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J’ai passé l’été à Los Angeles. J’aurais bien aimé pouvoir dire en famille, mais je n’ai pas ce luxe-là. A la place, j’ai rendu visite à mes derniers tuteurs en date. Un quartier pas très glorieux dans le downtown à vingt minutes en bus du bord de mer. Et pourtant, j’ai réussi à garder ma peau toujours aussi blanche. Sans doute parce que je dois être une créature de la nuit. Le genre de personne qui dorment jusqu’à 17h et qui boivent comme des trous jusqu’à 6h du matin, en croisant l’aube, titubant sur leur chemin. Deux mois, passés beaucoup trop vite, à me torturer l’esprit à la recherche d’une explication à cette situation. Une sœur, une vraie cette fois. Une totale inconnue qui partage le même ADN. Et une nouvelle fortune. Je ne suis pas encore assez à l’aise avec cette gigantesque somme d’argent dont j’ai mystérieusement hérité d’une femme qui m’a soi-disant sortie de son corps. La principale différence, c’est que je n’ai plus besoin de gratter des clopes auprès des piétons. Et puis, retour à Harvard. Le genre d’endroit tellement grand qu’au bout de quatre ans, on arrive toujours à croiser de nouvelles têtes dans la même promo.
Nous sommes dimanche midi, l’automne vient de se pointer. La température a considérablement chuté, les nuages sont d’actualité, mais le soleil daigne encore réchauffer l’atmosphère. Irrépressible envie de prendre l’air, de sortir autre que pour une cuite. Drôle de motivation de me réveiller aussi tôt, et de laisser mes pas de guider. Je vogue entre les rues, je croise quelques vieillards qui sortent de la messe et des familles nombreuses qui vont au parc. Tout va bien, tout est beau, ou presque. Comme un tournant du destin, je me retrouve au Central Square. Rien de bien extraordinaire, sauf qu’elle est là.
Elle est là, assise à la terrasse d’un café. Peut-être qu’elle attend quelqu’un, ou qu’elle aussi, au même instant, a ressenti cette irrésistible envie de se poser dans ce même quartier. Cela fait quelques jours, ou quelques mois allez savoir, le temps passe trop lentement dans ma tête, que j’essaye d’en apprendre le plus possible sur elle. Ce qu’elle vient faire ici, ce qu’elle aime, sa vie. En quête de ce Doppelgänger, de comprendre la partie manquante de mon être. Mais toutes les informations que j’ai pu récolter ne vaudront pas une discussion avec l’intéressée. Et puis je repousse le moment tant redouté indéfiniment. La confrontation. Et surtout sa réaction. Je suis restée quelques secondes à l’abri de son regard derrière la vitre d’un arrêt de bus, à réfléchir. Parfois, je crois que je réfléchi trop. Ou probablement pas assez, puisque la seconde suivante, je me dirige dangereusement vers elle. Allez, une grande inspiration et c’est parti. Si je ne le fais pas aujourd’hui, je ne le ferais jamais.
Je me lance, et sans crier gare, j’harponne la chaise libre à sa table pour m’y assoir en vitesse. En vitesse, parce que dans ce genre de situation la politesse n’est pas d’actualité. Coucou, on s’connait pas mais on vient du même ovule, j’peux prendre la chaise ?. Et aussi, parce que la pression m’écrasait tellement que mes jambes tremblaient comme des feuilles. Ou comme une machine à laver. J’ai compté cinq secondes dans ma tête, le visage baissé, pour murement regretter mon acte. Cool, plus aucun retour en arrière, j’ai franchi le Rubicon comme dirait notre bon vieux César. Mais maintenant, je fais quoi bordel ? Cherche, quelque chose à dire, n’importe quoi. « Hey, on s’est pas déjà vu quelque part ? » Sérieusement Dylan ? En dix secondes à côté d’une inconnue qui te regarde comme si tu venais de tomber du ciel, tu n’as rien trouvé de mieux à dire que ça ? On dirait une vielle blague, et t’as l’air d’un vieux pervers. Un raclement de gorge, légèrement embarrassée. J’ai toujours dans l’espoir que ce raclement de gorge ouvre une faille spatio-temporelle qui me ramène à ces dix précédentes secondes, pour dire n’importe quoi d’autre. Ou carrément, une minute plus tôt, et j’aurais tourné la rue d’avant, je ne me serais jamais assise à cette table, pas coincée dans ce merdier. Je continue d’espérer quelque chose, un signe divin, mais à la place de ça, la serveuse se ramène. « Vous prendrez quoi ? » Une corde et un tabouret à emporter, s’il vous plait. Je la fixe, désespérée, je crois qu’elle ne se rend pas compte qu’elle vient de rendre la situation deux fois plus bizarre. Alors tant bien que mal, je bégaye quelques mots « Euh.. Un.. Coca. Whisky-Coca. Ce que vous avez de plus fort. Deux, en fait. » Il est midi tapante, il y a une table de trois gamins en face de nous mais j’ai vraiment besoin de ce verre. Et puis mon regarde se concentre sur l’autre. Celle que je viens de déranger de la manière la plus intrusive qu’il soit. Un sourire, maladroit au possible, et j’ai arrêté d’être une gamine. Je lui ai tendu la main, en guise de présentation, parce que je n’allais pas non plus lui taper la bise. « J’m’appelle Dylan. J’crois qu’il faut qu’on parle. Parce qu’on a beaucoup de choses en commun. »
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