14h30. La ponctualité est une vertu qu'une étudiante dévouée à sa tâche ne saurait dénigrer. Autour d'elle, d'autres héritiers, des bourgeois, des petits boursiers sans histoire et puis, le personnel administratif. Ca s'agite, ça tournicote, ça pullule à n'en plus savoir la raison de sa venue. Elle inspire profondément avant d'expirer coquettement. D’un désir profond de se recentrer sur elle même, elle passe à l’acte. Avec une langueur presque morbide, elle sortit sa paire d'écouteurs. Avant une épreuve, elle aimait se plonger dans une mélodie enchanteresse. Quelques morceaux de classique contre quelques spasmes d’angoisse, telle était la recette de sa foudroyante ascension.
☾☾☾
Lohengrin - Prelude
00h02. «
Dis, Hermès ? » lui lança t-elle avant de venir, de ses petites jambes maladroites, se jeter sur sa couche Le petit garçon se tourna vers la petite tête brune qui, partageant sa chambre, avait daigné le réveiller en pleine chasse aux dragons. «
Tu crois qu’un jour on retrouvera ta voix ? » lui demanda t-elle, en plongeant ses grands yeux azurs dans les prunelles noisette de son frangin adoré. Le petit garçon saisit avec adynamie son minuscule carnet avant d’allumer sa lampe de chevet. Il assit le petit parasite à côté de lui avant de dessiner pour elle une histoire. Leur histoire. «
Il était une fois, deux chevaliers que la noble réputation précédait où qu’ils aillent … » Hermès avait toujours eu un sacré coup de crayon, une chance qu’Artémis estimait à sa juste valeur quand il s’agissait de donner vie aux fables qu’ils s’inventaient. Du bout de sa mine naquirent deux petits personnages, emmitouflés dans des armures bien trop grandes pour eux, qui leur ressemblaient beaucoup. Il leur fit affronter des ogres, des géants, des dragons, sauver des princesses qui leur demandaient d’affronter d’autres ogres, géants et dragons. Puis, soudainement, la voix d’Hermès. Posée là, sous une cloche de cristal. Dans le château d’un grand méchant dragon. La petite fille poussa un demi-cri de joie. «
Hermès ! Je sais où est ta voix !!! » mugit-elle à tue-tête alors qu’elle sautillait sur le lit de son grand frère. «
Demain, je te la rapporterai ! » lui promit-elle avant d’embrasser tendrement Hermès sur la joue. Elle dégringola de son perchoir pour rejoindre ses draps et s’endormir, un rictus satisfait accroché au creux de la bouche. Le petit garçon ne put s’empêcher d’esquisser un sourire. Demain ? Mais, il était prévu qu’ils se rendent chez leurs cousins cousines. Bah ! Nous verrons bien ce que ce petit zébulon nous réserve.
«
Elle n’a pas arrêté du trajet ! » ricanait d’un air aristocratique Wilma Swarovski, la mère des deux noctambules précoces alors qu’elle saluait sa belle-soeur. Aussitôt arrivés dans cette vaste demeure, Artémis s’était élancée vers les cuisines. Non pas qu’à force d’agitation, elle se trouvait affamée, mais bien pour y retrouver la cloche sous laquelle sa tante cachait ses tartes. Ayant escaladé le plan de travail sur lequel elle était maintenant agenouillée, pour le plus grand désarroi des cuisiniers, elle dévorait du regard le fameux objet quand elle fut terriblement déçue de n’y rencontrer que des miettes, couplée d’une odeur d’amidon cuit. Mais alors qu’une enfant ordinaire aurait chouiné de caprice, c’est une Artémis plus que jamais obstinée et risque-tout qui redescendit de son piédestal pour continuer d’arpenter la maison. En compagnie de son grand frère Hermès, sous le regard las de sa cousine Cornelia, elle ratissa la résidence, de fond en combles, dans son immensité. Et, en fin de journée, quand tout fut fini, elle promit à Hermès. «
J’ai compris. On s’est trompés. C’était une cloche d’égliiiiise ! » révéla t-elle avec conviction. «
Je vais te la retrouver. Je te le promets. » gagea t-elle presqu’aussitôt sur ce qu’elle avait d’amour pour son frère. Elle le serra de toutes ses forces, enfoui son visage contre son frêle torse, les yeux fermés, la témérité avivée. Hermès sourit encore et rendit son étreinte à sa petite soeur. Ce dont elle était sûre dans cette histoire de chasse au dragon, c’était qu’elle aimait son frère d’un amour sincère, sans faille, sans pudeur qu’il lui rendait bien.
