Skye E. Bridgestone ► Dua Lipa

6 Octobre 1994, Londres, appartement de Shella.

Quatre heures. Cet accouchement avait duré quatre putain d’heures. Et Shella avait crié tout le long de ces quatre horribles heures. Elle ne voulait pas de cet enfant. Elle n’avait d’ailleurs jamais voulu d’enfants ! Elle n’avait pas de frère ni de sœur et n’aimait pas les enfants. Neuf mois qu’elle portait ce truc dans son ventre et elle n’avait pas choisi de prénom et encore moins de nom de famille. A quoi bon ? Elle n’en avait même pas un elle-même. C’était Shella tout court. Ou encore Shella l’escort-girl de luxe. Et aujourd’hui, à cause de ce connard de président de cette putain d’entreprise haut de gamme dont elle ne se souvenait même plus du nom, elle n’était plus rien. Elle avait pris 40 kilos et elle avait claqué tout son fric dans de la bouffe, de l’alcool et de la drogue. Elle se sentait moche et indésirable. En aucun cas elle ne pourrait reprendre son travail. Et voilà qu’aujourd’hui, elle se retrouvait avec un espèce de gros truc tout rose dans les bras, juste parce qu’elle n’avait pas su fermer les cuisses devant un homme friqué. Bien sûr, elle ne s’était pas rendu compte tout de suite qu’elle était enceinte. Et une fois qu’elle l’avait enfin remarqué, elle s’est rassurée en se disant qu’un bébé ne survivrait pas si elle continuait de fumer et de boire autant. Ce ne fut pas le cas. Elle posa les yeux sur sa seringue avant de se faire une injection : même à bout de force elle était capable de ça après tout. Ses paupières devenaient alors de plus en plus lourdes, et elle sombra dans le sommeil, voyageant vers d’autres contrées un peu trop colorées, laissant cette chose qui était censé être sa fille –bien qu’elle n’ait jamais réellement compris le sens réel de ce mot- aux mains de deux prostituées qui l’avaient entendu hurler et qui étaient venues l’aider. A quoi bon ? Cet enfant ne lui ferait que perdre de l’argent après tout alors qu’elle meure ou pas, on s’en fou non ?

24 décembre 1994, Londres, appartement de Shella.

La môme n’avait que deux mois, mais elle était déjà insupportable. Elle passait son temps à crier à tel point que cela n’était plus supportable. Un bébé ne pleure pas d’habitude non ? Shella n’en avait aucun idée. Les deux prostituées qui étaient venues l’aider lors de son accouchement étaient finalement restées chez elle. Elles n’avaient pas vraiment demander son avis à Shella mais cette dernière s’en foutait royal : vu l’état de l’appartement, qu’elles soient 3 ou 25 dedans, ça ne changeait rien. De toute manière, au final il n’y avait plus que l’une d’entre elles qui était restée. L’autre était morte d’une overdose deux semaines après l’accouchement. Mais bon, on s’en fichait. Au moins, la première s’occupait du bébé pour éviter que celle-ci braille pendant que « sa mère » pouvait se droguer tranquillement. La sonnette retentit alors, et Shella laissa entrer un homme, l’un de ses anciens clients. Un de ceux qui la trouvait encore belle et attirante. Elle l’entraina dans sa chambre en passant par le salon –enfin le saloncuisinesalledebain-, devant la pute et le bébé. « Bah alors, aucune décoration de Noël ? » dis l’homme tout en commençant à tripoter Shella. « Parce que c’est Noël ? » lui répondit-elle, avant d’attraper sa came. Elle ne connaissait pas la date et s’en foutait complètement : toute son attention était tournée vers l’homme devant elle. Parce que la, ça allait être sa fête.

10 octobre 1995, Londres, siège social de l’entreprise du connard.

