ADAMMA CHIKWELU ► India Westbrooks

« Cesse de hurler, Anabela, tu vas réveiller le enfants ! » La voix de papa résonnait à travers les murs tapissés de leur chambre, tandis qu’avec mes frères et sœur, nous écoutions aux portes. Nous savions pertinemment que c’était mal d’espionner les parents, mais nous savions aussi à  quel point leurs disputes hebdomadaires, pour ne pas dire quotidiennes, étaient nocives pour eux comme pour leurs enfants. Et c’était tous les jours ainsi : moi réfugiée dans le lit de ma grande sœur, cherchant désespérément les bras de Morphée, pendant que ma mère subissait les courroux perpétuels de mon père. Et bien entendu, j’étais la plus affectée des quatre, étant la plus jeune. Kree, Kenyon et Ajalee restaient neutres, à mon grand désespoir. Pourquoi étaient-ils si impassibles était l’unique question qui tournait en boucle dans mon cerveau de petite fille de 6 ans. Je tentai de camoufler tant bien que mal mes sanglots entre les cris étouffés de maman, mais mes épaules chétives et tremblantes me trahirent. « Ne t’inquiète pas, Ada', ce n’est rien. Ça finira par s’arranger, comme toujours. »  Ajalee tentait difficilement de me rassurer, attitude de grande sœur oblige. Avait-elle raison ? Ces disputes allaient elles enfin cesser ? Loin de là. Malgré l’attitude fuyante qu’adoptait ma mère afin de ne rien laisser transparaître devant ses quatre enfants, nous n’étions pas dupes. Combien de fois avais-je été témoin de ses crises de larmes et autres sautes d’humeur ? Néanmoins, je parvenais petit à petit à comprendre les raisons pour lesquelles mes parents étaient si secrets concernant leurs différends : une famille dysfonctionnelle, c’était bel et bien la dernière chose qu’ils souhaiteraient pour nous. Ainsi, simuler sous nos yeux un semblant de vie de couple parfaite parût être la solution idéale, d’après mon père. En effet, notre père étant un chirurgien reconnu au Nigeria puis en Georgie, et ma mère étant ce que l’on appellerait « un pur produit de Praia», une de ces filles de bonne famille. Par conséquent, mes parents ne pouvaient supporter que leur entourage découvre le subterfuge. Alors la plupart du temps, tout allait bien dans le meilleur des mondes : une attitude plutôt candide, me diriez-vous, mais tout était bon pour épargner les petits. Toutefois, je me doutais que cette décision avait été prise par mon père. C’était évident, son égoïsme prenait le dessus dès que l’occasion se présentait, sans que ma mère n’ait mot à dire. Et malheureusement, j’avais hérité de cet effroyable trait de sa part, au grand damne de mes aînés.

« Y’en a toujours que pour elle, de toute manière ! J’en ai marre !! » Une fois de plus, ma sœur Ajalee quittait la table pour aller s’engouffrer une fois de plus dans sa chambre, ou pour ainsi dire son antre, telle un grizzli enragé. Et une fois de plus, elle me faisait sentir telle une pestiférée. La jalousie était décidément un trait de caractère commun chez les Chikwelu, et ce de la mère aux enfants. Si cela ne se produisait pas entre mes deux frères aînés, c’était entre Ajalee et moi, au grand désespoir de nos parents. Les dîners de famille s’achevaient chaque fois sous le ton d’une guerre nucléaire imminente. Ces moments de réunion familiale innocents ne se déroulaient pas une seule fois sans accros, et partaient en vrille dès que l’un d’entre nous disait quelque chose de travers. Je pourrais ne fut-ce que m’étouffer avec ma salade que les autres prendraient ça comme un affront. Dans tous les cas, la sortie de table précipité de ma sœur me laissa un goût amère en bouche, tandis que mon père se raclait  maladroitement la gorge histoire de détendre l’atmosphère un minimum. « Tu es contente de toi ? » Inconsciemment, je lançai un regard à la dérobée vers celle qui jusqu’alors, avait toujours été de mon côté. J’étais bouche bée, tant j’avais été outrée par ses propos. Qu’avais-je encore fait pour mériter tant d’hostilité de la part des femmes de cette maison ? Livide, je cherchais désespérément le soutien de mon père, mais ce dernier se dégonfla, une fois de plus. Pourtant, tout avait démarré par sa faute. Le dîner se déroulait plutôt bien, chacun des membres de la famille livrant le contenu de sa journée, aussi barbante qu’elle fut pour ma part. « Je n’en reviens toujours pas d’avoir été admise à Brown. C’est dingue !» C’est une Ajalee surexcitée qui avait parlé, et son enthousiasme avait doublé d’intensité lorsque mes parents ainsi que mes frères lui exprimèrent leur compliment. Brown a toujours été son premier choix, depuis qu’elle avait terminé ses deux années préparatoires à Dalton. Il était donc évident que Ajalee soit sollicitée, grâce à ses excellents résultats. Cela ne pouvait que rendre mes parents fiers de savoir que pas un de leurs enfants n’ait failli à leur devoir : se tenir à carreaux. Puis vint mon tour de la féliciter, jusqu’à ce que mon père me coupe la parole. « Brown c’est génial, mais ta sœur vient de recevoir une lettre d’admission de Harvard. En mathématiques appliquées, tu réalises ? Je ne peux qu’être ravi que l’une d’entre vous me fasse honneur en suivant mes traces. » Merde. Un malaise s’installa sans avoir été convié, et les regards se tournèrent vers moi, mon visage empreint d’une expression horrifiée. Ajalee, quant à elle, me fusilla du regard, un de ces regards qui pourrait tuer n’importe quel individu de faible envergure, comme moi. Je savais ce qui lui passait par la tête : un flot d’insultes qu’elle s’efforçait de ravaler, et elle se voyait sans doute dansant autour de ma dépouille une fois qu’elle m’aurait annihilé. Pour ce qui était de Kree et de Kenyon, eux se délectaient de l’instant présent, comme s’ils venaient d’assister en directe à un meurtre. En l’occurrence, un fratricide. « Mais… ce n’est pas si important, n’est-ce pas ? » Tentai-je de rattraper le coup, en vain. Le mal était fait : je venais indirectement d’anéantir le moment de gloire de ma sœur Ajalee.