Symphony No.7 In A, Op. 92 : 2. Allegretto
«
Tous les pauvres mortels, sans nulle exception, seront enveloppés dans cette aversion ? Encor, en est-il bien, dans le siècle où nous sommes … » récitait en s’époumonant le garçon à la culotte bouffante. A l’autre bout de la scène, côté jardin, elle faisait mine de rêvasser. Ce petit être fragile, aux joues rosies d’excitation à l’idée de dévoiler, à travers sa tirade, l’une de ses colères les plus secrètes, cessa aussitôt de faire la moue. Elle se leva pour venir rejoindre l’apprenti comédien là, au creux de cet amphithéâtre que, jadis, les enfants de l’école improvisait arène. De ses candides prunelles, elle s’imprégnait de toute l’énergie que la présence de sa petite famille pouvait lui procurer. Installés au plus profond des gradins, aveuglée par le feu des projecteurs, ils lui étaient à peine perceptibles. Pourtant, du plus profond de son âme, elle les voyait. Elle leur sourit avec son coeur avant de tonner d’un air grave «
Non, elle est générale » alors, ouvrant tristement ses bras à l’amertume d’un Alceste devenu femme, elle leur vomit aux oreilles toute l’aigreur qu’elle avait en elle. Toute cette contrariété qu’au nom d’un frère, plus cher à chaque battement de coeur que la vie lui accorderait, elle drainerait là. De ce cri de douleur que la voix d’Hermès aurait peut être exprimé … à un moment ou à un autre … elle se ferait coursière. «
Je hais tous les hommes : les uns, parce qu'ils sont méchants, et malfaisants » scanda t-elle, la voix déjà chevrotante d’émotion. Elle avait les yeux humidifiés par la vigueur avec laquelle elle s’était promis de conter son ressenti, leur ressenti, celui de la fratrie Swarovski. Elle se tourna vers une autre poignée de camarades et, les fusillant du regard, gronda «
Et les autres, pour être aux méchants, complaisants ». La plante des pieds endolorie par le poids de son impuissance face à la situation de son frère, elle laissa son regard se perdre loin devant elle. Des yeux humides coulèrent des larmes. Un spleen, riche en sincérité.
A cette époque, Artémis n’avait connu qu’un seul amour. Et cet amour, elle venait de le réaliser, n’était qu’illusion en ce que, plus tôt, dans la cour de récré’, on lui fit une confession. Au creux de son innocence, on était venu glisser la plus tenace des méfiances envers le seul qui, jusqu’ici, était parvenu à la dompter. Oui. Ce garçon verbeux aux promesses pleines de malice, ce matin, était devenu l’un des leurs. Il s’était diverti, en compagnie de ses pairs, de la condition d’Hermès. Ce matin, ce garçon s’était gausser d’une Artémis tendre, dévouée, confiante, crédule, qui avait osé dévoiler des faiblesses jusqu’alors inflexiblement dissimulées sous un voile de pudeur. Mais, ce matin serait le dernier de ceux où elle se sentirait salie, de ceux où elle se laisserait désarçonner de ce poste de chevalière que, depuis toute petite, elle avait occupé sans faillir. De chétive défenderesse, elle deviendrait inégalable chasseuse, le temps de collectionner, telles de vulgaires proies, les prédateurs qui, dans l’ombre des gradins, ricaneraient comme des hyènes à la vue de son frère. Elle l’aperçut. Il était pétri d’admiration pour celle qu’il savait si brave, si intense à côté des fillettes de leur âge. Elle redressa le menton, bomba sa menue poitrine. «
De cette complaisance, on voit l'injuste excès » Elle ne tremblait plus. Elle ne transpirait plus. «
Pour le franc scélérat avec qui j'ai procès » Elle n’était plus aveuglée par cette allègre lumière. Elle n’était plus enivrée d’une excitation presqu’enfantine. «
Au travers de son masque, on voit à plein le traître » Elle n’était plus cette âme entichée, à qui tous les maux indiffère pourvu qu’elle puisse aimer. «
Partout, il est connu pour tout ce qu'il peut être » Elle n’était plus d’une nature fragile, protégée par l’oasis d’un cocon familial posée là, en plein désert de puérilité. «
Et ses roulements d'yeux, et son ton radouci » Il n’existerait plus d’ivresse amoureuse en elle, plus de rêveries chimériques qui embellirait ce monde, rendrait tout un chacun plus vertueux qu’il ne l’est assurément. «
N'imposent qu'à des gens qui ne sont point d’ici. » Le souffle haletant, elle finira, plus tard, ce monologue semblable à un sermon puis, cette pièce, noyée sous un tonnerre d’applaudissements. Même Gerhard, son père, d’ordinaire si dur, si exigeant, arborait un air chagriné en réponse à l’histoire de ce célèbre personnage, ici, devenu fille d’Ève, qui avait fini par fuir une société l’ayant, à de nombreuses reprises, déçu à s’en faire porter pâle pour l’éternité. Hermès écrira «
tu étais merveilleuse, je suis extrêmement fier de toi » avant de l’embrasser sur le front, ce à quoi Artémis répondra par une étreinte des plus spontanées. Au loin, elle l’aperçoit encore. Il semble avoir compris ce que les mots d’Alcestine pouvaient cacher aux autres. Par dessus le bras de son frère, elle le regardait, toujours avec cette larme, cette fois, emplie de dégoût. Et par dessus le bras de son frère, elle observa son départ, avec, sous le coude, le coeur et la bêtise d’une apprentie comédienne, en miettes.
