◢ HIVER 1992 ◣
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Au mois de décembre, alors que se déchaîne l'effervescence des fêtes qui approchent, que les guirlandes font leur apparition dans les rues de la ville tandis que la neige recouvre le sol d'une épaisse couche blanche, la famille Trevena attendait un heureux événement. Et quel cadeau de Noël ce fut, une naissance! Allongée dans son lit d'hôpital, la jeune Kayla Trevena, les joues rougies par la fatigue et l'afflux du sang pendant l'effort, contemplait avec amour, la petite bouille se trouvant dans la couveuse à ses côtés. Elle trouvait son enfant parfait et avait toujours voulu avoir une fille, la mettre en garde contre la mauvaise influence des garçons, lui apprendre à parler comme une dame. Dans son berceau déjà, elle trouvait sa fille rayonnante; elle était si petite, si fragile qu'un simple coup de vent aurait pu lui briser les os. Elle reconnut son petit bout de nez, tout retroussé comme son papa. La ressemblance était indéniable; ce sourire, ces yeux; ce petit nez. Son mari serait ravi de la découvrir, elle attendait donc son arrivée avec impatience. Il était également à l'hôpital, mais au lieu d'être à ses côtés, il était en salle d'examen et se plaignait d'une douleur lorsqu'on lui appuyait sur le ventre, comme une boule qui ne le quittait plus et le faisait souffrir.
◢ ETE 2002 ◣
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Kayla avait vu sa fille apprendre à marcher, monter sur un vélo, faire fuir les pigeons et même apprendre à tenir une fourchette. Et pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de ressentir un pincement dans le coeur dès qu'elle croisait le regard de sa fille. Un jour, peut être, pourra t-elle comprendre que son père avait été malade, que le jour de sa naissance, les médecins avaient détecté une forme de maladie dégénérative chez son papa.
Mais comment l'expliquer à une enfant de 10 ans?
Tandis qu'elle regardait sa fille d'un oeil, elle observait également son mari; confortablement assis sur le canapé du salon, l'oeil éteint posé sur le journal du jour. Kayla savait que derrière chaque rictus de son mari se cachait la douleur, la peur et la mort.
Bill Trevena les quitta à la fin de l'année 2002, mort dans son sommeil. Lavender pleura des jours entiers, ne comprenant pas comment son papa avait pu s'éteindre aussi vite, comment la vie avait pu lui enlever un de ses deux parents alors qu'elle n'était encore qu'une enfant. La famille Trevena ne comportait désormais que deux membres, qui au fil des années, allaient devoir marcher côté à côté pour surmonter leur chagrin.
◢ ANNEE 2010 ◣
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Les funérailles de Bill Trevena avaient été à l'image de sa vie, sobre et discrète. C'était le genre d'homme qu'on ne remarquait pas dans la rue, ses traits n'avaient rien de particuliers, rien de bien distinctifs. C'était juste ce qu'on appelait "quelqu'un de bien". Après son décès, les voisins de la famille Trevena devinrent prévenants, presque au petits soins pour Kayla, désormais veuve et sa fille. Les fin de mois n'étaient pas toujours faciles et Kayla devait bien souvent jongler entre différentes activités professionnelles afin de faire vivre sa fille, en pleine croissance. Lavender grandissait de jour en jour, Kayla gravait chaque stade de la croissance de sa fille sur un pan de mur de sa maison, spécialement conçu en bois. Lavender prenait des centimètres et ne cessait d'étonner sa mère. Après le décès de Bill, Lavender avait décidé de redoubler d'efforts en classe, elle savait que sa mère avait d'autres soucis à gérer sans pour autant ajouter un échec scolaire. Pourtant, elle semblait avoir perdu la parole. Bien entendu, elle suivait les cours de façon assidue, mais aucun son ne sortait de sa bouche depuis le décès de son père. La petite fille accepta sans rechigner tous les rendez-vous que sa mère l'obligeait à suivre...les médecins appelaient ça "l'acceptation".
Durant cette période, mère et fille apprirent à cohabiter, sans homme à la maison. Kayla ne retrouva jamais d'homme susceptible de remplacer son père; quoique le mot "remplacer" déplaisait fortement à Lavender, qui était persuadée qu'aucun homme au monde ne saurait faire preuve d'autant de gentillesse et d'humilité que son père.
