N. MAHA ZAMFIR ► charlotte free.

Ses premiers cris poussés, elle est laissée sur le parvis trempé. Dans une rue de Sliven.
Nouvelle, dans un monde douloureux. Ses petits poumons manquent d’air, ils n’ont pas le temps de se remplir. Elle hurle. Bébé abandonné. Elle hurle, délaissée. Elle hurle. Un désespoir de nourrisson mal aimé.
Ce soir, elle ne compte pas. Elle n’existe pas. Mais elle est vivante. L’inconnue.

Zamfir. Son premier cadeau.
Il est journaliste. Elle est enseignante. Ils l’adoptent, l’emmènent à Bucarest.
Natacha choisi le prénom de l’enfant. Nacha. Le diminutif du sien. Son prolongement, aussi. Nacha est la fille qu’elle rêvait d’avoir. Et elle compte bien lui offrir tout ce qu’elle peut, tout ce qu’elle possède. A commencer par le plus important, par le plus précieux. Une identité. Seule chose dont on ne pourra jamais la déposséder. L’inconnue enfin reconnue.

L’impensable. L’injuste. L’amer qui coule dans sa bouche, en de longues larmes. Tremblante, elle s’effondre. Son cœur manque quelques battements et son ventre se retourne. Elle a huit ans. Alors les mots utilisés sont simples. Tes parents sont morts. Au moins, elle les comprend. Quand bien même elle ne veut pas les croire. Son esprit vogue et lui murmure que ce n’est pas vrai. Ils mentent. Mais son corps ne peut pas se tromper. Et il tombe en lambeaux. Elle n’est plus vraiment là. Amorphe, elle se contente de subir le choc. Phagocytée. Elle croit mourir.
Ses oreilles déconnectées captent des phrases qui ne veulent rien dire. Et qu’elle ne réussira à assembler que bien plus tard.
Un accident de voiture. Il avait bu. Un enfoiré. Il a tué sa femme, mais pas seulement. Il a aussi buté un homme et son fils. Il leur a foncé dedans. Le crâne fracassé, j’te dis. Il l’a bien mérité. Quel gâchis…
Du sel dans la gorge et sur la plaie béante, juste sous la poitrine. Elle pleure à s’en assécher. L’orpheline.

Quelques semaines. Qui lui semblent une éternité d’agonie. Une horreur déguisée. Mamie Zamfir éprouve bien des sentiments, pour cette petite fille esseulée. De l’incompréhension, de la haine, un dégout certain. Un ennui total. Cette gamine est une aberration, qui n’aurait jamais dû se retrouver entre ces murs. Elle l’insupporte. Elle la méprise. Et elle ne le cache pas.
Cette femme ne l’a jamais acceptée, ni même tolérée. Sa fille était fertile. Apte à procréer. Alors pourquoi s’encombrer d’une gosse errante ? Pourquoi ne pas l’avoir laissé pourrir avec les autres déchets ?
Elle s’en débarrasse. L’envoie à la guillotine. La détestée.

Placée. Elle n’ouvre pas la bouche. Rien n’en sortirait.
Sous ses paupières closes, elle invente. Elle s’imagine.
Ce soir, dans ce dortoir sombre et froid, elle tue Nacha.
Nacha a été poignardée et vaincue, elle git au sol, dans ses morceaux décomposés. Elle ne s’en relèvera jamais. L’enterrée.
Elle devient Maha. L’autre.

Des années. Toutes différentes, mais pourtant toutes les mêmes. Elles passent, coulent, s’en vont. Et sont perdues à jamais.
Le temps s’écoule, il court. Elle aussi. Sans pause. Sans discontinuer, elle se bat. Mais elle n’est pas la meilleure. Elle n’est ni la plus jolie, ni la plus intelligente. Certainement pas attendrissante, avec ses allures de poupée cassée. Elle est tombée trop souvent, déjà.
L’enfance est révolue. Et peut-être que l’espoir aussi, s’en est allé.
On la balaie, cette fille. Elle est rejetée, en série. D’un revers de main, d’un regard hautain. Elle est celle qu’on balance. Une balle qu’on renvoie, dans un lancé qui fracasse. Chaque fois la même histoire. Un cercle vicieux. Inextricable.
Elle n’est plus qu’un fantôme. Une coquille vide. Traversée d’un rien transcendant. L’invisible.