Et dire qu’elle galérait depuis des mois avec un bambin sur les bras et que lui possédait une entreprise multinationale qu’il était presque seul à diriger. Elle ne savait même pas pourquoi elle n’avait pas pensé à aller le voir plus tôt. Après tout : elle avait besoin de fric et lui ? Il en avait plein. Alors autant en profiter, ce n’était pas que son gosse après tout, elle n’avait été seule à la faire. Elle entra alors dans le hall du siège de l’entreprise en tirant la gamine par le bras. Elle devait bien avoir un an maintenant non ? Pourtant elle marchait depuis un petit bout de temps alors elle devait certainement avoir plus. Shella haussa des épaules avant de se diriger vers la secrétaire pour lui demander à voir le président. Elle n’eut pas beaucoup à insister lorsqu’elle annonça son prénom et que celui-ci fut transmis au PDG par téléphone : elle eut directement accès à son bureau au dernier étage de la tour ou elle se trouvait. Après une légère dispute du fait qu’elle avait débarqué sans prévenir, elle lui présenta sa fille, qu’il refusa de reconnaître. Mais comme elle s’y attendait, il lui proposa de l’argent pour élever sa fille en tant que « dédommagement », argent qu’elle accepta de gérer avec plaisir jusqu’aux dix-huit ans de la gamine. Shella repartit donc joyeusement chez elle, l’argent sur son compte étant remonté en flèche. Pfiou, se dit-elle, heureusement qu’il ne m’a pas demandé comme elle s’appelait, je n’aurais pas su quoi lui répondre ! Elle passa par le supermarché pour acheter de l’alcool, beaucoup, beaucoup d’alcool et par son fournisseur pour acheter de la drogue. Vu que le connard comptait réapprovisionner le compte du bambin tous les mois, elle aurait bien assez pour tenir pendant de longues années : comme quoi, elle pouvait être intelligente par moment !

17 Novembre 1998, Londres, appartement voisin de celui de Shella.

Ça faisait déjà quelques mois que j’habitais dans un appartement miteux dans un quartier pourri de Londres : cet endroit me rappelais grandement là ou j’avais été élevée. Je ne connaissais pas grand monde dans le quartier et de toute manière, je ne comptais pas rester ici pendant longtemps. Ma voisine de palier était du genre à recevoir 3 mecs en une soirée, alors je vous laisse imaginer à quel point j’étais choqué quand j’ai aperçu la gosse qui vivait avec elle. La petite semblait porter les même vêtements depuis une voire deux années. Elle était sale, pas coiffée et aussi maigre qu’un clou. Alors un jour, pendant que sa mère était défoncée, je suis allée dans leur appartement pour emmener la petite chez moi. Une mère accomplie aurait empêché une inconnue de prendre sa gosse chez elle, mais ce n’était visiblement pas le cas de celle-là. Enfin, peu importe. Une fois la petite lavée, restaurée, habillée et coiffée, j’essayais d’engager la conversation avec elle : c’était dingue comme elle me faisait penser à moi enfant mais en bien plus renfermée. Et puis elle avait quoi ? 4 ? 5 ans ? Son visage était pourtant plus mature que celui de n’importe quel enfant que j’ai pu voir à ce jour. « Je m’appelle Ema, et toi ? » La petite tourna la tête vers la fenêtre avant de fixer le ciel. « Je peux t’appeler Sky ? » dit-elle en essayant une nouvelle fois d’engager la conversation. « Sky c’est beau non ? Je t’appellerais comme ça maintenant, puisque tu refuses de me dire ton prénom. » Ema ne savait même pas si la petite avait un prénom vu la mère qu’elle avait. Elle lui sourit une nouvelle fois avant de se faire la promesse de l’aider, de faire ce que personne n’avait fait pour elle lorsqu’elle était enfant.

