CHARLOTTE LEVINSON - cailin russo

ROUND ONE - sept ans. Ce soir, tu veux pas dormir avant que ton père ne soit rentré. La voisine vient vérifier toutes les trente minutes si tu es bien dans ton lit, mais, le reste du temps, t'es pendue à une radio clandestine. Les commentateurs parlent trop vite pour tu ne comprennes tout, mais la situation est plutôt claire : il va se faire laminer. Il rentrerait encore défiguré et ton cœur se serre à l'avance.
Et, enfin, la clef tourne dans la serrure, cette fois-ci, tu es sûre que c'est lui. Alors tu sautes hors du lit et tu cours jusqu'au salon. Il a mauvaise mine, des tâches de sang  souillent ses vêtements de ville. Si tu n'avais pas eu l'habitude, sans doute ne l'aurais-tu pas reconnu. " T'es pas encore endormie, toi ? " T'oses pas répondre, tu secoues juste la tête. " Je vais aller me nettoyer ... " Il file dans la salle de bain, forcément, toi aussi. T'aimes pas voir ses blessures. Des fois, elles te filent même la nausée, mais, il te dit tout le temps de pas faire la fillette. Alors, tu serres les dents. Le rouge inonde rapidement le lavabo. Sa lèvres est tranchée, net, comme un coup de rasoir. En revanche, la plaie de son arcade est moins jolie. Elle est gonflée, la peau s'est mâchée contre l'os. Tu frissonnes. " Moi aussi, j'aurais des ... trous ? " Finis-tu par demander en grimaçant. Il se retourne, étouffe un rire douloureux. " Pas si tu es meilleure que moi ! " S'amuse-t-il tendrement. Sa main vient frotter ton épaule, c'est réconfortant. " Viens m'aider, il faut que tu t'habitues si tu veux vraiment faire de la boxe. " Souffle-t-il en te tendant une compresse imbibée de désinfectant. Il fait ça pour que tu renonces, mais, tu t'entêtes. Ta main tremble, pourtant elle vient éponger les blessures de ton père. Le pire, c'est son visage tiré par la douleur.

ROUND TWO - douze ans. " C'est ton père qui t'a appris à boxer ? " Tu sais qu'il aime pas que tu poses trop de question sur sa famille, mais tu essaies. Après tout, c'est aussi la tienne. Depuis près de deux heures, ton père te fais travailler ta défense. Tu commences à te lasser.  " Tiens ta garde. Tu es distraite. " Il ignore ta question, comme à chaque fois. Tu remontes tes poings devant ton visage, marque tes appuis. " J'ai le droit de savoir aussi. Tu me dis jamais rien! " Râles-tu. Il reste insensible, et, toi, t'es plus dedans. Tu aurais du, ça aurait fait moins mal. " Le collège a appelé. " T'as tout juste le temps de comprendre que tu es déjà allongée au sol. T'as mangé le tapis avec splendeur, balayée comme une feuille. Ce matin, t'aurais pas du en coller une à Mindy, sauf qu'elle t'avait poussé à bouts. T'essaies pas d'expliquer à ton père, parce que tu sais que ça ne changerait rien. Il a pas eu besoin de t'engueuler non plus, t'as bien compris. Pendant une heure de plus, tu as essuyé l'art du balayage. Jusqu'à ce qu'il juge tes appuis assez solides.

ROUND THREE - dix neuf ans. Tu lui as dis, tu l'as répété un million de fois au moins. Boxer, c'était plus de son âge. Il aurait pu se trouver un job ordinaire, quelque chose qui risquait pas de le tuer. " Tu sais, toutes les conneries de samouraïs qui veulent mourir au combat? Moi, ce sera sur un ring. " qu'il avait l'habitude de répéter. Putain, il savait pas à quel point ce serait vrai. Maintenant, il n'est plus que l'ombre de lui-même, allongé sur un lit d’hôpital. Ton père est inconscient, relié à des machines. T'as envie de crier, de tout casser. C'est finit, brisé, gâché. Les médecins expliquent qu'il n'faut pas baisser les bras, mais tu sais bien que c'est faux. Ils disent ça pour pas que tu t'effondres. Tu sais que c'est un légume maintenant. Il est plus là. Il sera plus jamais là. T'es toute seule et tu peux rien y faire. Paradoxalement, tu rencontres tes grands parents. Ils sont étranges, et très vieux. Tu les aime déjà pas. Ils se sont jamais inquiétés pour vous, mais c'est eux qui décident de son sort. C'est injuste. Il mérite d'être en paix. " Vous pouvez pas le laisser comme ça. Il voudrait pas ça ... " Ta voix se brise, l'émotion serre ta gorge. Non, tu ne pleureras pas. Pas devant eux. Après.