Treize ans. A Munich, son souffle court fait s’éteindre quelques bougies. Des bâtonnets de cire qu’elle n’avait plus vu s’allumer pour elle depuis son huitième anniversaire. Puis, ils lui tendent des paquets. Colorés, enrubannés. Sa gorge se serre, et ses mains ne bougent pas.
Elle n’est pas encore sûre, elle ne veut pas encore être heureuse. Elle refuse de gouter à nouveau au bonheur. Demain, il se peut qu’on le lui arrache.
Les yeux gardés grands ouverts. Si elle les ferme, sans doute que tout disparaitra.
Des marques violacées recouvrent son avant-bras. Elle se pince si souvent et si fort, pour être certaine de ne pas rêver. La douleur lui assure qu’elle est vivante. Et que cet irréel bouleversement n’est pas un songe.
Tendue, elle déambule. L’apeurée.

Une semaine. Un mois. Un an.
Les Göring ne la balance pas loin d’eux. Ils sont toujours là. Près d’elle. Pour elle.
Elle marche, tête haute et menton fier. Un peu de confiance. Un brin de sourire.
L’avenir ne se résume plus à ce précipice, trou béant où elle se voyait sombrer. Un futur se dessine. Dans des tons pastel.
Elle garde son nom. Mais elle devient leur fille.
Et elle hurle sa joie. L’acceptée.

Divorce. Un mot. Juste un. Déclencheur. Ravageur.
Elle n’est plus qu’une enfant qui s’enfonce dans une tristesse exacerbée et incompréhensible.
Des fissures, qui courent à l’intérieur. Ça se casse, dans sa tête. Elle n’entend plus qu’un sourd bourdonnement accompagné des battements lourds de son cœur qui n’en peut plus. Elle est enfermée à l’intérieur de son crâne. Comme dans un donjon impénétrable. Mais elle n’est pas une princesse.
Ça recommence. Ils vont la laisser, eux aussi. L’abandonner. Elle le sait. Parce que ça se passe toujours comme ça. Elle n’est jamais assez bien ; pas celle qu’il faut. Alors on la lâche là où on le peut, comme on le peut.
Et sa vie n’est qu’une succession d’échecs. Misérables. La désespérée.

Alors, elle part. Sans un mot, sans une certitude.
Elle s’envole. Et c’est tout. Valise d’un côté. Theresia de l’autre.
Loin, elle respire. L’invincible.

Une incroyable aventure. De trois ans.
Elle devient cette héroïne moderne, cette femme de l’ombre qui fait de sa vie un don.
Elle contribue à la survie de ces personnes en lesquelles elle se reconnaît. Elle pourrait être à leur place. Le destin en a décidé autrement. Mais cela c’est joué à peu de choses. Elle ne l’oublie pas.
Elle participe activement. Elle oscille. Elle apprend et elle comprend.
Et elle fait la plus belle des rencontres. Cette fille, qui la complète. Sa meilleure-amie depuis des années, pourtant. Mais c’est là-bas, au bout du monde, qu’elle la découvre vraiment.
Et, sans s’en rendre tout à fait compte, elle en tombe amoureuse. La déboussolée.

L’indicible, qui se fraie un chemin. Et qui franchit ses lèvres. Elle assiste, impuissante, à ses propres propos. Elle se retrouve face à ses sentiments inavoués. Epouse-moi. Ce sont deux mots de trop, deux mots inappropriés. Elle le sait.
Et Sia s’en amuse. Alors elle répète. Epouse-moi. Il est trop tard. Elle ne peut plus se taire. Elle ne peut plus feindre.
Immobile, elle sent son cœur se fendre. Quand elle la regarde s’enfuir.
Elle glisse le long du mur. Et plante ses dents dans la chair de son poignet. L’abandonnée.

Seule. Retour à la case départ.
Elle ne pleure pas. Elle n’en a plus la force.
Elle a perdu tout ce qu’elle avait.
Elle repose son téléphone sur le lit défait. Son père est mort. Une impression de déjà-vu.
Elle hérite. D’un malheur crispant.
Son monde, déjà instable, s’effondre tout à fait.
Et respirer la fait souffrir. L’accablée.

Boston. Une halte. Juste pour la revoir. Lui dire adieu.
Puis repartir. Pour s’oublier.