« Merde, Ada', tu m’écoutes !? » Cette voix rauque, que je connaissais trop bien, me tira de mon moment d’absence. Mettons ça sur le compte de la nostalgie. J’étais allongée sur son lit, jambes en l’air dessinant des formes incohérentes avec ses dernières. Akil, quant à lui, consumait un énième joint entre ses lèvres épaisses, ses yeux noisette plongés dans les miens d’une façon déconcertante. Un frisson parcourut mon corps, sans même prévenir. Dieu seul savait à quel point je ne supportais pas ses manières. Et Akil n’était sans doute pas dupe, il savait pertinemment l’effet qu’il produisait en moi. En sa présence, tout ce que je faisais devenait irrationnel. C’en était presque nocif. Une relation tellement corrosive, que j’en étais même parvenue à mentir à mon entourage, consciente du scandale que cela aurait provoqué. Mon père avait été clair avec Ajalee et moi : pas de garçon, à moins qu’il ait été approuvé au préalable. Si ma grande sœur modèle avait suivi les instructions à la lettre et vivait d'un amour chaste avec le fils du Maire d'Atlanta, j’avais échoué secrètement à mon devoir. Akil était un garçon tout sauf respectable : plus âgé de trois ans à peine, il semblait flirter avec le danger, traînant avec des types peu fréquentables et s’adonnant à des activités peu licites. C’était d’ailleurs les raisons qui expliquèrent mon attirance pour lui. Jusqu’alors, convenable était mon principale qualificatif. Les écarts de conduite étaient inexistants, au même titre que ma vie amoureuse. La petite Adamma Chikwelu voulait mûrir, et l’année de mes seize ans sembla être le moment idéal pour faire mes preuves. Ainsi, après le couvre-feu, je partais mener ma vie d’adolescente libérée en quête d’adrénaline. Les soirées alcoolisées, les pétards et l’exploration de l’anatomie humaine auraient bien pu donner du fil à retordre à mes parents, si seulement ils avaient la moindre idée de ce qui se tramait dans ma chienne de vie. Je parvins enfin à sortir de mes songes quand je sentis les mais froides et rêches d’Akil sur mes épaules nues. Cependant, je frémis à son contact, automatiquement, et il se rétracta, visiblement déçu. Et je savais pertinemment que j’allais assister une fois de plus à « l’ouragan Akil ». C’était toujours ainsi : on se dispute, il part, je pleure, il s’excuse, je souris, il revient, je l’accueille non pas sans une pointe de remords. Notre relation était un cercle sans fin. Toutefois, ce soir-là, l’issue fut tout autre. « Je ne savais pas ce que je faisais, j’suis désolé. Mais t’as pas le droit de me punir pour ça ! » Sa phrase tourbillonnait dans mon cerveau. Paroles en l’air. Voilà ce à quoi je pensais en entendant ses balivernes. Un sentiment  de honte me submergea, et cette fois-ci, ce fut à mon tour de prendre la tangente et de le traiter comme un malpropre. Ce fut mon tour d’être irresponsable, de prendre la fuite et de le laisser livré à lui-même. En passant la porte de sa garçonnière, tout fut plus clair : Douleur. Voilà ce à quoi se résumait notre histoire.

 « Cette jungle du Massachussetts va me rendre folle… » Marmonnai-je entre mes dents, tout en m’efforçant d’apprécier la vision idyllique qui s’offrait à mes yeux à l’instant même. C’est vrai, vivre à Boston a toujours été mon rêve, mais cette petite voix dans ma tête appelée « conscience », aussi agaçante fut-elle, m’empêchait de me délecter de ce décor paradisiaque qu’était la côte est. En effet, jusqu’alors, j’avais passé le restant de ma triste existence en Georgie, à vivre sous l’ego surdimensionné de mon cher paternel : effectivement, depuis les départs respectifs de Kree, de Kenyon et de Ajalee je devenais par défaut l’enfant unique dont mes parents avaient la charge. Ainsi, la double-vie que je menais en dehors des bancs du lycée était en péril, et qui dit double-vie dit forcément ennuis. Par conséquent, il n’y eut plus de soirées, plus de remakes de Thelma et Louise, et encore moins d’Akil. Concernant ce dernier, je n’en étais pas moins satisfaite du résultat : j’avais rayé de ma vie celui que je considérais jusqu’alors comme étant l’amour de ma vie, lui avait rayé celle qu’il considérait comme étant sa came. J’avais donc effacé tout souvenir de ma cervelle de moineau, tandis que ce que j’aimais à appeler « la vraie vie » s’offrait à moi. De plus, la veille de mon départ, mon père m’avait fait promettre de ne pas compromettre mon avenir (en d’autres termes, il était hors de question que sa benjamine lui fasse honte) et de me consacrer à mes études. Une promesse qui ne serait certainement pas tenue, me connaissant. Après tout, « Carpe diem », ou « YOLO » comme dirait notre ami Drake…