◢ HIVER 2010 ◣
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Lavender a bien grandi, elle a désormais 17 ans. Son père est toujours dans ses pensées, quelque part, dans un coin de sa tête. Après des années de lycée couronnées par le succès, la jeune femme n'arrive pas à imaginer son avenir hors des murs de sa ville natale, Forks. Attachée à son quotidien tranquille et presque réglé comme du papier à musique, Lavender voit la fin de l'année de terminale approcher à grand pas. Pleine d'appréhension, Lavender a toujours su que ce jour arriverait; le jour où elle devrait quitter le cocon, et surtout laisser sa mère vivre seule dans une maison remplie de souvenirs de Bill. Des photos en passant par des vieux vinyles ou d'anciennes lettres, la mémoire de son père était partout; chaque parcelle de la maison respirait son souvenir. Mais sa mère la poussa bientôt à partir lui disant que plus rien de la retenait à Forks, qu'elle avait sa vie à écrire, loin des douloureux souvenirs qui résidaient entre les quatre murs qui l'avaient vu naître.
Plutôt bonne élève en biologie, Lavender se rendit bientôt dans un centre d'orientation, sur les conseils répétés de sa mère.
- Avez-vous déjà pensé à étudier les sciences? lui demanda son conseiller.
Bien sûr qu'elle y avait déjà songé, elle n'attendait que ça pour se lancer dans cette voie. Elle n'avait jamais ressenti autant de hargne, autant de détermination; les sciences étaient exactement ce qu'il lui fallait. Non qu'elle aimait particulièrement ce secteur, mais au fond d'elle, elle ne pouvait s'empêcher de penser que s'il lui était possible de sauver des vies plus tard; elle pourrait ainsi protéger plusieurs familles du deuil et de la souffrance.
Un être humain laisse un trou béant dans nos vies lorsqu'il s'en va, et l'on ne s'en remet jamais totalement.
◢ 2010 ◣
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En 2010, Lavender envoie donc sa candidature dans divers établissements de la région, plutôt réputés pour leur taux de réussite. Mais la plus grande surprise de Lavender ne résida pas dans le fait d'être acceptée dans TOUTES ces universités, mais plutôt dans celui d'avoir réussi à obtenir une bourse pour entrer dans la grande école d'Harvard.
Et quelle ne fut pas la surprise de la jeune (et future) étudiante lorsqu'elle décacheta l'enveloppe de réponse de la grande université Harvard; un "OUI". Lavender ferma les yeux, relut la lettre plusieurs fois et se laissa tomber sur une chaise, dans la cuisine. Elle avait réussi, là où tant d'autres avaient échoué; malgré les épreuves, malgré les doutes, malgré les privations, Lavender Joan Trevena, fille unique et sans père, allait partir étudier avec les plus grands, à Harvard.
◢ 2011 ◣
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Lavender intègre officiellement la prestigieuse université, section biologie. Sa capacité à nouer des relations facilement lui permet de s'y sentir à l'aise. Elle rencontre bon nombre d'étudiants formidables, perdus dans le lot des "filles à papa" ou des fêtards invétérés. Elle intègre la maison des Quincy et fait la connaissance des membres de la confrérie qui deviennent rapidement pour elle une deuxième famille. Toujours prête à aider ou à prêter main forte en cas de besoin, elle l'a prouvé à plusieurs reprises pendant son passage à Harvard multipliant les voyages humanitaires ou soutien aux œuvres caritatives locales. Contrairement à la logique des Eliot, Lavender était persuadée que son engagement valait au moins autant, sinon plus, que leur porte-feuille.
◢ JANVIER 2013 ◣
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Lorsque la bombe a explosé, Lavender se trouvait dans le Transept. Il faisait beau ce jour-là et elle traversait le bâtiment pour se rendre à la bibliothèque. La déflagration projeta la jeune femme au sol. Une large flaque de sang s'était formée au niveau de son abdomen et elle se sentait petit à petit glisser vers l'inconscience. Elle n'avait plus aucune sensation au niveau de ses membres inférieurs, comme si le "circuit" avait été coupé. Mais son état l'inquiétait moins que celui de Casey dont elle avait croisé le regard, juste avant de s'écrouler.
Quelques mois plus tôt, Harvard lui avait permis de trouver l'amour. Pas celui que l'on voit dans les films et qui dure pour toujours, mais celui qui est plus fort que tout, plus fort que la maladie...Selon les médecins, Casey n'avait plus que 5 ans à vivre. Cette annonce tragique n'était pas sans rappeler à la jeune femme la perte de son père lorsqu'elle n'avait que 10 ans, mais sans Casey, elle savait que la vie n'aurait pas le même goût.
