story of my life
12 AOÛT 2011 ; 20H15
« C’est bon tu me prends la tête là, j’suis assez grand pour sortir quand j’en ai envie sans avoir à te demander la permission toutes les cinq minutes ! » La colère gronde, elle me brûle l’estomac, m’enflamme le corps et m’aveugle. On pense avoir tout compris à quatorze ans, on ne se rend pas compte de l’illusion dans laquelle on se berce quotidiennement. Elle se tient là, énervée, angoissée, désabusée. Elle a préparé le repas pour mon anniversaire, elle s’est démenée pour me faire une surprise à laquelle je n’accorde pas la moindre attention. Je sens la tristesse dans son regard et cette souffrance me détruit, elle me ramène à ma médiocrité et ne fait que me mettre plus en colère. Cette année n’a pas été simple, papa nous a fait vivre l’enfer, il nous a tout caché du cancer qui le rongeait jusqu’à ce qu’il ne soit plus capable de tenir debout. Il a tenu, puisé dans ses réserves, tenté de nous protéger mais il a raté son coup. Il nous a arraché la préparation, nous a laissé dans le déni, nous a pris de court lorsqu’il s’est éteint dans la surprise la plus générale. Les frais médicaux, les factures, l’enterrement… Nous avons été mis sur la paille en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, pas eu le temps de nous y préparer non plus. Il nous a privé de notre droit de savoir, de notre droit de prendre les devants, d’anticiper. Il a été égoïste d’un bout à l’autre. Il m’a lâchement abandonné, il nous a lâchement abandonnés ! Ma mère, elle se défonce chaque jour, enchaine les heures supplémentaires au boulot, elle a même choisi de prendre un second poste pour que je puisse vivre confortablement et moi… Et moi je la fuis, je mets de la distance, j’ai peur… Comment faire confiance à quelqu’un à nouveau quand le mensonge s’est glissé dans ton quotidien pendant plus d’un an ? N’aurais-je pas dû voir les signes ? Il avait pourtant maigri, un nouveau régime miracle qu’il disait, la perte de ses cheveux ? Un désir de se rajeunir en se débarrassant de ses cheveux qu’il avait répondu… Il nous a mené en bateau ! « Surveille ton langage ! Je suis ta mère, tu ne me parle pas comme ça ! » Elle se met à crier à son tour, elle ne comprend pas… Comment le pourrait-elle ? J’étouffe ici, tout me ramène à lui, à la maladie, à la mort… Tout me ramène à ce que nous avons perdu, aux mensonges, aux faux semblants. Je meurs à petit feu ici, trop jeune pour être sans cesse ramené à de telles difficultés. Ne suis-je pas censé découvrir la vie ? M’épanouir ? C’est ce que font tous mes potes, ils ont tous la vie rêvée, ils s’amusent, vivent… Et moi je reste là, à donner le change… Mon père m’a transformé en un putain d’acteur lorsqu’il est mort. Pudeur ? Ma grand-mère ne cesse de répéter cela à mère, elles pensent que je n’écoute pas… Les murs ont des oreilles ! « J’veux pas faire mon anniversaire avec toi t’as compris ? J’veux pas être là, j’veux être avec des gens que j’aime… Des gens qui m’aiment ! » La bombe est lâchée, le pire dans tout cela c’est que je n’y crois même pas moi-même. Bien-sûr qu’elle m’aime, bien-sûr que je l’aime… Je ferais tout pour ma mère, pour la voir sourire à nouveau mais j’ai tellement mal, je suis tellement malheureux que je ne parviens même plus à la regarder sans éprouver de la déception, sans en arriver à me demander si elle aussi elle me ment… Si elle aussi elle compte m’abandonner du jour au lendemain ! « Jaheim !!! » Je ne l’écoute même plus, je prends la fuite, en courant. Quel con tu fais ! Est-ce cette image que ma mère gardera de moi maintenant que j’ai disparu ?
