« Rencontre royale »

La brume envahissait peu à peu mon esprit, obscurcissant mon jugement, ma moralité, mon passé. Accoudé au comptoir du bar, j'avalais lentement une énième gorgée de whisky, perdu dans mes pensées, indifférent aux hommes et aux femmes qui s'agglutinaient autour de moi. Anonymes d'un soir en quête d'aventure et de romance. Loin de mes habituels costumes cintrés, je n'avais plus rien du dandy impeccablement apprêté. Ce soir, une veste sombre en cuir vieilli accompagnait une chemise bleu ciel qui se mariait avec mon regard d'un bleu électrique. L'alcool me faisait toujours cet effet-là. Un jean et des chaussures plus toutes jeunes mais pourtant immaculées me donnaient l'air d'un touriste de passage, à la fois solitaire et dangereux. « Un autre. » réclamais-je au barman de ma voix grave et, ce soir, légèrement écaillée par la boisson. Dangereux, voilà un adjectif que j'avais souvent entendu pour me qualifier. Et pas plus tard qu'il y a quelques jours, la lueur que j'avais lu dans son regard, malgré l'échange qui avait suivi, n'avait servi qu'à confirmer mes doutes.

J'avais pris l'habitude de venir boire un verre le samedi soir dans ce bar. Seule ou accompagnée tout dépendait mon humeur. Mon humeur du jour me voulais solitaire pour pouvoir décompresser seule face à mes problèmes. Je voulais juste pouvoir mettre mon cerveau de côté et passer une soirée sans prise de tête avant d'aller rejoindre Jo et Aileen à l'appart. Ma journée avait été intense, la boutique ne s'était pas vidée avant dix neuf heures, le moment de la fermeture. Noël approchait à grand pas ce qui signifiait que mes parents viendraient chez moi pour l'occasion. J'avais juste trop hâte qu'on se retrouve tous en famille même si d'habitude je n'accordais pas vraiment d'importance à cette fête. J'étais accoudée au bar, mon verre de margarita posé devant moi. Mes doigts pianotaient sur mon portable alors que mes oreilles entendirent une voix qui recommandait la même chose. Mon regard s'est tourné vers cette voix pour découvrir le visage d'un homme un peu trop embrumé par l'alcool. Je bois une gorgée de mon cocktail et laisse tomber mon téléphone. Journée difficile ? Mes yeux sont rivés vers lui et le regardent pour tenter de comprendre qui il peut bien être.

Les lèvres trempées à demi dans mon verre, je descends une nouvelle gorgée lorsqu'une voix féminine m'interpelle à quelques pas de là. Mon regard se pose sur sa silhouette, quelques secondes à peine, avant que je n'en retourne à la boisson. « On peut dire ça oui. » soufflais-je pour moi-même avec un sourire en demi-lune. D'ordinaire, je ne causais pas. Plutôt solitaire, peu tactile et surtout enclin à éviter la foule à tout prix, je me montrais étrangement plus sociable ce soir, puisqu'à nouveau, je l'avais contemplé. « Et pour vous ? » En lui renvoyant la question, je ne m'attendais pas à faire la conversation. Simplement à faire sa connaissance et à éviter de boire encore. La boisson troublait les sens. Voilà pourquoi généralement, je ne buvais pas, même en soirée. Plusieurs minutes passent, lentement, et un soupir de lassitude s'échappe de ma gorge brûlante. « Je peux vous poser une question un peu...particulière ? » Depuis ce qui s'était passé, cette question me hantait. J'avais ma réponse, quoiqu'insatisfait, de la part de Lily, mais je voulais pousser plus loin ma recherche, vérifié que ce n'était effectivement pas moi qui avait changé. Sans me lever de mon siège, je me tourne pourtant complètement dans sa direction afin qu'elle puisse, en quelque sorte, jauger l'animal de haut en bas. « Diriez-vous que...je suis un homme attirant ? » Si l'alcool n'avait pas imbibé mes circuits, j'aurais sans doute ri du ridicule de la situation. « Attirant ou plutôt...effrayant ? » répétais-je, immobile, les jambes touchant à terre quoique toujours assis sur mon tabouret de bar, une main accoudée au comptoir tandis que l'autre traînait inerte sur ma cuisse.

