« Il m'a larguée. » C'est la première fois que je le dis à voix haute depuis que c'est arrivé. Le seul fait de prononcer ces mots me fait monter les larmes aux yeux. Le regard de la petite vieille assise à côté de moi me quitte quelques secondes. Mais lorsqu'il revient sur moi, c'est à mon tour de détourner le regard. Le froid de novembre se fait déjà ressentir, alors je resserre mon manteau autour de mon ventre. Soudain, elle me dit que j'ai l'air fatiguée. Ou en manque. Je suis surprise par sa façon de parler, qui est carrément cash alors qu'on ne se connait pas. Mais bon après tout, je lui dévoile ma vie depuis dix bonnes minutes.
« C'est parce que je suis fatiguée et je suis en manque. » Si j'étais elle, je me serais déjà tirée à l'autre bout de la ville.
Elle me regarde, un air soupçonneux sur le visage. Puis elle me pose la question fatidique. Mais je ne suis pas surprise, c’est moi qui ai craché le morceau la première. Alors je lui réponds sereinement.
« Ancienne droguée, oui. J’sais pas trop si on peut appeler ça ancienne, alors que j’ai replongé une fois mardi dernier. » Sa réponse est nette. Pour elle, il est normal de craquer une ou deux fois. Ce qu’elle ne sait pas, c’est que je lâche prise bien trop souvent depuis des années.
« En réalité, je replonge dès qu’un événement désagréable toque à ma porte, donc tous les quatre matins. » Elle paraît sceptique sur le fait que ça arrive souvent, mais j’ai une bonne vie de merde ma vieille. Si t’as besoin de preuves, allons-y. Tu vas pas être déçue du voyage je pense. Elle me demande comment je suis tombée dans la drogue. Ah, on commence avec le plus fun, c’est parti.
« Mon père s’est fait assassiner sous mes yeux quand j’avais treize ans. À partir de là, j’avais plus aucun parent, plus de famille, rien. » Son visage se décompose à la seconde où j’ouvre la bouche. Je pense vraiment qu’elle ne s’attendait pas à un départ sur les chapeaux de roues comme celui-là. Mais moi je continue mon récit désormais bien huilé, sans faire attention.
« Il avait dû sentir quelque chose arriver, parce qu’il avait tout préparé pour moi avant sa mort. Fortune bien planquée, à laquelle j’ai pu toucher le jour de mes dix-huit ans. Lettre, changement d’identité. » Je la vois tiquer sur le changement d’identité, alors je développe un peu.
« mon nom de naissance est Siobhan James, parce que mon père avait voulu que je prenne le nom de ma mère. Une perle aussi celle-là d’ailleurs. Mais on y reviendra un peu plus tard. Bref O’Connell, c’était le nom de famille de la grand-mère de mon père je crois. » Elle paraît un peu chamboulée par toutes ces informations que je lui déverse sur la tête, mais je suis lancée.
« Pour en revenir à la drogue, j’ai dû aller vivre dans les rues de New York, essayer de me faire oublier un peu. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’on m’a droguée sans que je le remarque la première fois. Puis le lendemain, on m’a poussée à le refaire, me sortant l’excuse de “mais souviens-toi comme tu te sentais bien hier soir” bla-bla-bla. » Sa gorge attire mon attention quelques secondes, car je la vois déglutir avec difficulté. Je rigolais pas quand je disais que j’avais une vie de merde, et c’est loin d’être fini.
« C’est aussi ce soir là que j’ai eu le premier rapport de ma vie, d’ailleurs. Non consenti. » Je ne m’attarde pas là-dessus, c’est un sujet dont je n’ai jamais pu parler à personne. Je ne sais pas pourquoi je l’ai évoqué. Je laisse de côté le sujet “prostitution à l’âge de quatorze ans” parce que je crois que je vais l’achever direct.
Un long soupir s’échappe de moi, sans que je tente de le contrôler. Cette petite dame, je viens la voir tous les mercredis à la maison de retraite. Sauf mercredi dernier, et maintenant elle doit comprendre pourquoi. Je l’ai rencontrée un jour alors qu’elle se promenait devant et depuis, je viens toutes les semaines pour l’aider à se balader un peu plus loin. Ça ne me ressemble absolument pas. Et pourtant. Je me gratte entre les sourcils d’une manière gênée et je redresse la tête.
« J’ai étudié à Harvard, tu sais ? De façon très entrecoupée, mais je suis diplômée de là-bas. » Elle fronce les sourcils quand je parle de mon parcours entrecoupé et me demande ce que j’entends par là.
« Très longue histoire. » Elle me presse et m’encourage à faire bref. On va essayer.
« J’ai toujours cru que ma mère était morte dans le tremblement de terre qui a ravagé Los Angeles. Je l’avais accepté depuis longtemps. Pendant ma deuxième année à Harvard, je me suis fait agresser un jour avec ma meilleure amie. Je n’ai pas mis longtemps à le reconnaître. Cette lueur satanique dans les yeux, je savais que je l’avais déjà vue le soir de l’assassinat de mon père. On a réussi à s’en sortir, par je ne sais quel miracle. Et il est parti en taule. » Elle se redresse un peu sur le banc et s’éclaircit la gorge, me demandant quel rapport avec ma mère. J’y viens.