ROUND FOUR - dix neuf ans. Le destin s'acharne, son sens de l'humour est vraiment à chier. Ton père est mort, mais il l'est pas vraiment puisque son corps vit toujours. Sauf qu'il existe plus vraiment. T'es toute seule, mais là non plus, tu peux pas vraiment te débrouiller toute seule. Sinon, faudrait renoncer à tes études. Alors la seule option, c'est ta mère. Quand t'étais petite, tu croyais ton père quand il t'expliquait qu'elle t'aimait, mais différemment. Aujourd'hui, tu sais qu'elle aimait simplement plus l'argent. Elle a mis les voiles en comprenant que la carrière de ton père ne décollerait jamais. T'avais deux ans. Maintenant, elle est avec un ses privilégiés qui pensent pouvoir s’acheter le monde. Y penser, ça suffit à te glacer le sang. Tu les détestes, tous les deux. Ils ne sont pas de ton monde, tout chez eux n'est qu'artifice. Toi, tu as grandi simplement, sans beaucoup de moyens. Ton père s'est toujours battu pour joindre les deux bouts, littéralement. Eux, ils n'ont conscience de rien, ils te donner envie de vomir. " Je vous enterrerai tous " Avais-tu sifflé dès ton arrivée, tel le monstre de rancœur que tu as toujours été.

ROUND FIVE - vingt ans. Ça n'fait qu'un an. Pourtant, tu jurerais que l'éternité a eu raison de toi. Rien n'a plus la même saveur. T'as beau essayer de te sentir vivre, tu sais que ça sonne faux. T'es plus la même qu'avant. Ton cœur ne bat que pour s'énerver. Même tes amis ne te suivent plus vraiment. Ils te trouvent bizarre, disent que t'es fatigante. Cet après-midi, t'es avec Ben. Lui, il skate, toi tu fumes en le regardant. T'aimes bien le voir à l'oeuvre, mais, surtout, ça te permet de fuir le manoir de l'horreur. En quelques secondes, la situation bascule. Un bruit sourd claque, rapidement suivit par un hurlement de douleur. D'un bond, tu te lèves et le rejoint. Un petit attroupement se dessine autour de vous. Il y a du sang qui coule, il est tout pâle. Son articulation est démise, un morceau d'os est venu percer sa chair. " Putain! Charlie! Appelle les pompiers bordel ! " Rage-t-il. " La ferme Ben, c'est une photo, ça fera pas plus mal. " Siffles-tu avec indifférence. Au lieu de téléphoner au secours directement, ton premier réflexe c'est de prendre une photo. Fracture ouverte, c'est complètement dingue. Avec une trace, tu pourrais recréer la blessure sur un modèle. Tu jubiles, ce serait plus vrai que nature. Néanmoins, tu ne peux le laisser souffrir éternellement, alors, tu enregistres la photo avant d'appeler les urgences.

ROUND SIX - vingt-et-un ans. La situation est intenable, les crises de nerfs sont monnaie courante. Tu deviens folle entre ces murs. Rien ne te ressemble, tout est brillant, neuf, luxueux. Chacun des sourires de ta mère te donne envie de l'étrangler. Elle n'est qu'un rôle, une femme vénale et perfide. Si tu pouvais, tu mettrais les voiles, mais c'est bien beau de rêver. En réalité, t'es coincée ici. Avec eux, avec lui. Mr J'saistout. Pourtant, il a essayé d’acheter ton calme avec de beaux cadeaux. Malheureusement, il n'a fait qu'alimenter ta haine. Si ça continuait ainsi, la ville toute entière finirait par exploser. " Donc, je peux continuer mes études où je veux ? " Tu es perplexe. " Je me me barre, je fais ce que je veux?! " C'est vraiment trop beau pour être vrai. Serait-il finalement capable d'avoir une bonne idée? " Je suis lasse de tes caprices Charlotte, ta mère aussi. Je pense que la distance te ferait du bien. " Il veut surtout pas de toi dans ses pattes pendant qu'il dore son image de candidat à la mairie. De toute façon, tu ne voudrais assister à ça pour rien au monde. Plutôt crever. " Harvard. " T'as juste tenté, tu pensais pas que ça marcherait.