5 Juin 2006, Londres, appartement d’Ema.

J’avais douze ans. Douze ans et pas un seul centime : je ne possédais même pas réellement mes propres vêtements. Tout ce que j’avais, je le devais à Ema, ma voisine, ma nouvelle mère mais aussi ma meilleure amie. Enfin, c’était surtout ma seule amie. Je n’étais pas vraiment le genre de personne qui tissait des liens avec chaque personne qu’elle croise. Après m’avoir accueillie chez elle à 4 ans, je n’avais pas pu me séparer de cette femme si gentille avec moi. Dès que j’étais chez moi, dans l’appartement voisin donc –et j’avais encore du mal à concevoir que mon paradis était séparé de si peu de mon enfer-, je tombais sur Shella bourrée, défoncée ou encore en train de baiser. Ça vous choque que je parle ainsi à douze ans ? Bah pas moi. J’ai été élevée par une salope sans cœur, ou plutôt hébergée par cette dernière et je parle comme elle. Je serais d’ailleurs certainement comme elle plus tard, n’est-ce pas ? Le seul réconfort que j’avais en ce monde se trouvait chez Ema. Au fil des années, elle est devenue la mère que je n’avais jamais eu. C’est elle qui m’a acheter mes vêtements et offert des bijoux, des cadeaux. J’ai touché pour la première fois à un ordinateur grâce à elle et depuis, je ne m’en suis pas séparée. Je savais désormais faire à peu près tout ce que je voulais sur pc. Elle m’avait aussi donné un prénom, un nom de famille et m’avait scolarisée : j’étais aujourd’hui Sky O’connor, mais qui serais-je demain ? Je ne savais même pas qui était mon père et si j’avais de la famille quelque part. Quant à mon avenir, c’est simple : je n’en avais aucun. J’étais perdue, je ne savais pas quoi faire de ma vie.

12 juillet 2012, Londres, siège social de l’entreprise du connard.

Ema allait déménager. Putain de merde. Je ne savais absolument pas ce que j’allais faire. Je ne supportais tout bonnement plus Shella, et la seule personne sur qui je pouvais compter allait se marier et déménager. Je ne pouvais pas vraiment lui en vouloir après tout, je n’étais même pas sa fille et elle avait pris soin de moi pendant tout ce temps. J’allais avoir 18 ans dans quelques mois, et il fallait tout bonnement que je prenne ma vie en main. Mais alors que je trainais encore à la bibliothèque, une idée m’était venue. J’étais rentrée chez Shella et lui avait proposé de se défoncer, ce qu’elle avait bien entendu accepté avec joie. Après quelques questions par-ci par-là, j’avais enfin pu découvrir l’identité de mon père biologique. Je m’étais donc dirigée sans attendre au siège de son entreprise après l’avoir trouvé sur internet. J’étais entrée dans le hall sans pression, et j’avais pris l’ascenseur pour aller au dernier étage tout en esquivant délicatement les vigiles. J’étais entrée dans son bureau, sans frapper et sans prendre le temps de me présenter à sa secrétaire. Je vous passe les détails de notre entretien plutôt … froid. Mais ce que j’ai pu en tirer au final : c’est une nouvelle vie. Après lui avoir raconté ce que Shella avait fait de son argent, il m’avait offert tout ce qu’elle avait consommer en fermant l’accès à mon compte à la prostituée. Il m’avait donné une nouvelle identité : Skye Ema Bridgestone, ainsi qu’un passé fictif, une famille fictive, et un diplôme fictif. Il m’avait aussi fait passer les sélections pour entrer à Harvard, que je réussis haut la main. Et voilà que j’étais fin prête à mener une nouvelle vie.

13 juillet 2012, Londres, aéroport.

Elle avait remboursé Ema. Elle n’avait pas dit au revoir ni à Shella, ni à son école, ni à Londres. Elle ne regrettait rien : tout ce qu’elle voulait, c’était commencer une nouvelle vie. Etre libre, faire la fête, avoir des amis et juste … changer de personnalité et de vie. Elle pouvait ENFIN tout oublier.