Piano Concerto No.23 In A Major, K 488 Adagio
Vous êtes trop sensible pour faire un bon tyran, voilà tout. Mais vous allez tout de même me faire mourir tout à l’heure, vous le savez, et c’est pour cela que vous avez peur. C’est laid un homme qui a peur. Ce soir là, Artémis était belle, en outre, parce que sa mère s’était permise de nouer en un chignon élégant la soyeuse chevelure de cette petite héritière. L’évènement était de taille : l’adoubement de cette jeune âme à la suite d’un frère que le destin, bien hasardeux, avait écarté du trône. Une Antigone dont on voulait emprisonner les élans de témérité, trop fougueuse pour la besogne que, trop tôt déjà, on lui assignerait. D’une robe aux tons pastel qu’elle avait choisi d’accompagner d’une paire de talons aux reflets pourprés, elle avait gagné le droit de s’occuper de son teint, de la couleur de la bouche et de l’allure de ses yeux. Assise devant sa coiffeuse au bois délicatement vieillie, elle laissait, une fois de plus, sa mère lui caresser les épaules avant de lui dispenser un discours plein d’exaltation et de nostalgie. Artémis ne put s’empêcher d’avoir un roulement d’yeux devant la dramaturgie que pouvait dépeindre les pompeuses paroles de Wilma Swarovski. Puis, elle se retourna. Dans un coin de la pièce, son frère l’attendait. Adossé au mur, Hermès souriait au poupon qui lui servait de petite soeur. Elle lui rendit son sourire avec timidité, laissant, pour la première fois, transparaitre l’ombre d’une appréhension. Ce soir là, ils dîneraient tous ensemble avec un concurrent de la maison Swarovski, ô combien présent sur le marché européen. Ils devaient renvoyer l’image d’un clan soudé, infaillible, presqu’immortel. Artémis venait d’obtenir sa majorité. Elle s’était, dès lors, convaincue qu’il était de son devoir de s’intégrer aux débats qui aurait lieu entre les deux hommes. Non sans une pointe d’autorité, elle demanda à sa mère ainsi qu’à Hermès de bien vouloir la laisser seule un instant, ce qu’ils firent en descendant rejoindre Gerhard, dans l’immensité de la salle à manger de leur château autrichien. Après s’être concentrée sur la possible émanation d’un bourgeon de charisme en l’espace de quelques halètements discrets, elle entreprit de faire route jusqu’à l’endroit de sa sentence. Sans trop faire raisonner un cliquetis digne d’une paire de pantoufles de verre, elle pénétra gracieusement la salle du banquet avant de venir trouver place aux côtés de son frère.
«
J’espère que vous avez d’excellents projets pour ce nouvel exercice qui commence, Gerhard. Meilleurs que votre stratégie commerciale actuelle. » dit alors l’homme grisonnant qui se trouvait en face d’elle, à mesure qu’il enfournait, dans les profondeurs de son col de chemise, la serviette de table qui avait été mise à sa disposition. M.Swarovski, perché dans sa tour de flegme, se contenta d’esquisser l’ombre d’une risette à ce convive déjà insolent.