12 AOÛT 2011 ; 23H
J’erre comme un imbécile dans la rue depuis une bonne heure maintenant, tourne autour du pot plutôt que d’affronter une réalité qui, je le sais, sera forcément déplaisante pour moi. Ma mère n’est pas couchée, comme d’habitude, elle attend que je rentre, inquiète. Elle a bien essayé de m’appeler tout à l’heure mais j’ai égoïstement préféré me terrer dans ma médiocrité et presser le petit bouton rouge. La lumière qui émane des fenêtres de notre maison contraste avec l’obscurité angoissante du quartier. Écologie qu’ils disent, à partir de minuit tous les lampadaires s’éteignent… Pratique lorsque tu veux faire les cent pas sans être remarqué, parfait lorsque tu cherches cette force surhumaine nécessaire pour affronter la honte dans le regard de ta propre génitrice. Elle doit être tellement déçue par moi, surement pas autant que moi, je me dégoûte. Tout allait tellement bien avant, pourquoi ne parvenons-nous pas à retrouver cela ? Est-ce si difficile que cela ? Impossible ? Je prends une grande inspiration et me retourne, il est temps d’agir comme un homme. Une femme m’interrompt d’un cri strident, elle avance lentement vers moi, j’ai du mal à la distinguer sans lumière. Mon écran de smartphone remonte le long de mon corps pour éclairer la jeune femme, elle ne doit pas avoir plus de trente ans, elle se tient le ventre, un ventre bien rebondi. Ses vêtements sont humides. « Je crois que je suis sur le point d’accoucher, aidez-moi ! » Quoi ? Comment ? Mon corps tout entier est parcouru par un frisson, que dois-je faire exactement ? « Oh mon dieu… Laissez-moi une petite seconde, je vais chercher ma mère, on vous emmènera à l’hôpital ! » Difficile de réfléchir, de réellement analyser la situation. Peut-être que je n’en serais pas là si j’avais été un petit peu plus prudent, un peu moins stupide. « Pas besoin, j’ai juste besoin de rejoindre mon van, là-bas ! » Elle me montre un véhicule que j’aperçois à peine dans le noir, mon cœur s’emballe et j’hésite. Un regard en direction de la maison, un autre du côté du van, ses soupirs de douleur m’empêchent de me concentrer. « D’accord, tenez, accrochez-vous à moi ! » Je réduis la distance, lui attrape le bras pour le glisser autour de ma nuque afin de trouver un appui suffisamment solide pour l’aider. Je n'ai peut-être que quatorze ans mais je suis déjà quasiment aussi grand qu’elle, l’adrénaline du moment me permet de faire preuve d’une force quasi titanesque, elle est anormalement légère, je devrais pourtant m’en rendre compte. Nous arrivons au van. « TARTE FLAMBÉE ! » Je tourne la tête, mes yeux l’interrogent immédiatement. « Quoi ? » La porte coulissante du van s’ouvre et un homme se jette sur moi, la femme est entrainée dans notre chute mais ne tarde pas à se relever, je ne ressens plus sa détresse, elle presse ses mains contre son ventre et le faux-ventre qu’elle portait jusqu’alors ne tarde pas à céder. J’ai été piégé. Bêtement… L’homme m’attrape par les cheveux, me redresse et me rabat avec violence contre le trottoir. Un grand bruit sourd, du sang dans mes cheveux, une douleur intense, des supplications puis le néant.
