SÉANCE 3 - 24/07/17 - 11H30 - NEW YORK «
Alexander, il est temps de me parler un peu de ce qui s'est passé il y a quelques semaines.—
Non... Non, docteur, je suis désolé mais je peux pas. Je peux pas. »
Le déni, clairement. Impossible pour moi d'admettre que ma femme était partie, qu'elle était
morte. C'était impossible de croire qu'un dieu quelque part avait décidé que ma vie était si mauvaise qu'il fallait me punir en m'ôtant les meilleures choses qui puissent m'arriver. Azraël. Hendrix. Les deux enfants à venir également. Non, jamais j'aurais pu croire qu'une chose aussi affreuse aurait pu m'arriver, et pourtant. Mais non, je ne pouvais pas en parler, pas ouvertement tout du moins. J'en parlais dans ma tête avec moi-même. C'est tout. Pas même avec Ava qui était tout aussi touchée que moi. Mais elle n'avait pas les mêmes problèmes d'addiction. Elle ne luttait pas constamment avec cette envie de prendre un verre et de tout oublier.
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De quoi voulez-vous parler aujourd'hui alors ?—
Qu'importe. De tout mais pas ça.—
La dernière fois, on a mentionné votre enfance chez la famille Strudwick. Que s'est-il passé après ? »
La famille Strudwick, la famille qui m'a maltraité pendant des années avant de finalement faire face aux conséquences de leurs actes après un énième passage à l'hôpital. Les assistants sociaux ont découvert le pot au rose. Mise en examen, placement de tous les enfants dans des centres d'accueil, jusqu'à nouvelle adoption. Chanceux, je n'ai eu que quelques mois de centre avant d'être pris en charge par une famille. Pas n'importe laquelle.
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Les Reynolds-Kovalevski m'ont adopté quelques mois après que les Strudwick aient été mis en examen. J'ai eu du mal à me faire à l'idée. Passer du Queens à l'Upper East Side, c'est dépaysant. Alors je leur ai fait un peu la misère, et leur fils aussi me l'a bien rendu. Mais au final, après quelques années, Walter et moi, on est devenu proches. Pas autant qu'avec Diamantika mais c'était quand même une évolution notable.—
Je suppose que vos parents adoptifs ont eu du mal à vivre cette période de rébellion ?—
Je pense oui. Disons que j'étais le vilain petit canard, qui ne faisait pas ce qu'ils voulaient que je fasse. L'école privée, la haute société. J'étais un gentil garçon mais avec des mauvaises habitudes.. qui m'ont suivi jusque durant l'adolescence. Mauvaises fréquentations, mauvais choix. Bon, c'était à cette période que j'ai rencontré ma première femme. Billie. Pas forcément le meilleur moment de sa vie mais.. elle a eu une vie grâce à moi.—
Comment ça ?—
Je lui ai sauvé la vie. D'une overdose. Pendant longtemps elle a cru à un sauvetage anonyme, jusqu'à ce que je lui révèle la vérité des années plus tard.—
Comment se sont déroulées les retrouvailles ?—
Disons que.. Ça aurait pu être mieux. »
Et comment. On s'est défoncés ce jour là à Key West, au point de ne plus se souvenir avoir couché ensemble. Mais l'histoire de notre relation était assez compliquée, avec des points noirs comme des moments heureux. J'en garde un très bon souvenir. Sauf la fin, évidemment. Quand elle m'a largué comme une merde avec une lettre. Le pire étant d'apprendre plus tard qu'elle avait fait ça par amour, parce qu'elle avait perdu notre bébé. Bébé qu'on pensait impensable puisqu'elle était stérile. Visiblement non. Mais c'était une période sombre de ma vie cette rupture.
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Alexander, on se voit la semaine prochaine, même heure ?—
À la semaine prochaine docteur. »
SÉANCE 4 - 31/07/17 - 11H30 - NEW YORK «
Toujours dans l'optique d'éviter le sujet fâcheux.—
On ne peut rien vous cacher.