Eh bien, oui, j’ai peur d’être obligé de te faire tuer si tu t’obstines. Et je ne le voudrais pas. Un Créon qui ne disait pas son nom. Du moins, pas encore. «
Très certainement, Manfred. Mais d’abord, permettez moi de vous présenter ma fille, Artémis. » L’homme la dévisagea avant de la déshabiller du regard. «
Charmante rencontre. Le portrait craché de votre épouse. Enchanté Mademoiselle. » Wilma Swarovski pouffa, comme pour saluer cette flatterie inattendue. Un baise main fut donné à une Artémis fraîchement adulte, qui ne sut quoi répondre d’autre qu’un rictus courtois tant elle était encore peu coutumière de ce genre de pratique.
Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voudrais pas ! Et maintenant, vous allez me faire tuer sans le vouloir. Et c’est cela, être roi ! Elle s’efforça d’imiter son père durant tout cet entretien, dans son attitude principalement, dans ses gestes subsidiairement. Elle voulait tuer la mièvre petite fille et apprendre à devenir une femme d’affaires redoutée. Une femme qui ne laisserait pas seulement des traces sur son verre de cristal, à l’aide de son rouge à lèvres carmin. Une femme qui ne craindrait pas la présence des rapaces, qui ne se sentirait pas menacée par eux, qui serait aussi forte, aussi imposante qu’eux. Une femme comme son père en attendait une pour héritière …
«
Gerhard, réalisez bien que nous sommes la raison de votre richesse, vous ne voudriez pas faire de nous celle d’une malencontreuse infortune ? » Hermès, d’ordinaire relativement désintéressé des problématiques de l’entreprise familiale, semblait brusqué par cette question pour le moins provocante. Ca n’était pas la première fois. En effet, depuis le début du repas, cet homme cherchait à faire plier le très charismatique Gerhard Swarovski qui, de son côté, avait choisi pour arme la plus insensible des passivités. Wilma avait déjà quitté la table depuis un moment, prétextant une migraine abominable. Artémis observa l’expression de son père. Vide. Pas l’ombre d’une réponse, d’une envie de remettre à sa place cet ingrat qui avait profité de sa table, de son hospitalité.
Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les bleus que tes gardes m’ont fait aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine. Oui. Elle s’élancerait non plus en tant que princesse mais bel et bien en tant que souveraine dans cette conversation. Sans craindre de représailles, aucune. «
Il semble y avoir méprise. Aussi, nous vous prions de bien vouloir regarder les choses en face. Vos chiffres n’ont cessés de dégringoler depuis que nous sommes arrivés sur le marché, la raison est évidente : toute concurrence déloyale mise à part, nos produits sont d’une qualité bien supérieure à celle dont jouissent actuellement vos clients. La fusion acquisition que nous vous proposons n’aura pas de petite soeur. Ni demain, ni dans un an puisque d’ici là, sans notre appui, c’est vous qui aurez rencontré l’infortune. »
Ne m’oblige pas à payer avec toi encore. J’ai assez payé. semblait lui dire son père, d’un regard en coin, bercé d’une étincelle d’irritabilité.
Vous avez dit « oui ». Vous ne vous arrêterez jamais de payer maintenant ! lui répondit l’iris courroucé de la belle, avec un air de défi. «
Gerhard, veuillez tempérer votre … » «
Je ne puis qu’appuyer les propos de ma fille, Manfred. » Et la conversation prit fin sur un contrat signé maladroitement de la main de ce Manfred, encore surpris par les propos de la langue déliée d’une jeune et vaillante Artémis, livrant en pâture sa société à la gargantuesque Swarovski. C’est à ce moment-là qu’Artémis comprit. En prenant la place de son paternel, elle aura non seulement à défendre sa famille mais également, ses couleurs, un nom, un rang. Elle aura à maîtriser les meilleures répliques, connaître l’arsenal qui est mit à sa disposition. Oui, c’est à ce moment là qu’Artémis su qu’elle voudrait faire du droit.
