Élisabeth Bérénice de Saint Val ► Bryden Jenkins

Tu marches sans but précis dans le parc. Il fait froid, monstrueusement froid, à t'en glacer les doigts, mais tu préfères laisser l'air piquant comme une lame te transpercer les poumons. Tu te concentre sur ton souffle, ta simple respiration, ça te fait oublier l'annonce de ce midi. Tu es fiancée. C'est possible ça ?  Qui voudrait de toi comme épouse. Tu es soporifique, pas très jolie, tu as tes propres opinions, tu crois ou tu crois pas, mais t'es riche. Alors ça fait toute la différence. Fais des enfants et tais toi ? C'est ça ton futur ? C'est pour ça qu'on t'as mise au monde ce 28 janvier 1994 au beau milieu de la nuit, pour que tu perpétue la haute et prestigieuse lignée des de Saint Val ? Tu donnes un coup de pied dans les racines d'un arbre centenaire. Tu laisses éclater ta colère avec en fond, le manoir familial, et des éclats de rire. Tu n'aimes pas rire, tu tires toujours une tête d'enterrement. Tu veux t'en aller, voir de nouveaux horizons. La rentrée à Harvard n'est que dans un mois et demi pourtant tu ne tiens pas en place. Les États Unis, l'université, c'est ton indépendance, ton rayon de soleil. Tu es heureuse que t'es parents aient accepté. Ton père y es allé, ton oncle a des contacts... utiles. T'as bien conscience de pas être un vrai génie, t'aimes étudier, t'es assez douée pour ça mais tu fais pas partie de ces têtes que tu admires. Ce que tu adores toi, c'est parler aux gens, les écouter, les comprendre. Tu récupère leurs histoires pour t'en faire une à toi, c'est un peu étrange mais par écrit ça donne bien, d'après ton meilleur ami.

Ton meilleur ami... Tes parents ne le connaissent pas, c'est un des jardiners, il ramasse aussi les balles quand la famille joue au tenis. Dieu quels clichés. Lui, il est normal ? Il n'en a rien à faire de l'avis des autres, il dit ce qu'il pense, embrasse qui il veut. Toi, t'as ton titre, des opinions conditionnés et t'as tellement peur du jugement. Avec lui, tu t'exprimes, t'oses lui dire que la fille du duc de Boivres est jolie, que tu voudrais la connaître... beaucoup plus. Lui ne se laisse pas berner par ton compte en banque, tes cheveux à la belle au bois dormant ou tes yeux couleur océan. Il est pas comme les autres garçons. Comme ton frère par exemple. C'est ton cadet de deux ans à peine. Il est gentil mais un peu aveuglé par les promesses de père. Il héritera, sera grand et adulé. Petit il voulait être danseur, tu t'en souviens, vous dansiez ensembles. Tu lui prêtais tes chaussons et vous mettiez du Tchaïkovski ou du Ravel. Et puis, il a arrêté, pour l'escrime. Ça t'as transpercé le coeur aussi bien que son fleuret. T'as eu l'impression de perdre cette complicité. C'est ridicule. Au froid s'ajoute le vent, tes joues sont rouges jurant avec la blancheur de ta peau, parsemée de quelques tâches de son. Tes doigts frigorifiés sortent ton téléphone de ta poche. Les messages affluent, te félicitant. Te félicitant de quoi au juste ? De t'être tue quand on a annoncé dpque tu quittais la prison dorée de tes parents pour celle de ton futur mari ? Bravo Bérénice, tu pourra faire les jeux olympiques de la faiblesse. Tu t'apprêtes à ranger ton portable quand un message de ta meilleure amie et cousine t'interpelles. "Je te plains, sois forte." Elle te plaint, sois forte.

Forte, tu ne l'a pas toujours été. C'était toujours elle la plus forte, celle qui te défendais à l'école, puis au collège, puis au lycée. Toi t'as toujours eu le chic pour te foutre là où il fallait pas avec les mauvaises personnes. Elle, c'était la voix de la raison. Un peu trop croyante, se réfugiant dans un église plutôt que dans sa chambre quand ça n'allait pas, tu ne lui a jamais confié que t'aimais aussi les filles. Tu as trop peur de la perdre. Le froid est devenu brûlant, comme la neige quand on tombe dedans. Ta chemise n'est pas vraiment un rempart contre les premiers flocons qui tombent du ciel. Ta rentrée se fera en hiver, après les fêtes. Toi t'aurais préféré avant, t'as pas la tête à ça, t'as pas envie qu'on te répète de pas trop manger, histoire de garder un minimum de charme. Mais oui c'est vrai t'as pas de charme, les cernes violettes gâchent un peu le portrait. La température te fait pleurer, où alors ce sont aussi des larmes de tristesse ? Tu entends au loin, la voix de Julie, ta gouvernante, ta mère de remplacement en quelques sorte, qui te hurle de rentrer, parce que "miss Bérénice vous allez attraper la crève, avec c e bout de rien sur le dos". Une étole de laine se pose doucement sur tes épaules tandis que le visage parcheminé de ta vieille amie sourit et te tance de rentrer. Allez, va jouer un peu de piano, va lire un bon livre et va te préparer pour la réception de ce soir. C'est toi la "reine de la fête" aujourd'hui...