—
Il va bien falloir en parler.—
Pas maintenant, s'il vous plait. »
J'étais pas prêt. Je comprenais bien sûr pourquoi il insistait de cette façon mais ça ne changeait pas le fait que je n'étais toujours pas prêt à mentionner ma défunte épouse ou encore mon enfant qui avait la vie devant lui. Et même les jumeaux. Non, je préférais de loin mentionner les autres aspects de ma vie, aussi peu glorieux qu'ils pouvaient être.
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On en était où la dernière fois ?—
Billie. Qu'avez-vous à dire à propos d'elle ?—
Que c'est de l'histoire ancienne.—
Mais encore ?—
Elle m'a brisé et je ne veux plus qu'elle ait ce pouvoir sur moi. Cependant, je l'ai revue récemment. Retrouvailles fracassantes avec des accusations infondées. Mais on tente l'amitié. Elle est là pour moi. Et elle a refait sa vie. »
Point important je trouve, ce dernier détail. Elle a refait sa vie. Je n'étais plus son homme, je n'étais plus celui qui était au dessus de tous. J'étais juste Alexander. Son ex-petit ami. Son ex-mari. Son ex-tout. Et maintenant j'étais l'ami. On tentait une amitié qui pouvait peut-être donner quelque chose, j'en savais rien. Disons que nous avions vécu tellement de choses qu'il était compliqué de savoir où était la limite entre nous.
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Qu'est-ce que ça vous fait ? D'apprendre qu'elle a un autre homme ?—
Rien.. je suis heureux pour elle. Elle mérite un peu de bonheur, elle est loin d'avoir eu une vie des plus calmes. »
Et j'en savais quelque chose. Disons que j'étais certainement la personne qui en savait le plus sur sa personne que quiconque. Même Roxanna devait être dans le flou dans certains détails. Et il remarquait certainement que je n'allais pas en dire plus, alors il cherchait à creuser dans un autre recoin de ma vie.
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Votre sœur Holly, vous avez eu des nouvelles depuis les funérailles ?—
Je sais qu'elle passe du bon temps à Washington. Je suppose qu'elle est allée voir nos parents depuis, j'en sais rien. Je crois qu'elle n'ose pas trop me déranger, je suis loin d'être facile à vivre. Le deuil, mes sautes d'humeur.. Avec la désintox, je suis assez à cran et elle veut peut-être pas en faire les frais comme elle a pu le subir durant les quelques années qu'on a passé ensemble. —
Vous considérez-vous comme un mauvais frère Alexander ? —
Assez oui. On dit de moi que je suis égoïste et que je ne pense qu'à ma petite personne. Je pense que c'est vrai. Quand j'ai des malheurs, je pense pas aux autres.—
Oui mais vous avez vécu des choses dramatiques, il faut l'avouer.—
Peut-être... mais ça veut pas dire qu'ils ne l'ont pas vécu non plus. Il y a des chances que je doive faire des efforts sur ce point-là.—
Si vous l'admettez, c'est déjà un bon point. »
J'esquissais un sourire. Des malheurs, j'en ai vécu en effet. Un début de vie qui tenait à un fil. Une enfance surplombée de coups. La bombe qui a touché Harvard, un accident de voiture pas longtemps après. La mort d'Hendrix l'année d'après. La prise d'otages en 2015, ce qui a causé bien des problèmes d'ailleurs. Le tremblement de terre m'a touché également avec une perte de conscience et presque noyade. Mes problèmes respiratoires et cardiaques étaient alors revenus en force. Encore une fois, la séance prenait fin et on serait de nouveau face à face la semaine prochaine, à la même heure.
SÉANCE 8 - 28/08/17 - 14H00 - NEW YORK «
Pourquoi cette mine déconfite ?—
Je me suis engueulé avec ma sœur, Ava.—
Votre sœur adoptive oui, je me souviens. Pourquoi donc ?—
J'ai merdé. Comme d'habitude. »
Un écart, après presque deux mois de sobriété. Un écart, trop d'alcool et une dispute qui éclate dans l'appartement qu'on partage tous les deux depuis qu'on est ici à New York. Forcément qu'elle était loin d'être parfaite cette relation, on se retrouve à être tous les deux ensemble contre le reste du monde alors qu'on apprenait à peine à se connaître.