02h43. Manfred venait de prendre son envol. «
Ne fais plus JAMAIS ça. J’ai bien failli perdre la face devant l’un de nos plus gros concurrents à cause de tes bêtises ! » tempêta un Gerhard Swarovski comme on ne l’avait jamais vu. Il pointait son doigt musclé devant le visage de sa fille qui ne parut que très peu impressionnée par cette réaction, tant les convictions qu’elle venait d’acquérir faisait barrage, avec toute la vigueur d’une idée nouvelle. «
Tu m’as fait honte. » Ce fut le coup de grâce, le bât blessant, la naissance d’une rage inédite. Les larmes lui vinrent aussitôt. Elle dévisagea son paternel, s’imprégnant du mépris qu’il lui témoignait ce soir où elle avait osé revenir à son état de chevalière, préservant le château familial des attaques pérégrines. Prise de colère, elle balança ses chaussures dans un coin de la pièce et s’enfuit en sanglotant. Enfermée dans sa chambre, dans un silence morbide, elle versa les dernières larmes de l’Artémis imparfaite et décevante qu’elle avait pu être. Elle finit par se remémorer la tirade de Créon, celle qu’elle aurait voulu entendre à l’issue de ce dîner, en guise de cadeau de bienvenue dans le monde des affaires.
Il faut pourtant qu’il y en ait qui mènent la barque. Cela prend l’eau de toutes parts, c’est plein de crimes, de bêtise, de misère… Et le gouvernail est là qui ballotte. L’équipage ne veut plus rien faire, il ne pense qu’à piller la cale et les officiers sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable, rien que pour eux, avec toute la provision d’eau douce, pour tirer au moins leurs os de là. Et le mât craque, et le vent siffle, et les voiles vont se déchirer, et toutes ces brutes vont crever toutes ensemble, parce qu’elles ne pensent qu’à leur peau, à leur précieuse peau et à leurs petites affaires. Crois-tu, alors, qu’on a le temps de faire le raffiné, de savoir s’il faut dire « oui » ou « non », de se demander s’il ne faudra pas payer trop cher un jour, et si on pourra encore être un homme après ? On prend le bout de bois, on redresse devant la montagne d’eau, on gueule un ordre et on tire dans le tas, sur le premier qui s’avance. Dans le tas ! Cela n’a pas de nom. C’est comme la vague qui vient de s’abattre sur le pont devant vous ; le vent qui vous giffle, et la chose qui tombe devant le groupe n’a pas de nom. C’était peut-être celui qui t’avait donné du feu en souriant la veille. Il n’a plus de nom. Et toi non plus tu n’as plus de nom, cramponné à la barre. Il n’y a plus que le bateau qui ait un nom et la tempête. Le bateau, « sa volonté ». La tempête, « son existence ». Et au bout, à la fin de cette chasse au trésor, « le triomphe ».
Un pas. Deux pas. Trois grincements de ce parquet soigneusement ciré l’avertirent de sa compagnie. Artémis pleurait toujours, seule dans son coin, quand elle sentit son lit couiner de surprise sous le poids de cette présence avant de se pencher promptement de l’autre côté du matelas. «
Ma fille, y a-t-il plus de noblesse d’âme à subir la fronde et les flèches de la fortune outrageante, ou bien à s’armer contre une mer de douleurs et à l’arrêter par une révolte ? » Artémis se retourna. Il savait son amour pour la scène, son enthousiasme pour les proses les plus élégantes. Gerhard était donc averti de la meilleure des façons de capter l’attention de cette jeune enfant. Il observa sa progéniture avec un léger sourire, confortablement installé en travers de ce visage, de coutume, impassible. Si elle aspirait presque à se comporter comme un Hamlet survolté, elle su rester attentive aux savantes paroles d’un père qui n’avait rien d’un Claudius. «
Pardonne mon emportement, tu as voulu bien faire. » D’un geste tendre, il lui fit signe de se rapprocher. C’est une Artémis encore fragilisée par les mots dur de ce père si puissant qui posa sa tête sur la cuisse de Gerhard Swarovski. Ce dernier en profita pour caresser la douce chevelure qui se présentait à lui. «
Tu seras bientôt prête, ma fille. »
Qui, en effet, voudrait supporter les flagellations et les dédains du monde, l’injure de l’oppresseur, l’humiliation de la pauvreté, les angoisses de l’amour méprisé, les lenteurs de la loi, l’insolence du pouvoir, et les rebuffades que le mérite résigné reçoit d’hommes indignes, s’il pouvait en être quitte avec un simple poinçon ? «
Je le vois à chaque nouvelle intervention que tu fais. »
Seigneur, nous savons ce que nous sommes, mais nous ne savons pas ce que nous pouvons être. «
Je n’ai aucune crainte. Ta fougue m’assure un peu plus chaque jour que tu sauras reprendre nos affaires. » Sur ces belles paroles, père et fille s’enlacèrent et tout fut résolu.