J'avais engagé la conversation avec cet homme sans savoir s'il avait envie de discuter ou non. Mais les mots étaient sortis trop vite de ma bouche sans que je puisse m'arrêter. J'attends sa réponse et me dis qu'il va peut être m'envoyer chier. Si c'est le cas ce n'est pas bien grave, je ne serai jamais amenée à le revoir. Et, finalement il me répond. Je bois une autre gorgée quand j'entends sa réponse accompagnée quelques secondes plus d'une question. Je le regarde, un léger sourire aux lèvres. On peut dire ça aussi. Rien de plus rien de moi, lui comme moi n'avons pas vraiment envie de s'étendre sur le sujet et ça se voit. Je me concentre de nouveau sur mon verre quand cet homme s'adresse de nouveau à moi. Je suis surprise et me demande quel genre de question particulière il peut bien vouloir me poser. Je me tourne totalement vers lui. Oui, allez y... Je m'attends à tout puis à rien, parle bel étranger. Je le regarde se tourner vers moi attendant que sa question tombe entre nous. Je suis d'abord étonnée, je l'observe détaillant le moindre coin de peau de son visage meurtri. Attirant ou effrayant. Est ce que cet homme m'effraie ? Et bien... Je marque une pause comme si j'avais besoin d'encore un peu plus de temps pour répondre. Je dirais que vous êtes attirant. Plus d'une femme aimerait vous avoir dans son lit, c'est certain. Mais vous avez un côté mystérieux, peut être un peu sombre qu'on a envie de découvrir. Je ne savais pas si cette réponse lui convenait ou s'il attendait autre chose mais j'avais été sincère.

Immobile, je la fixe sans sourciller, conscient de cette inspection détaillée qu'elle réalise en me dévisageant. Loin d'être gêné, j'attends patiemment sa réponse et esquisse même l'ombre d'un sourire lorsque celle-ci me parvient enfin. Mon physique lui plaît, c'est une évidence. Et aussi surprenant que cela puisse paraître compte tenu de mon tempérament habituellement solitaire et peu disposé à la sensiblerie, je suis flatté de l'entendre. D'ailleurs, ses dernières paroles ne sont pas tombées dans l'oreille d'un sourd. Mon verre à la main, je me rapproche du siège qui nous sépare encore. Oubliant mes vieux réflexes, mes habitudes à rester froid même dans l'adversité, l'alcool m'aide à me détendre, peut-être un peu trop mais tant pis, ce soir j'appréciais la compagnie qu'elle m'offrait. « Merci...de votre honnêteté. » Un sourire, une nouvelle gorgée, et je plonge mon regard dans le sien, la dévisageant à mon tour. « Pardonnez cette question peut-être un peu...étrange en la circonstance, mais j'avais besoin de me l'entendre dire pour y croire encore. » Mon sourire se dissipe, ne laissant qu'une fine ligne entre mes joues. Je l'observe toujours avec attention. « A propos, je m'appelle Lawrence. » soufflais-je en lui tendant ma main, paume relevée. « Etes-vous accompagnée ce soir ? Vous attendez sûrement votre petit-ami ? » lui demandais-je ensuite en vérifiant qu'elle n'avait aucune alliance au doigt. Jeune certes, mais qui sait, les jeunes d'aujourd'hui n'attendent pas si longtemps avant de se passer la bague au doigt. En outre, si cette jeune femme était en couple, la conversation n'aurait pas lieu d'être, car je n'étais pas le genre d'hommes à courir les jupons, et encore moins à faire partie d'un tableau de chasse, non merci.

J'ai vraiment été surprise par cette question mais pas gênée. Après tout, pourquoi un homme ne pourrait il pas lui aussi douté de son sex appeal ? Ce sont plutôt les meufs qui demandent ce genre de choses pour être rassurée mais dans un sens ça me fait plaisir que cet homme me l'ai demandé. N'allez pas chercher pourquoi, je ne saurais vous le dire. Je viens donc de lui donner ma réponse qui j'espère lui plaira. Je me reconcentre sur mon verre et du coin de l'oeil je l'observe venir plus près de moi juste sur le tabouret d'à côté. Très bien, j'aime la proximité. Il n'y a pas de quoi. Nos regards se croisent puis se fixent alors que cet homme se confie sur cette question qu'il m'a posée. Je ne suis étonnée de son explication, c'est plutôt ce à quoi je m'attendais. Ne vous en faites pas. En ce moment je ressens ce même besoin de reconnaissance, de savoir si je peux plaire aux hommes. J'esquisse un sourire, un faux sourire qui ne sonne vraiment pas juste peut être l'aura-t-il remarqué. Mais je n'ai pas envie de me préoccuper de ma vie sentimentale désastreuse pour le moment. Je le regarde toujours, l'observant avec attention sans ciller du regard. Je suis Anna. Et non je n'attends personne, et personne ne m'attends. Je comptais me souler seule. Pas de petit ami, aucune attache, personne qui en vaut vraiment la peine. Je pause ma paume contre la sienne et demande au serveur sans vraiment le regarder de nous servir deux verres de son whisky le plus fort. J'aurais pu lui demander si lui attendait quelqu'un mais j'en ai vite déduit qu'il n'y avait personne dans sa vie non plus. Sinon il ne m'aurait pas abordé de la sorte et sa femme aurait pu le rassurer beaucoup mieux que moi sur le fait qu'il est attirant.