14 SEPTEMBRE 2014 ; 04H35
« S’il te plait, ne pleure pas, ils vont t’entendre… Ne les fait pas revenir ! » Je la secoue dans tous les sens, désespéré. Rien n’y fait, plus les secondes passent et plus sa voix prend le dessus. Ils vont nous entendre si elle ne se tait pas, s’ils reviennent… Ils ne doivent surtout pas revenir, pitié faites qu’ils ne soient pas réveillés par les cris de Lisa. La colère prend le dessus, ma main s’abat sur ses lèvres, elle doit arrêter de faire du bruit. « Tais-toi ou je te jure devant Dieu que… » Quelqu’un me tire violemment par le bras, j’en perds l’équilibre. La petite se laisse glisser contre le mur et se recroqueville, la tête appuyée contre ses genoux. Elle a arrêté de sangloter, elle le fait silencieusement dans le cas contraire. « Calme-toi, ils vont t’entendre aussi si tu t’énerves ! » Sa voix m’apaiserait presque, ses doigts abandonnent mon épaule pour venir s’entremêler aux miens. Lui, il est mon seul repère au milieu de cet enfer, il se tient là, au centre de ce champ de bataille, nous slalomons tous les deux entre les obus, évitant soigneusement chaque bombe. Il est arrivé peu de temps après moi, des survivants, nous sommes des survivants. Trois ans que nous sommes là, les autres ont disparu depuis longtemps. Leurs corps ont été abandonnés comme de vulgaires déchets. Lisa est la dernière arrivée, un mois à peine, elle n’a pas dix ans, ils les choisissent de plus en plus jeune. Que feront ils quand vous serez trop vieux, Evan et toi ? Nous connaissons tous les deux la réponse. Dix-sept ans, j’ai du mal à comprendre pourquoi nous sommes encore en vie, ils sont tous morts, une dizaine d’enfants se sont succédés ces trois dernières années, je n’étais pas le premier, d’autres enfants étaient là quand je suis arrivé. Toujours par quatre, un nouvel enfant ne devrait plus tarder à nous rejoindre maintenant qu’ils se sont débarrassés de Paul. La mort ne m’effraie même plus, elle me laisse indifférent, de marbre, elle est devenue courante, une habitude… La mort est devenue une habitude, un rituel qui importe peu. Mes doigts se resserrent contre les siens, Lisa s’est calmée, tant mieux, je peux maintenant me concentrer sur autre chose, sur Evan. « Promets-moi de ne jamais m’abandonner, de ne pas partir sans moi ! Tous les deux sinon rien ! » Cette promesse… Elle revient régulièrement, comme si nous avions tous les deux peur de l’oublier. Je n’imagine pas survivre ici sans lui, il est mon pilier, la seule raison pour laquelle je continue de me battre, d’accepter ce que me font subir ces monstres. Nous ne sommes que des mannequins, des jouets vivants sur lesquels ils se défoulent. Torture, viol, violence, jeux de rôles… Un océan de perversité contre lequel nous ne pouvons lutter qu’au prix de notre vie. Il n’existe aucune autre échappatoire.
28 OCTOBRE 2016 ; 01H55
« EVAN COURS ! » Il fait un froid de canard dehors, mes pieds me brûlent, nous sommes tous les deux pieds nus. La nuit est tombée depuis un moment maintenant, quoique, nous avons fini par perdre la notion du temps, surtout moi. J’ignore depuis combien de temps je suis là, au début je cochais sur un morceau de papier chaque jour qui passait mais j’ai fini par perdre la notion du temps, les semaines se sont accumulées et la place a commencé à me manquer sur cette feuille. Derrière nous les chiens ont été lâchés, nous pouvons les entendre aboyer, ils se rapprochent de plus en plus. Ils ont l’avantage sur nous, cette forêt ils la connaissent probablement comme leur poche tandis que nous… Nous n’avons pas respiré d’air frais depuis notre kidnapping, je n’ai pas mis le nez dehors depuis. L’adrénaline me berce, elle est la seule chose qui me tient debout. Les brindilles, les ronces, les pierres… Les éléments sont contre nous, je suis coupé sous les pieds mais je