☾☾☾
«
Mademoiselle Swarovski ? » Elle eu un sursaut de satisfaction. «
C’est à vous, Mademoiselle. » lui lança la superbe femme qui l’attendait à l’autre bout de la salle, une main sur la poignée de cette porte vers l’Amérique. Elle sourit avec professionnalisme tout en rangeant ses écouteurs. Elle saisit avec grâce son petit Furla et, perchée sur sa paire de Louboutin, elle avança vers ce qu’elle se savait capable d’obtenir, ce pour quoi elle avait travaillé d’arrachepied, ce qu’elle méritait en somme :
Harvard.
Fan de théâtre, surtout des pièces françaises de l’époque des Lumières ☾ adore les concours d’éloquence qui lui permettent d’aiguiser son verbe ☾ est limite névrosée : premiers d’entre ses caprices, dans le monde étudiant comme dans celui des affaires, ne supporte pas qu’on ne fasse pas ce qu’elle demande dans le temps imparti ☾ a fait le choix de rester vierge, ne pense pas encore remettre en cause cette lourde décision de sitôt ☾ aux antipodes de son frère sur ce point, elle n’enchaine pas les relations : elle considère qu’elle a suffisamment à faire pour reprendre le flambeau Swarovski pour avoir, en sus, des sentiments et autres bricoles à gérer ☾ une fois qu’elle a quelque chose en tête, elle fera tout ce qui est (loyalement et sans méchanceté, du moins, normalement) en son pouvoir pour concrétiser cette idée ou atteindre cet objectif ☾ c’est ce qui fait que c’est une bosseuse hors pair, une acharnée du travail qui assume totalement cet aspect de sa personnalité ☾ a une forte tendance à être têtue et peut devenir butée si elle rencontre de la résistance ☾ la seule personne qui ne craindra jamais son courroux dans ce bas monde c’est encore son frère, Hermès, avec qui elle a une relation empli d’affection : elle l’aime d’un amour inconditionnel ☾ lorsqu’elle veut discuter avec lui, elle écrit aussi sur un bloc-notes ou ils échangent des regards qui en disent longs ☾ elle veille sur lui depuis qu’elle a pris conscience de la façon avec laquelle les autres peuvent le traiter mais aussi, depuis qu’il fait un peu trop souvent la charité avec ses amis et conquêtes ☾ elle est convaincue que ce sont les autres qui ont un plus gros handicap que son frère : oui, les autres n’ont ni de Hermès, ni le coeur assez grand pour l’accueillir tout entier dans leurs vies ☾ le théâtre a deux vertus pour elle : l’une est de donner vie aux histoires qu’elle s’inventait enfant avec son frère et la seconde est d’y exprimer la colère qu’elle a envers tous ceux qui ont été méchant avec Hermès, qui ont pu la décevoir ou qu’elle n’a pas réussi à désarmer. Le tout, sans bousiller sa mignonne frimousse ☾ est pleine de principes, de valeurs et d’une éthique dont elle s’est imprégnée, au fil des ans, de sorte à se donner une ligne directrice pour reprendre l’entreprise des Swarovski ☾ elle adore passer des après-midis avec sa famille ☾ durant le fameux Spring Break, celui à l’occasion duquel le tremblement de terre est survenu, elle accompagnait son père en déplacement professionnel à Paris. Elle n’en a donc rien vécu. ☾ elle était en première année quand il y a eu les agressions. Elle a bien failli être l’une des victimes si ça n’était pas pour son frère, qui l’en a extirpée. Il s’en est tiré gravement blessé. Elle s’en est ardemment voulu et depuis, ne rentre plus seule ou tard ☾ adore l’opéra mais, chante comme une casserole donc, se contente d’être la meilleure des spectatrices : l’émotion que transmettent les chanteurs la transcende. C’est quelque chose qu’elle tient de son Autriche natale, encore nostalgique de Mozart ☾ a des frissons quand elle écoute « Il Commendatore », dans le dernier acte de Don Giovanni ☾ secrètement, adore aller en boîte à Berlin avec ses amies pour y faire la belle quand elle est en manque de relations avec ces messieurs, guère plus ☾ parle allemand, anglais, italien, baragouine le français qu’elle cherche à peaufiner ☾ elle est si minutieuse qu’elle a une combinaison bien précise de sous-vêtements par jour et par mois ☾ a tendance à se mordiller les lèvres quand elle réfléchit ou lorsqu’elle est stressée ☾ a un petit plaisir hebdomadaire : aller se faire les ongles le dimanche ☾ adore jouer aux jeux vidéos avec son frère même si elle perd 9 fois sur 10