait jamais adressé un mot tendre. Sans éprouver l’ombre d’un doute, il déduit qu’elle était, elle aussi, venu visiter sa famille. Alors qu’ils étaient amenés à se croiser, Santo fut englouti dans l’abîme enivrante de ses iris azurées. Il avait les paluches encore tremblantes, un peu à la manière d’un canon ayant livré son ultime coup de feu. A moins que ce n’eut été la conséquence directe du profond désir qu’il éprouvait pour la somptueuse créature qui n’avait jamais cessé d’hanter ses rêves les plus passionnés.
A ce moment là, Santo n’avait pas encore retrouvé sa personnalité d'écorché vif. Le prédateur vigoureux, aussi clairvoyant que manipulateur, n’avait, sans doute, pas fini sa méprisable besogne. Et c’est sous les traits de ce monstre sanguinaire qu’il ne baissa pas immédiatement les yeux, émoustillé par la vue de la belle et de son charme invétéré. Combien de baisers lui aurait-il donné pour qu’enfin elle daigne s’offrir à lui, combien de poèmes lui aurait-il narré pour qu’enfin, toute entière, elle lui appartienne plus d’une nuit. Et si, hélas, elle n'avait jamais convoité Santo, peut être s'éprendra t-elle du tueur démoniaque qui jamais n’était rassasié ? Derrière son masque d'assassin, il s’imaginait la combler, lui faire oublier la monotonie de la vie quotidienne comme sa simple présence le lui avait permis plus d’une fois. Mais, les voix en décidèrent autrement.
Tu ne la mérites pas. Tu es un buffle. Tu n'as pas le droit aux anges. Ainsi, il n’en fit rien. Sans plus s’attarder sur celle qu’il laissait à nouveau partir, il la croisa. Et sans un regard. Sans un mot. Sans un geste. Sans un regret. Il s’en alla.
* *
*
«
De retour à Milan, j'ai eu droit à un échange universitaire ici, à Harvard, du fait de l'excellence de mes résultats. Et je n'en suis jamais reparti. » Estomaqué par le pain béni que semblait représenter ce nouveau patient, l'universitaire resta silencieux, le temps d'un raclement de gorge. «
Bien, il me semble que j'ai déjà bien assez de matière pour aujourd'hui. » dit-il en se levant, invitant ainsi le fringant gaillard à en faire de même. «
Merci de prendre le temps de vous occuper d'un patient aussi gratiné que moi. » lança le jeune homme alors qu'il avait déjà mis un pied en dehors du cabinet. Il en profita pour donner une poignée de main au petit intellectuel qui déglutit avec crainte tout le long. «
A demain, Santo. Même heure. » A nouveau seul sur les lieux du crime, il relut ses notes avec peu d'espoir :
SUJET : Santo Calabrese, transféré à Harvard pour réhabilitation au sein de la société
FAITS MAJEURS :
- 1993 : naissance après le viol de sa mère, rejeté par ses frères, son père adoptif
- 1995 : naissance de la petite soeur et suicide de la mère : premier choc émotionnel car, c'est lui même qui la trouve pendu dans son boudoir
- De 1993 à 2005 : rejeté par ses pairs du fait de sa naissance et de l'influence de ses frères
- 2005 : viol et meurtre de sa soeur par un inconnu, première apparition de son dédoublement de la personnalité
- De 2005 à 2007 : rejet total par l'ensemble des habitants du village car, accusé du meurtre de sa soeur. Vit reclus dans la grange familial comme un enfant sauvage avec une chèvre, se fait servir ses repas par les domestiques et ne fréquente aucun enfant de son âge.
- 2007 : deuxième apparition de sa seconde personnalité, meurtre de 3 de ses camarades de classe après que ces derniers aient brûlés les devoirs du sujet : l'un par égorgement, l'autre par strangulation et le dernier par 34 coups de poignard dans le thorax. Dans l'emportement, tue sa chèvre par 12 coups de poignard. Les meurtres sont dissimulés en disparition grâce à la corruption gangrenant la police locale.
- De 2007 à 2011 : revient vivre au domaine familial et s'isole dans l'art et notamment, la peinture pour laquelle il développe un véritable attrait
- 2011 : admission en médecine à l'université de Milan, élève studieux et doué de facilité
- 2013 : le père adoptif avoue avoir violé et tué sa propre fille. Troisième apparition de sa seconde personnalité + crise de schizophrénie aigüe : meurtre d'un de ses grands frères, Giovanni, par décapitation.
- 2014 : consultation d'un confrère psychiatre italien révélant tout de lui : information du corps enseignant d'Harvard
- 2015 : transfert de l'étudiant à Harvard au prétexte qu'il a d'excellents résultats mais, a été transféré suite à la demande du corps enseignant du secteur "psychologie" et "neurosciences" de l'université d'Harvard pour réaliser l'étude de son cas et tester sur lui des traitements par la parole et par les gestes
- De 2015 à 2016 : observation du sujet, rien d'anormal hormis des crises aigües de schizophrénie. Intervention d'un agent de police suite à une agression l'ayant poussé à avoir une nouvelle crise de dédoublement de la personnalité meurtrière avant que le drame ne se produise.
- 2017 : le confrère italien avec qui le sujet est toujours en contact parvient à lui conseiller de se livrer à nous à travers la personne du professeur Trevor REEVES, DEBUT DE LA PHASE N°1 DU TRAITEMENT N°1
> Questions subsistant à ce jour :
- Qui est la fille pour qui le sujet éprouve tant de fascination ?
- Il est dit que le corps de la petite n'a jamais été retrouvé : morte ou vivante ?
- Le sujet a t-il plus de deux personnalités ?
- Les crises se déclenchent-elles seulement en cas d'émotions négatives ?
PERSONNALITE NORMALE DU SUJET : plutôt silencieux, observateur, junkie, fêtard, dort très peu, réservé, attentionné, rêveur, débrouillard, d'une hygiène impeccable => A ETUDIER PLUS EN PROFONDEUR
PERSONNALITE N°2 DU SUJET (survenant de manière aléatoire) : très cultivé, d'un QI largement supérieur à la moyenne, violent, agressif, arrogant, vicieux, machiavélique, séducteur, boute-en-train, éloquent, possède une force à la limite du surnaturel, vif et doué en combat (il semblerait que le sujet ait pris des cours d'arts martiaux pendant quelques années d'après notre confrère italien) => TENDANCE PSYCHOPATHIQUE
SCHYZOPHRENIE AIGUE : dit être poussé au meurtre et à faire du mal, se dénigre inlassablement => peut mener à des crises d'angoisse / convulsions / évanouissements
> Job étudiant recommandé pour que le sujet reprenne contact avec autrui