Lorsqu'elle avait vu les pompiers le déplacer sur un brancard, inanimé, elle avait prié ses jambes de bien vouloir fonctionner. Elle n'avait pas le droit de le laisser mourir; et ce jour-là, malgré la douleur, toutes ses pensées furent pour Casey. Elle ne voulait pas le perdre, pas comme ça. Les yeux de la jeune femme se fermaient doucement, la scène devint bientôt floue et son esprit s'embrouillait un peu plus à chaque minute qui passait. Un ami de Casey, Valentin, la vit allongée là, écrasée par une lourde colonne et...le lendemain matin, lorsqu'elle s'était réveillée à l'hôpital; Valentin était là, à son chevet. Elle se souvint de son geste héroïque - il lui avait sauvé la vie - apprit que Casey allait guérir même si la bombe lui avait fait du mal, mais elle apprit aussi qu'elle avait perdu la faculté de marcher...temporairement.
◢ BAL 2013 ◣
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La santé de Casey se dégradant de jour en jour et ses visites à l'hôpital s'étirant en longueur, Lavender fait sans aucune doute le choix qui allait les précipiter tous deux vers la fin. Elle a beau vouloir croire en sa guérison, elle ne connait que trop la réalité de son état et décide, sur un coup de tête, de quitter l'université pendant quelques semaines. L'occasion de faire le point dans sa ville natale, entourée d'une mère bienveillante. Malheureusement, une fois Lavender rentrée, c'est une énième dispute qui éclate. Le ton monte entre Lavender et Casey qui s'affichent en plein bal de fin d'année. C'est officiellement la fin de plusieurs mois de relation. Ils ne seraient désormais plus qu'un souvenir. Un joli, celui de ceux qu'elle évoquera avec la gorge nouée.
◢ 2014-2017 ◣
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Lorsque l'épidémie éclate en 2014, Lavender tente d'apporter son soutien au corps médical mais ne peut pas mieux faire qu'agir bénévolement à l'hôpital - tous les patients étant en quarantaine. Une hécatombe. Mais depuis sa rupture, Lavender se coupe petit à petit du monde, délaissant ses amis et préférant se focaliser sur ses études. De ces dernières années passées sur les bancs de l'université, elle ne conserve que peu de souvenirs.
Quelques mois plus tard, lors des agressions, sa mère la somme de rentrer à Forks. Harvard est devenu aux yeux de sa figure maternelle un territoire dangereux où chaque pas pouvait la rapprocher d'une agression. Plutôt que de faire de nouveau ses valises et risquer l'exclusion, Lavender adopte un profil bas. Notant méthodiquement ses cours, arpentant mécaniquement les couloirs éclairés et retrouvant avec soulagement sa chambre d'étudiante, une fois la nuit tombée. L’insouciance des débuts lui paraissait tellement loin. Elle avait beaucoup beaucoup perdu, beaucoup subi aussi. Son père, Casey, la bombe, les agressions... Il était temps que l'année se termine et c'est avec brio qu'elle sort diplômée de l'université en juin 2017. Désormais titulaire d'une maîtrise en biologie, elle reste aujourd'hui sans nouvelles de Casey et a décidé de définitivement tirer un trait sur cette histoire.
◢ 2017 ◣
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La fin des études ou la possibilité de tout recommencer. Effacer l'ardoise, repartir de zéro, faire sa vie. Dans les premiers mois, Lavender était retournée à Forks. Retrouvant ses habitudes, arpentant les lieux qui avait bercé son enfance, elle ne retournait à Cambridge que pour ses entretiens d'embauche. Et c'est en septembre 2017 qu'elle entame une carrière de biologiste au sein du service d'aide à la procréation de l'hôpital de la ville. Locataire d'un minuscule appartement, à quelques pâtés de maisons de son lieu de travail, l'ambiance animée de son quartier lui permet de se sentir constamment entourée. Joueurs de jazz devant les restaurants, librairie ouverte tard, bars animés... Elle se sent enfin respirer, prise dans un train-train quotidien rassurant seulement pavé par quelques sorties avec d'anciennes connaissances de faculté ou de sorties à la piscine. Elle a pour le moment laissé de côté son envie de fonder une famille, préférant l'idée d'offrir à des couples cette possibilité grâce au travail qu'elle accomplit chaque jour. Puisque pour chaque couple qu'elle rencontrait : vivre sans espoir, c'était cesser de vivre.