HALIMA MINA AL-RAHJI ► kourtney kardashian

Dix-huit années passées à Damas, et tu étais partie avec un léger pincement au cœur. La Syrie n’avait rien à t’offrir, et plus le temps passait, plus les choses empiraient. Tu étais partie pour vivre le rêve américain, ce dont on nous bassine à longueur de temps. « Rêve » inventé par les américains pour vanter leur pays et se faire mousser auprès des autres pays. Tu étais partie sans vraiment savoir si tu allais réussir à trouver un travail, ne parlant pas un mot d’anglais, trouver de quoi étudier à l’université… Tu avais peur, mais tu aspirais à autre chose qu’à vivre dans le confort offert par le statut de ton père. Tu ne voulais pas reprendre son affaire, Asmaa voulait s’en charger. C’était réglé. Même si tu avais quitté Damas avec un bagage confortable comportant un peu d’argent laissé par ton père, tu avais travaillé dur pour ne piocher que très peu dans l’argent de ton père. Tu avais essayé de les faire venir en Amérique, mais tu ne pouvais pas sortir ta famille du territoire. Zone de guerre, terrain de jeu des terroristes, scènes de désolations pour faire larmoyer le monde confortablement installé dans son canapé avant de zapper sur un programme abrutissant pou faire oublier à quel point leur monde va mal. L'aéroport devenait désert, faire décoller des avions relevait du suicide. Tu avais essayé, par tous les moyens... Mais tes parents ne voulaient pas partir, trop attachés à ce pays détruit qui était malgré tout le leur et ne pouvant se résoudre à abandonner leur famille. Et tes frères et sœurs étaient coincés sur place. Aucun vol n'aurait pu t'emmener à Damas. Les choses étaient compliquées, elles avaient changées. Les petits séjours de ta famille étaient terminés. Cette époque était révolue. Tu t’étais torturée l’esprit, avec un sentiment de culpabilité qui ne cessait de grandir en toi. Tu étais partie, comme une lâche, alors qu’eux étaient encore là-bas et ne pourraient plus s’en sortir. Ils étaient condamnés à prier pour que le bon Dieu les préservent et tu étais condamnée à faire de même. Tu connaissais les nuits blanches par cœur, la pression sur tes épaules, celle de devoir à tout prix réussir dans la vie parce que tu avais quitté ta famille pour ça. Tu n’avais pas le droit à l’erreur. Tu espérais une trêve pour rapatrier tout le monde grâce à l’aide d’une association… Puis un coup de poignard en plein cœur. Plusieurs. Un pour chaque membre de ta famille qui avait perdu la vie. Ce qui te revenait en mémoire de ce coup de fil de ta tante : bombe, le nom de votre quartier, maison, plus personne. Tu avais cru vivre un cauchemar éveillée. Si tu n'avais pas quitté cette ville, ce pays en danger que le monde oubliait, tu serais morte sous les bombardements. Comme ta famille. Trois de tes frères et sœurs, Hassan, Tarek et Asmaa, ainsi que tes parents. Toute une famille décimée en quelques secondes. Pour rien. Pour de la cruauté. Atrocité commise, blasphème absolu d’oser prétendre agir au nom de Dieu. Honte. Révolte. Haine… Il n’y avait même pas de mots pour décrire ce que tu éprouvais. Par miracle, la petite dernière de la famille, Malek, était indemne. Tu l’avais ignoré pendant plusieurs jours, tu en avais été malade. Penser que ta famille avait perdue la vie était horrible, mais imaginer qu’une jeune femme si jeune, qui avait tant de choses à vivre pouvait avoir été tuée, comme des centaines de gamins innocents… Tu ne parvenais pas à t’y faire. Puis un coup de fil a changé ta vie, t’a redonné espoir. C’était elle qui avait appelé pour te dire qu’elle voulait partir, qu’elle allait bien mais qu’elle avait la peur au ventre, qu’elle ne pouvait plus. Après des démarches compliquées et longues, tu étais parvenue à faire venir ta petite sœur Malek, ici, à Boston, où tu travaillais désormais et où tu vivais seule avec ton fils de huit ans. Le deuil allait être long et particulièrement difficile. Si tu n’avais pas pu être là quand les choses avaient dégénérées, bien que tu aies connu le changement, la peur et la détresse, tu allais aider ta petite sœur à recoller les morceaux de ce cœur brisé.