continue de courir, j’en perds haleine. Nous n’aurons pas d’autre opportunité, nous n’aurons pas le droit à une seconde chance non plus, la mort nous attend si nous les laissons prendre l’ascendant. Un grand bruit sourd, tranchant, un cri déchirant et impossible à contenir. Je me souviendrais toujours de ce bruit, celui que fait le piège à ours lorsqu’il se referme sur sa victime pour l’empaler et la retenir prisonnière de la plus sanglante des manières. « PUTAIN NON ! » Il hurle, je ne comprends pas tout de suite, il me faut quelques secondes pour revenir sur mes pas et me confronter à une situation que jamais de ma vie je n’aurais envisagée. Des pièges à ours il n’y en a que dans les films non ? Je n’ai jamais vu personne en acheter. « Il faut qu’on l’ouvre, aide-moi ! » Je me laisse tomber sur les genoux à côté du piège à ours, il fait sombre, je ne distingue rien, un liquide tiède, compact ne tarde pas à recouvrir mes mains lorsque j’effleure sa jambe. Il saigne, je suis épuisé, affamé, nous sommes sous-nourris depuis le début et je comprends mieux pourquoi à présent. Sans une alimentation équilibrée, sans les apports caloriques nécessaires à notre développement nous ne sommes que de vulgaires pions, incapables de nous protéger, sans défense. L’adrénaline ne m’aide pas, mes dernières forces sont en train de m’abandonner, les siennes aussi, je le vois dans ses yeux. Les dents du piège à ours perdent du terrain sous nos assauts mais ne tardent pas à riposter pour mieux se renfoncer dans un claquement brutal sous la peau d’Evan. Il hurle, se contracte et me repousse. « Vas t’en ! » Les chiens se rapprochent, ils ont bien réduit la distance, des voix commencent également à briser le silence de mort qui règne dans cette forêt, ils seront bientôt là. « Hors de question que je te laisse là, tu m’entends ? On a promis ! » Ils arrivent, une minute maximum avant qu’ils ne soient là, avant que la mort achève de nous unir sous son funeste voile. « Tu as une chance de t’en sortir, saisis-là ! Je t’aurais abandonné ! » Il me confie, qu’il soit sincère ou non mon cœur se serre dans ma poitrine, il n’a pas le droit de dire cela. Les larmes me montent aux yeux et un sanglot me surprend au moment où je m’élance sur lui pour lui frapper l’épaule. « Ne dis pas ça, t’as pas le droit de dire ça ! » Il me repousse, me fait perdre l’équilibre et m’écraser sur les fesses au milieu de toutes ces feuilles, de toutes ces brindilles recouvertes de sang. « Je t’en supplie, pars, survis ! Je te libère de notre promesse ! » Ces mots anodins pour n’importe quel être humain m’explosent au visage, il me libère de cette promesse. Oui mais… « Dis à mes parents que je n’ai rien lâché, jusqu’au bout, jusqu’à la dernière seconde ! » Les larmes inondent mon visage, comment me relever alors que mes jambes ne cessent de flageoler ? Je saisis une dernière impulsion, les dernières ressources dont je dispose et me redresse alors que les yeux transperçant de l’un des rottweilers apparaissent entre les buissons. Il est immobile, il grogne, les crocs sortis, au premier mouvement de ma part il s’élancera. Sur qui s’élancera-t-il ? Evan ou moi ? Je croise son regard et ses propos prennent enfin à sens à mes yeux. Sacrifice. Il hurle et bondis, bientôt retenu par la chaine du piège à ours, sur le chien qui ne tarde pas à l’attaquer. Plus le temps de réfléchir, plus le temps d’espérer une autre issue, je m’élance dans la direction inverse, la forêt laissera forcément place à quelque chose d’autre tôt ou tard, il me faut juste tenir jusque-là. « Je t’aime ! » Je me retourne, déboussolé, ais-je bien entendu ? Le chien lui mord le bras, il ne le lâche pas et lui… Il ne tente même pas de se défendre, il m’observe, le regard apaisé. Il n’est plus là, il a abandonné la partie avant même de l’avoir perdue.