« C’était le petit ami de ma mère. Je l’ai appris plusieurs mois plus tard, au moment où j’ai compris qu’elle était toujours en vie. A l’instant où elle a pointé un flingue sur moi. » Mon estomac se serre, car je suis en train d’évoquer la personne la plus toxique dans ma vie. Celle qui a fait croire à tout le monde qu’elle était morte pour mieux comploter pendant des années, afin de récupérer la fortune de mon père.
J’ai toujours la bile qui monte dans ma gorge lorsque j’évoque cette histoire.
« Son seul but dans la vie c’était de récupérer la fortune de mon père. Par n’importe quel moyen. Y compris le tuer et me tuer derrière. » J’observe son expression et confirme ce qu’elle pense d’un hochement de tête.
« Ouais ouais, elle a un putain de grain. Le pire c’est qu’elle a pris la fuite. Et j’ai été retrouvée, soignée et placée dans un programme de protection de témoin. En l’occurrence j’étais plus la victime, mais bon. J’ai à nouveau du me planquer, mais avec l’aide du FBI cette fois. Ça a duré minimum un an. Alors je te dis pas la gueule de mon entourage quand j’ai refait surface alors qu’ils pensaient tous que j’étais morte. Mais bon, j’ai dû attendre qu’ils réussissent à choper ma génitrice. Et après j’ai pu reprendre une vie aussi normale que de tels événements vous permettent. » Donc loin d’être normale. Mais je n’ai pas besoin de préciser, elle le comprend très bien. Elle l’avait même probablement deviné avant.
Il est possible que ça ne soit pas très sécurisé de raconter ça à une petite vieille. Elle va me faire une crise cardiaque entre les bras, je ne vais rien voir venir. Mais elle me demande comment j'ai réussi à faire face après tout ça. Comment j'ai remonté la pente. Remonter la pente est très exagéré, je me suis contentée de survivre, je pense. Mais je lui réponds honnêtement.
« C'est tout con. J'ai rencontré quelqu'un. » Le visage d'Alexander s'impose dans ma mémoire et mon estomac se contracte un peu plus. La culpabilité et la colère montent rapidement.
« Probablement l'homme que j'ai aimé le plus fort dans ma vie. J'étais complètement étanche à toute forme d'amour avant lui. Il a changé beaucoup de choses pour moi. En réalité, on se connaissait quand on était ados et que j'étais dans la rue. Il m'a sauvée d'une overdose un jour. Bien sûr je l'ai appris que quelques temps après qu'on se soit mis ensemble. Tout ça pour dire que je pense que je lui dois ma vie. » Sa curiosité l'emporte et elle me demande ce qu'il s'est passé. Parce qu'elle sait que je suis amoureuse de Julian, que nous sommes -étions- fiancés.
« J'ai découvert un jour que j'étais stérile à cause des traumatismes de la blessure par balle que ma mère m'a tirée dessus. Sauf qu'un jour, je suis tombée enceinte de lui malgré tout. Comme un miracle. » Je vois rapidement qu'elle se fait des scénarios. Avortement, sûrement. Alors je m'empresse de la corriger.
« J'ai fait une fausse couche. Evidemment. Ça a été trop dur à supporter, je réussissais pas à lui avouer la vérité, j'ai vécu ça comme un échec. Et je voulais pas non plus continuer notre relation avec ce secret. Donc je lui ai sorti l'excuse la plus bidon et je suis partie à New York. » J'étais aussi partie pour travailler pour la Walt Disney Company, et particulièrement sur Les Indestructibles 2. Mais ça, elle le savait déjà.
« J'ai rencontré Julian quelques mois plus tard, mais les plaies étaient encore trop ouvertes. J'ai mis longtemps à m'ouvrir à lui. Et puis un beau jour, j'ai lâché prise et j'suis tombée folle amoureuse de lui. Le bonheur, une relation simple. » La lueur sur mon visage se dissipe. Mes yeux descendent sur mes mains, mes doigts jouent avec la bague de fiançailles qui entoure mon doigt.
« J'ai merdé. J'ai couché avec Alexander il y a quelques semaines. J'pouvais pas garder ça pour moi, donc je l'ai dit à Julian. Et bien évidemment, il m'a larguée. » Cette fois les larmes me montent, et je ne les en empêche pas. Je les laisse même couler librement. Quelques minutes, dans le silence le plus total. La nuit est tombée, mais notre banc est faiblement éclairé par le lampadaire dans notre dos.
Une fois que je me sens mieux, j'essuie mes joues et je me tourne vers ma petite dame. Ses yeux sont fermés et sa tête pend en arrière. Paniquée, je me lève et me met face à elle.
« Flora ? » Pas de réponse. Mon coeur se met à battre super fort tandis que je glisse index et majeur contre son cou pour tester son pouls. Au moment où je touche sa peau, elle ouvre subitement les yeux et hurle un "bouh" digne d'un enfant de cinq ans. Je hurle de peur, puis de rire. Elle se lève, me traitant d'imbécile et je glisse mon bras sous le sien en lui mettant un petit coup d'épaule. Je la raccompagne lentement. Je ne lui ai pas dit que demain, je retourne à Boston. La boule au ventre. La colère vive. Mais je savais pertinemment qu'un jour, cette ville me rappellerait.