Mon sourire demeure et s'agrandit à sa remarque bien que je ne réponds pas encore. Douter de ses atouts, une femme comme elle ? Honnêtement, je n'y aurais jamais songé. Anna avait tout pour plaire. Une bouche charnue, des yeux de femme-enfant, un sourire avenant et une peau neigeuse qui donnait envie de l'embrasser jusqu'à se sentir en droit de la réclamer toute entière. Quoiqu'il en soit, je fus d'autant plus surpris en apprenant qu'elle était...célibataire. Mais, une fois n'est pas coutume, je gardais le silence. On avait beau être belles, ce n'était pas pour autant que l'on souhaitait être en couple n'est-ce pas ? Bien que je suspectais dans le cas d'Anna que ce soit plutôt une question de choix mûrement réfléchi suite à des désastres amoureux, je n'avais pas à juger sa vie sentimentale, puisque la mienne représentait elle-même très bien le loup solitaire qui lui faisait face à cette heure tardive. En la saluant, je soulève sa main, tel le gentleman que je demeurais malgré l'alcool et le lieu peu propice à de tels gestes, et y dépose un fugace baiser. « Etes-vous une habituée de ce genre d'endroit Anna ? » Si je lui posais la question, c'est que ce n'était pas mon cas. Je passais bien plus de temps dans les hôtels de luxe que dans les milieux de 'moyenne condition' dirons-nous. La faute à une profession qui me permettait de vivre largement au dessus de mes moyens et de bénéficier de bonnes fréquentations dans la société. « Si ce n'est pas le cas, puis-je vous suggérer que vous marchions un peu, histoire de discuter plus...tranquillement. » sous-entendis-je en jetant notamment un regard sur la piste d'où s'élevait maintenant une musique tenant plus du brouhaha que d'un son véritable.

Oui, personne ne m'attend. Je suis seule, tristement seule et ça m'en fait perdre la tête. Alors je bois, beaucoup trop mais je me dis que c'est passager que j'ai besoin de ça pour faire le point. De la solitude et de l'alcool. Je ne sais pas vraiment pourquoi j'agis de cette manière, pourquoi je ne cherche pas le contact humain de mes amis par exemple plutôt que de prendre des verres dans des bars sans regarder ceux qui m'entoure. Cette rencontre inattendue tombe à pic donc et promet de me changer les idées. Je le regarde déposer un baiser sur ma main comme un véritable gentleman. Je ne sais pas si ce que je fais est bien ou mail, je le fais un point c'est tout. Pas vraiment. Enfin en ce moment je vais de bar en bar pour tenter de parvenir à combler ma solitude. Je lui souris tristement et ajoute. C'est bien la première fois qu'un homme m'aborde dans ce genre de bar. En temps normal je ne les laisse pas approcher. Je le regarde et bois d'une traite la fin de mon verre. Je ne sais pas sur quel chemin je vais, si je vais rentrer seule ou pas. Je laisse faire les choses tout simplement. Je regarde autour de moi lorsqu'il me propose d'aller ailleurs et lui réponds Je suis d'accord, je ne supporte plus cette musique. Un dernier regard, de l'argent sur le comptoir pour mes consommations puis je mets mon manteau prête à le suivre où bon lui semblera.

L'écoutant sans mot dire durant quelques minutes, je souris vaguement en songeant que nous avions le même besoin ce soir. Celui de boire, boire pour oublier ou pour avancer...autrement. En outre, je ne pense pas avoir besoin de lui dire que ce genre d'endroits ne fait pas partie de mes favoris, je pense que mon timbre de voix l'a clairement exprimé pour moi. Un sourire qui s'agrandit suite à sa remarque. « J'ai donc ce privilège. Je tâcherai de m'en montrer digne. » la taquinais-je avec un brin d'humour, tout en me demandant la raison qui pouvait bien la conduire à envoyer paître un quelconque prétendant. Serait-ce par peur de ce que l'avenir lui réserverait ? Ou autre chose de plus personnel ? Déposant la monnaie sur le comptoir du bar, je m'empresse de la rejoindre, la dépassant pour lui ouvrir la porte de la boîte de plus en plus bondée dont la musique s'entichait à vouloir nous casser les oreilles. « Alors, Anna, dîtes-moi...pourquoi ne laissez-vous aucun homme vous approcher ? J'avoue que cela m'intrigue. » lui demandais-je une fois à l'extérieur en dissimulant mes mains dans mes poches de veste.