POLINA K. ADAMSZAK ► Alicia Vinkander

“ remember my dear child, don't let love get you high because the higher you get, the harder you fall ”

La tête posée sur le torse chocolat du jeune garçon à ses côtés, Polina laissait ses doigts se balader doucement sur celui-ci alors qu'il se mouvait délicatement au rythme de sa respiration. Depuis combien de temps était-elle réveillée ? Dix minutes ? Trente ? Peut-être le double, elle n'en savait rien. Pour l'instant, elle se concentrait uniquement sur la respiration rassurante de son amant du jour, comme si elle avait peur qu'il ne s'enfuie et la laisse seule. Comme les hommes que sa mère lui avait décrits depuis qu'elle était en âge de comprendre de quoi il en retournait. Mais Isaiah n'était pas un homme, il n'avait que quatorze ans, alors il ne pouvait pas la faire souffrir lui aussi, non ? Puis qu'est-ce qu'on pouvait bien savoir des relations amoureuses à quatorze et quinze ans ? « Dis Yaya, tu me trouves jolie ? » Elle l'avait entendu remuer légèrement et bien qu'il ne soit totalement sorti de son sommeil, elle s'adressait à lui. Ou plutôt elle se parlait à voix haute. On lui avait souvent dit que le meilleur moyen de retenir un homme était l'apparence. Que ce que ces messieurs affectionnaient particulièrement était une jolie femme dans leurs bras. Alors elle se posait des questions. Est-ce que Isaiah la trouvait jolie ? Elle qui était lovée contre lui après une nuit d'amour, leur première vraie nuit d'amour après plus d'un an de "relation". Son premier réel petit ami. Le premier qui avait su la faire chavirer un peu plus que d'autres. Le premier qui était parvenu à la faire se sentir à la maison alors qu'elle se trouvait à des milliers de kilomètres de la Pologne. Ici, dans le Connecticut, tout était différent. Différent de Paris, la ville où elle avait séjourné avant d'arriver en Amérique. Et différent des autres destinations qui figuraient sur son passeport. La jeune nomade de quinze ans avait toujours été catapultée d'une capitale du monde à une autre, sous prétexte d'ouverture sur celui-ci. Sous prétexte de collecter diverses expériences afin de fournir le bagage de sa propre vie. Piètre excuse pour cacher le fait que ses parents n'avaient tout simplement pas le temps de s'occuper de deux enfants. Puisque son grand frère était logé à la même enseigne. Lui non plus n'avait pas eu droit à une famille normale, soudée. Chez les Adamczak, on a toujours cru que le matériel primait sur l'affectif. On a toujours cru qu'on pouvait tout acheter avec l'argent, même le bonheur. Alors on envoyait les petits dans des structures de luxe, on leur bourrait le crâne de voyages en espérant qu'ils n'auraient jamais une réelle envie de se poser au bercail. Donc oui, Polina avait peur que ce soit la même chose pour son beau métisse. Que lui ne la considère que comme une passade. Une fille qu'il pourrait remplacer comme bon lui semble, d'autant plus qu'il était parvenu à capter le goût de sa peau. « Tu me réponds pas ? Tu me trouves hideuse, c'est ça ? » Hideuse. Il n'y avait que Polina pour employer un tel adjectif à cet âge. Elle avait toujours été trop précoce. Trop, trop tôt. Se relevant à moitié en prenant appui sur l'un de ses coudes, la Polonaise fixa son regard sur le visage du brun qui venait à peine de se réveiller pour essayer d'y déceler la plus petite once de réaction à ses propos, ses longues boucles lui retombant sur le sommet du nez, le caressant doucement comme pour lui offrir un réveil plus doux que le réveil verbal que la brunette lui avait donné un peu avant. Isaiah, un mince sourire tendre sur les lèvres vint chercher celles de Popo, une main posée dans ses cheveux et une autre entourant sa taille. « Quelle question...! T'es sûre que tout va bien Popo ? » Profitant de ce tendre échange, la jeune fille rouvrit ses yeux noisette, la mine préoccupée. Comme si son âme n'était pas encore apaisée. « On t'a déjà dit que tes yeux en disant bien plus que ce que tes lèvres ne pourraient jamais confesser ? » Elle était consciente qu'elle devait le perdre avec un tel langage à leur âge, mais c'était plus fort qu'elle. Elle faisait glisser doucement ses mots savants, ses mots poétiques, pour pallier au terrible manque de confiance en elle qu'elle portait à l'intérieur depuis quinze années. S'attacher, ça n'était pas sa tasse de thé. Le mot amour demeurait probablement le seul grand mystère de son existence. Certains comptaient juste plus que d'autres et son beau sportif métisse en faisait partie. Elle avait même repoussé la date de son retour vers Varsovie pour lui. Pour qu'il puisse égayer sa vie un peu plus longtemps. Il avait été l'un des rares seuls à ne pas la faire se sentir différente mais bel et bien spéciale. Un air mélancolique dans le regard, Polina lui sourit tendrement avant de l'embrasser à nouveau et de revenir se blottir dans ses bras. « Gwiazdka... » Ou son étoile filante dans sa langue maternelle. Elle le voyait comme ça, comme une étoile qui venait illuminer sa vie le temps de son passage éclair. Et elle ne voulait pas en dire plus. Elle ne voulait pas éveiller les soupçons de son futur départ. La Pologne l'appelait et elle comptait partir à la prochaine rentrée scolaire. Sans se soucier de si cet "amour" aurait un lendemain ou pas. Bien qu'elle ça piquait quelque peu de le laisser. Lui qui avait été son plus grand soutien pendant près de deux années. Mais elle était ainsi Polina. Elle butinait mais ne se posait jamais. Elle profitait mais ne voulait pas que l'on profite d'elle. Comme endoctrinée à n'attendre que le pire d'autrui. Et c'est ainsi que ses doigts s'entremêlèrent à ceux de Isaiah pour la dernière fois. Qu'elle sentit son cœur battre dans sa poitrine juste sous son oreille. Que son corps tiède la réchauffait lors d'une rude soirée hivernale. Que son innocence adolescente se laissait berner par son sourire ravageur. Et qu'elle lui brisait ainsi le coeur sans même en avoir conscience.