28 OCTOBRE 2016 ; 04H37
Thunder. Je cours à en perdre haleine depuis des heures, une éternité. Peut-on parler d’heures ? Je n’en sais rien, tout ce que je sais c’est que je n’entends plus les aboiements, je n’entends plus les cris de nos ravisseurs… Je n’entends plus rien, le vide, le néant. J’erre comme un zombie, incapable de m’arrêter pour reprendre mon souffle comme mon corps me supplie pourtant de le faire depuis un long moment. Ils agonisent, mes organes. Je n’arrive même plus à reprendre mon souffle. Je cours, après quoi ? Après qui ? Je suis épuisé ! L’obscurité a depuis peu passé le relais à la lumière, seconde après seconde, minute après minute je retrouve l’usage de ma vue. Faudrait-il encore que je puisse voir. Aveuglé, je suis aveuglé par cette quête que je ne saurais définir, je me suis perdu sur le chemin, je me suis égaré ! Je ne remarque même pas le changement sous mes pieds, les brindilles, les ronces, le bois et la terre ont laissé place au goudron. A peine le temps d’entendre le klaxon qu’une lumière aveuglante me pousse à marquer un arrêt et à tourner la tête, incapable d’ouvrir les yeux. Les freins crissent, mes jambes sont frappées de plein fouet par l’avant de cette voiture qui m’envoie valser quelques mètres plus loin. Tout cela pour ça !
03 NOVEMBRE 2016 ; 14H55
« C’est… C’est bien lui, c’est mon fils ! » Elle éclate en sanglots, ce fils qu’elle a tant pleuré ces cinq dernières années, elle l’a retrouvé. Il est là, allongé sur ce lit d’hôpital, le corps recouvert d’ecchymoses, sous respirateur. Il est là sans l’être, inconscient, maintenu dans le coma pour ne pas avoir à se réveiller et à affronter les dizaines de fractures qui parsèment son corps. La douleur le tuerait, elle le sait. Il a été tellement courageux, elle le sait, il s’est battu pour revenir à la maison ! « Que lui est-il arrivé ? » Demande-t-elle, les yeux gonflés par des nuits entières passées à pleurer, à chercher ce fils qui n’aurait jamais pris la décision de l’abandonner de la sorte. Elle a sombré, elle a perdu son job, tous ses amis, chaque chose qui la rattachait à la réalité, sa vie ne se résumait plus qu’à rechercher désespérément son fils, la chair de sa chair. Ce soir elle est délivrée, quoiqu’il arrive elle sait qu’il est là, elle l’a retrouvé. Les médecins adressent un regard hésitant aux deux agents de police présents à leurs côtés, doivent-ils parler ? Doivent-ils prononcer ces mots ? Peuvent-ils se permettre de mettre des mots sur tout ce qu’il s’est passé ? Ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’il a vécu, de ce qu’il a traversé, il faudrait qu’il se réveille pour les renseigner là-dessus. Ils n’ont à leur disposition que les preuves physiques, les blessures, les plaies pour interpréter. « Nous pensons que votre fils était retenu en captivité jusqu’à maintenant. Les traces sur ses poignets indiquent qu’il a été retenu attaché à plusieurs reprises pendant de longues périodes. » Il marque une pause, à la recherche des mots, de formulations qu’il pourrait employer pour faire passer la pilule plus facilement… Impossible. Il se racle la gorge, nerveux, il a toujours détesté faire cela, annoncer la triste vérité aux familles des victimes. « Les diverses cicatrices non-cicatrisées ou mal cicatrisées indiquent qu’il a été victime de sévices corporels, il a probablement été torturé et… » Il adresse un regard aux médecins, ils savent très bien qu’ils doivent le dire, elle doit savoir que son fils a été victime d’un plus grand mal encore. « Les lésions traumatiques repérées lors des examens préalables laissent présager que votre fils a été victime de… Qu’il a été violé, plusieurs fois ! » BAAAM, le couperet est tombé.