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Hier soir.. j'ai merdé. Je suis rentré chez moi complètement ivre.—
Oh. Pourquoi avoir cédé en si bon chemin ?—
Je sais pas, c'est arrivé et.. en rentrant, elle m'a pris la tête. J'étais mal et elle cherchait à me faire parler, et j'en pouvais plus. Alors quand elle a mentionné Az.. j'ai complètement pété un câble, la repoussant comme je sais si bien faire.—
Pourtant il ne vous reste plus qu'elle. Pourquoi la repousser de cette façon ?—
Parce que je pourrais la perdre et j'en peux plus de souffrir. Je peux pas me permettre de perdre encore une personne que j'aime.—
Oui mais en pensant de cette façon, vous n'avez pas peur de passer à côté de votre vie ? »
Il n'avait pas tort. J'avais l'impression que je me renfermais, laissant alors aucune personne voir ce que je pouvais ressentir, la détresse mais surtout la colère et la tristesse. C'était un chaos sans nom qu'on pouvait alors trouver en mon intérieur, mais je ne laissais personne découvrir ce qui se cachait derrière mon rempart forgé depuis la mort de ma femme, préférant prétendre que j'étais assez fort pour survivre à tout ça, alors que j'en étais loin. Et Ava, elle en faisait les frais parce que plus elle tentait, plus elle réussissait à briser ce mur que j'avais érigé en un temps record.
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Peut-être.. mais j'ai l'impression que la vie ne vaut plus la peine d'être vécue. Pas sans Az.—
Vous la mentionnez enfin. Az. Azraël.—
Ma femme.—
Votre femme décédée. »
Je ne m'y fais toujours pas et forcément que je restais silencieux. Pourquoi enfoncer le couteau dans la plaie alors que j'étais encore en plein dans la douleur de cette perte.
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Ma femme.—
Vous voulez en parler ?—
D'Ava ou d'Az ?—
Les deux. »
Je soupirais, ne sachant pas trop comment commencer n'importe lequel de ces sujets. Az me manquait terriblement, c'était affreux, comme une douleur continue qui ne s'arrêterait certainement jamais.
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Ava me fait trop penser à Az. Mais version plus gentille, qui ne veut pas me froisser. Et j'ai pas envie de la froisser, j'ai pas envie qu'elle voit la noirceur qui émane de moi. La noirceur qui pourrait la toucher elle aussi si je venais à trop me confier à elle.—
Ce n'est pas parce que vous pourriez vous confier que ça déteindra sur elle.—
Ça a bien touché tous mes autres proches, pourquoi pas elle ?—
Vous savez tout aussi bien que moi que ça ne fonctionne pas comme ça.—
Elle va perdre beaucoup à s'attacher à moi comme ça.—
Mais vous êtes la dernière personne qu'il lui reste. Vous devez agir comme un grand frère. Un pilier. Celui qu'Azraël pouvait être pour elle... pour vous. Elle peut devenir votre nouveau pilier, ne le négligez pas. »
Tête baissée, je soupirais. Ouais, Azraël était mon pilier et je n'arrivais pas à avancer sans elle. Sûrement qu'il avait raison. Sûrement qu'Ava allait devoir être mon nouveau pilier pour que je puisse avancer de nouveau, tourner la page. J'allais devoir être son pilier pour qu'elle puisse faire de même. C'était bien pour cette raison que, résigné, je rentrais chez moi après la séance afin de m'excuser, repartant sur de nouvelles bases avec elle. Parler d'Az, pas pour maintenant.
SÉANCE 14 - 09/10/17 - 16H00 - NEW YORK «
C'est notre dernière séance, si j'ai bien compris ?—
En effet. Je retourne à Boston dans la semaine.—
Pourquoi ce déménagement ?—
New York, c'est pas pour moi, pas maintenant en tout cas. J'ai besoin de tous mes proches.—
Vous savez qu'en.. quatorze séances, vous ne m'avez toujours pas parlé de votre femme.—
Je sais..—
Vous voulez en parler ?—
On peut essayer. »
Je n'étais plus trop fermé à l'idée, même si ça restait douloureux d'en discuter. Faut dire, Azraël m'avait quitté dans un accident il n'y a pas si longtemps. Presque quatre mois. Et non, je n'assimilais toujours pas cette perte parce que je me surprenais à plusieurs reprises l'attendre passer une porte d'un moment à un autre.