“ people always talk about the ones that got away so you better make a great exit dearie ”
Les gouttes de pluie s'abattaient de toute leur puissance sur les parapluies présents réunis dans ce cimetière aujourd'hui. Premier mois de l'année 2013. Premier mort de l'année. On se recueille. On dit des mots et des longues belles phrases en polonais. On raconte combien il était parfait, combien il a changé la vie de beaucoup et combien il va manquer. Puis on s'en va. Les silhouettes s'éloignent petit à petit, tandis qu'un parapluie reste là, debout, immobile. Sa propriétaire, la fille du décédé ne sait quoi dire. Pourquoi parler pour un homme qu'elle n'avait qu'à peine connu ? Elle avait fait le voyage depuis Boston spécialement pour l'occasion mais elle en ignorait toujours la raison intrinsèque qui l'avait poussée à le faire. Cet homme, elle l'avait aimé. Puis détesté. Surtout détesté. Pourquoi n'avait-il pas pu l'aimer comme un père l'aurait fait ? Pourquoi n'avait-il pas su l'aimer comme un père l'aurait fait ? Désormais, toutes ces questions resteraient à jamais sans réponse puisqu'il n'était plus là pour y répondre. « Der ist tot.  Sursautant, Polina ne pensait jamais entendre cette voix à nouveau. La seule personne qui pourrait lui parler allemand couramment puisqu'il avait vécu à Berlin la plus grande partie de son enfance. Elle n'avait pas besoin de tourner la tête pour avoir une reconnaissance visuelle de la personne. « Das weiss ich, danke schön Bruder. » Lui répondre dans la même langue n'avait jamais été un problème pour la jeune femme parfaitement polyglotte. A vrai dire, elle trouvait que l'allemand apportait une autre dimension à leur conversation. Après plus de cinq ans de silence radio. Elle n'en revenait pas. « Warum bist du da ? » Sa question l'étonna grandement, si bien qu'elle le regarda enfin, son visage se dessinant entre les gouttes de pluie. « Warum bist DU da ? » Elle lui faisait à présent les gros yeux. Après tout, il était celui qui avait tourné la page sur leur famille le premier. Trente ans au compteur et tout autant de coups bas faits à cette famille. Les enfants Adamczak n'avaient jamais été un exemple d'enfants modèles. On pouvait s'étonner de les voir présents aux funérailles de leur père. Polina avait postulé pour Harvard dès sa majorité et si son nom - fille d'un géant des cosmétiques tout de même - avait fait une partie du boulot, le reste, elle le devait uniquement à elle et à son super cerveau. Un QI supérieur à la moyenne, un dossier en béton, un entretien tout à fait intéressant avec une jeune femme qui savait tenir une conversation, qu'est-ce qui aurait bien pu mal tourner ? Ça avait même été un peu trop facile mais la brune ne s'en plaignait pas. Depuis qu'elle avait emménagé à Boston et qu'elle étudiait dans cette grande université, elle avait l'impression d'avoir trouvé une nouvelle famille. Elle appréciait beaucoup les gens de sa fraternité, elle suivait ses cours d'astrophysique et de danse avec un engouement sans pareil, et pourtant, elle avait laissé son père détruire cet Eden qu'elle s'était trouvé une nouvelle fois. Cette fois-ci dans la mort. « Weisst du was ? Der war kein Papa für uns. Niemals. Ich weiss nicht warum ich da bin. » Et il avait raison. Ils n'avaient rien à faire ici à part jouer les hypocrites. Ce qui n'était pas très bien moralement. « Denn geh einfach weg. Aber sei ein Schatz und sag der Mama was für mich, willst du ? » Elle le regarda cette fois de haut, comme pour lui montrer que tout le mal qu'il lui avait fait depuis qu'il ne faisait que jouer les frères fantôme ne l'atteignait pas. « Sag mal dass ich heim geh'. Zegnaj. » Un "adieu" polonais lancé cruement, comme pour faire mal. Pour rester sur la même note que son très cher frère. Et par "heim" elle voulait dire "home", sa maison, cet endroit qui l'avait adoptée depuis trois années déjà à l'époque. Elle retournerait le soir même par le premier vol à Boston. A Harvard. Elle souhaitait oublier cette vie à Varsovie. Ces moments pas toujours très roses qu'elle avait vécus. A présent, elle s'en construirait de nouveaux. Elle prouverait à tous qu'elle avait bien fait d'y retourner malgré les explosions. Elle leur montrerait qu'elle pouvait être quelqu'un de tout aussi bien que son père, avec les magouilles en moins. Et elle n'avait besoin de personne pour marquer le monde de son emprunte, elle en était convaincue.