21 NOVEMBRE 2016 ; 10H30
Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Un mouvement automatique pour signifier le passage du temps. Une pendule au bruit on ne peut plus anodin et pourtant, je ne peux m’empêcher de le remarquer. Il comble le silence qui s’est installé dans la pièce depuis quelques longues minutes. Ce doit être douloureux comme métier, psychologue. Elle essaye depuis plusieurs séances maintenant de me faire réagir, elle tente des méthodes diverses et variées. Aucun effet sur moi, je reste enfermé sur moi-même, incapable de mettre des mots sur tout ce que j’ai vécu. A quoi bon ? Je veux juste oublier tout cela, croire qu’il est possible de tourner la page et de se créer une bulle suffisamment protectrice pour passer le reste de sa vie à se confondre dans un déni moins angoissant que ne l’est la réalité. Pourquoi devrais-je me rappeler de tout cela ? J’ai ce réflexe qui me trahi immédiatement, celui de titiller les roues de mon fauteuil roulant, celui qui me pousse à ne pas soutenir le regard de cette femme au caractère bien trempé par peur qu’elle puisse lire dans mes yeux ce que je dissimule si bien depuis qu’ils m’ont sorti du coma. Mes jambes se remettent lentement mais surement, difficile d’espérer meilleur rétablissement après avoir été percuté par une voiture de plein fouet. Il ne me reste que quelques vagues souvenirs de cette journée, j’ai occulté les éléments qui faisaient mal, ils sont pourtant toujours là, ils ressortent, quelques vagues passages qui se glissent dans mes rêves chaque nuit pour me réveiller et me ramener à la réalité de la plus violente des manières. La seule chose sur laquelle j’ai été bavard c’est Evan… Pas uniquement lui, tous les jeunes qui ont croisé ma route pendant ces cinq années, tous ceux qui sont morts, ceux que nous n’avons jamais revus et ceux qui étaient là lorsque nous avons saisi l’opportunité et pris la fuite. Ils sont peut-être tous morts maintenant. Ils ont peut-être supprimé toutes les traces de leur existence et quitté les bois près desquels on m’a retrouvé avant qu’il ne soit trop tard. S’ils sont parvenus à kidnapper autant de monde toutes ces années sans jamais se faire repérer, ils ne se feront pas avoir bêtement parce que deux petits cons se sont enfuis. Je suis le seul a leur avoir réchappé, difficile de porter un tel titre, survivant. Je n’ai pas l’impression de l’être, tout juste ais-je l’impression d’être en vie. Les autorités recherchent activement la famille d’Evan, ils auraient à priori réussi à identifier Evan parmi les enfants portés disparus, avec un peu de chance je pourrais leur délivrer le message qu’il m’a fait promettre de leur délivrer. Il mérite bien cela, ses parents aussi. Il n’a jamais cessé de se battre pour eux, il a survécu tout ce temps en se rattachant à leur image, en imaginant la tristesse qu’ils ressentiraient s’ils apprenaient qu’il était mort et qu’il s’était laissé aller. Pourquoi suis-je celui qui a survécu ? Il aurait pu s’en sortir, surement mieux que moi, il aurait pu reprendre sa vie là où elle lui avait été arrachée. Je suis détruit, brisé, il n’y a rien à faire de moi, j’aurais dû me prendre le pied dans ce piège à ours, pas lui.
« Que voulez-vous que je vous dise ? Ma vie ? Elle se résume à être escorté par des policiers à longueur de journées, je ne suis en sécurité nulle part, je n’arrive pas à dialoguer avec ma propre mère. J’ai l’impression de ne jamais avoir été là, je n’ai plus le moindre repère. Quel adolescent pourrait réussir à se réintégrer dans de telles conditions ? » On m’a mis sous protection rapprochée, chouette, ils ont compris qu’il y avait de fortes chances pour qu’ils essaient de me retrouver. Quelque part, je pense que les flics comptent là-dessus, ils misent tout là-dessus. Leur enquête patauge, ils sont incapables d’accumuler les indices, ils n’ont aucune piste. Ils ont retrouvé cette espèce de vieille baraque, un vulgaire chalet au milieu des bois. Ils n’y ont rien retrouvé, ils ont mis beaucoup trop de temps, ils leur ont laissé le temps de rebondir, de retomber sur leurs pattes. Ils n’ont pas retrouvé le corps de tous ces enfants qui ont quitté le chalet pour aller je ne sais où, je n’ai aucune idée de l’endroit où ils ont été amenés. Evan se trouve-t-il là-bas à présent ? Je n’ose même pas y penser. Tu as survécu, grand bien t’en a pris !