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Elle me manque, horriblement. C'est affreux parce que je sais qu'elle est morte, mais je ne m'y fais pas. La nuit, c'est le pire. Je la cherche dans le lit, en vain.—
Pourtant, ça ne faisait pas longtemps que vous étiez de nouveau ensemble.—
Ça m'arrivait aussi avant. Depuis qu'on était ensemble en fait, j'avais pris l'habitude de la sentir à côté de moi. Ce trou.. je m'y fais pas.—
Qu'est-ce que vous faîtes pour y pallier alors ?—
Pas grand chose. Mon premier réflexe serait de boire un verre mais je réfrène cette envie. Alors je vais dans la chambre de ma fille et je la regarde dormir. La plupart du temps, je m'endors dans sa chambre.—
Vous avez songé à tourner la page ?—
Non. Az, c'est mon pillier, ma meilleure moitié et.. j'arrive même pas à concevoir ma vie avec quelqu'un d'autre qu'elle. »
Je baissais alors la tête, les yeux fermés. Dur de repenser à elle, celle qui était ma femme, mère de mon fils, enceinte de mes deux enfants à venir. J'avais jamais mentionné Cassandre et Samuel à quiconque depuis la mort de ma femme, parce que c'était certainement ce qui me chagrinait le plus après la perte d'Az. Mes enfants. Sur les quatre que je me faisais un plaisir d'avoir, j'en avais alors perdu trois. Il ne me restait que Robyn, mon étoile, mon soleil, mon nouveau monde.
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J'ai.. j'ai dérapé avec Billie il y a deux, trois semaines. On s'est pas reparlés depuis, je suppose que c'est à cause du fait qu'elle soit toujours avec son mec. J'ai dérapé et je me suis senti tellement bien avec elle, comme un souvenir de notre histoire passée. Mais j'ai eu l'impression de trahir Azraël. C'est une des raisons qui font que je rentre à Boston. Je peux pas rester ici et continuer de ressentir ça à propos de mon ex quand Az est encore trop présente dans mon cœur. —
En quoi c'est mal pour vous ?—
Az s'est toujours sentie menacée par mon ex. Elle sait que j'ai vécu énormément de choses avec elle et.. elle pensait que j'allais retourner dans ses bras à la moindre occasion. Et c'est presque ce que j'ai fait dans le fond. J'ai l'impression de la trahir de la pire des façons qui soient. Parce que pour la première fois depuis sa mort, je m'étais enfin senti bien, heureux et.. je peux pas me permettre ça. Je peux pas être heureux alors que ma femme est morte. »
Je voyais bien qu'il était fier de moi, d'avoir mis des mots sur tout ce que je ressentais. C'était tout ce qu'il tentait de me faire dire depuis le début et il y arrivait petit à petit. Seulement, c'était notre dernière séance et il le savait pertinemment.
«
Je vais envoyer toutes mes notes à votre nouveau psychologue. J'espère que vous saurez faire tous les efforts que vous avez fait avec moi avec mon compère.—
Je vais tenter en tout cas. Merci pour ce que vous avez fait, ce que vous m'avez apporté.—
Remerciez-moi en continuant vos efforts et tout ira bien pour vous Alexander. »
SÉANCE 1 - 17/10/17 - 10H30 - BOSTON «
Bonjour docteur.—
Bonjour Alexander, installez-vous. »
Je le regardais et je savais que cette tête, j'allais l'aimer, la détester. Mais je savais que cette tête, elle allait m'aider à aller mieux. Et qui sait, un jour je saurai aller bien, sans détruire ma vie à tout va. Dans tous les cas, je savais que revenir à Boston était la meilleure chose que je pouvais décider. Manquait plus qu'à convaincre Briony de rester à mes côtés. Chose compliquée mais.. c'était faisable.