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Pour un baroud d'honneur
La chambre baignait dans un flou blanc et ensoleillé. La poussière, légère et fine gardait contre elle la chaleur des premiers rayons de soleil de la journée. Les cheveux d'Alexis avaient été malmenés à outrance pendant cette nuit solitaire, et son visage mal rasé portait encore les stigmates laissés par l'oreiller. Debout, encore endormi, Alexis tira machinalement les ficelles qui firent remonter les stores, bien qu'ils laissaient déjà passer sous forme de stries, des petits rais de lumières. La journée n'avait pas encore commencé réellement, mais elle était déjà agréable. Depuis son appartement cosy, son regard se posait sur quelques passants : un homme d'affaires pressé, une joggeuse plutôt mignonne qui faisait sa petite promenade avant d'aller au boulot, afin de s'emplir les poumons d'un air pur avant que les aléas viciés de l'existence ne viennent la troubler. Une jeune étudiante marchait d'un air préoccupé, elle venait de tremper son pied dans une flaque par inadvertance ; la veille au soir, une pluie drue avait trempé les rues et le soleil n'avait pas encore pu chasser totalement ces vestiges. Un bus s'arrêtait, des jeunes y montaient. Un environnement plaisant, vivant mais apaisant. Alexis aurait pu passer sa journée à regarder la vie passer devant lui. Son premier cours d'histoire et de géopolitique du Moyen-Orient ne commençait qu'à 17h, avant ça il était libre. Et comme il l'avait entendu des afghans durant une mission en Afghanistan : « plutôt que de rester assis à ne rien faire, mieux vaut se promener à ne rien faire ».
Une douche rapide, un bol de céréales expéditif, habillage express, et le jeune homme se retrouvait sur le pallier de l'immeuble à inspirer à pleins poumons la fraîcheur matinale de l'air. Les immeubles de métaux et de pierres s'étaient substitués aux montagnes blanches du «Royaume de l'Insolence» : l'Afghanistan. Ses hommes magnétiques, sauvages, fiers et insoumis aux yeux de glace et à la barbe hirsute tout droit sortis des Cavaliers de Joseph Kessel ; et ses femmes sublimes torturées par des conditions d'existence déplorables, avaient laissé place à un monde occidental confortable que chaque tremblement faisait s'ébranler. Les difficultés ici, ne pouvaient qu'être relativisées, elles le devaient même. Une peine amoureuse ici n'était rien en comparaison d'une peine amoureuse ici. C'est ce que la discussion que lui offrait une jeune femme au téléphone avec son petit-ami – ou plutôt ex – lui donnait à penser. Il s'imaginait cette même femme, mariée de force à un vieillard qu'elle ne pouvait que haïr, murmurer de tristesse et de rage un landay pachtoune en pensant à son amant avec lequel chaque minute de volupté devient un instant où la mort la guette. L'entendait-il murmurer en lui :
«Embrasse-moi sur la bouche
Laisse ma langue libre de te parler d'amour
Viens mon amour, que je t'enlace
Je suis le lierre fragile que le printemps bientôt emportera
Si tu ne savais pas aimer
Pourquoi as-tu réveillé mon cœur endormi »
Laisse ma langue libre de te parler d'amour
Viens mon amour, que je t'enlace
Je suis le lierre fragile que le printemps bientôt emportera
Si tu ne savais pas aimer
Pourquoi as-tu réveillé mon cœur endormi »
C'était bien trop triste pour une jeune femme aussi innocente que lui semblait être cette inconnue. Elle sortit de ses pensées en tournant à un coin de rue, et à bannir les souvenirs, on oublie les gens : le visage et le son de la voix de cette inconnue avaient déjà disparu. Il n'en restait qu'une image floue. En silence il gérait son appréhension des espaces bondés, surchargés. Quelle chose étrange lorsque l'on a vécu à Paris de craindre Boston. Cela n'avait pas toujours été le cas à vrai dire. Le militaire de réserve était encore parfois torturé la nuit, par le souvenir d'un guet-apens qui lui avait été tendu par des insurgés. Il s'en rappelait encore, et s'en souviendrait toujours. Une petite route étroite de Surobi à la sortie d'un village, des femmes vêtues d'un voile intégral bleu grillagé de tissu devant les yeux, accompagnées – car c'est une obligation – d'un homme. Leur convoi est empêtré à cause de la détérioration de la route. Le destin dit : suspect. Derrière ses lunettes de soleil qui le protègent de l'éblouissante clarté de ce pays, il observe depuis la mitrailleuse du V.A.B. Mais il se sent observé. Le convoi repart, quelques kilomètres à remuer inconfortablement sous les reliefs caillouteux de la route. Les versants de la montagne sont menaçants, à tout instant, des grottes, peuvent sortir des taliban qui viennent les harceler avant de disparaître entre monts et vallées. Le soldat veille scrupuleusement à ce que rien ne leur arrive de ces endroits. Il se rappelait avoir pensé : « la route ». Alexis se tourne avec la 12.7, le gros calibre pointe la route comme un prolongement de ses yeux. Le blindé-léger devant lui continue d'avancer, et puis là, alors que la vue était obstruée par ce-dernier, il voit une masse mortelle sur le côté de la route. Le Français ne sait pas vraiment ce que c'est, mais lorsque le danger gronde, l'instinct est le premier à lui répondre.
- I.E.D ! hurle Alexis sans attendre.
Aucune réponse. Le simple vrombissement terrible de l'explosion et le tremblement qui le suit. Le véhicule tangue et se retourne dans le fossé opposé. Le souffle l'éjecte hors du véhicule, à même le sol. Lorsqu'il reprend ses esprits, son supérieur est à genoux à ses côtés, le canon de son Famas pointé vers la montagne pour répondre aux coups de feu par des coups de feu. Alexis attrape son arme à son tour, enlève la sécurité, regarde dans son viseur aimpoint et tire quelques rafales sur les silhouettes qu'il distingue. Une roquette aussi aléatoire qu'un RPG peut produire passe au-dessus d'eux et s'écrase sur la route où elle laisse un gros cratère. Alexis baisse la tête, quelques balles sifflantes ricochent sur la butte de terre. A côté de lui, le radio hurle des coordonnés dans son appareil. En quelques instants, la montagne se meurtrit d'explosions et d'impacts d'obus de mortiers. En face de lui, un de ses camarades d'origine tahitienne l'appelle : le copilote du blindé avait été blessé dans l'explosion et était toujours dans la cabine. Le gars est blessé au corps, il a reçu une multitude d'éclats de ferraille dans le bide et dans le jambes. Les deux militaires l'en sortent et le posent sur un brancard où l'infirmier commence à lui prodiguer les soins. La tahitien à ses côtés tire à la mitrailleuse, et se met à couvert derrière la butte de terre. Alexis l'imite, il tire, il tire, son camarade se découvre pour tirer, une balle le fauche et se loge dans sa gorge. Le jeune soldat laisse son arme et s'approche du blessé qui déjà se meure, il voit le visage de la mort. Il y voit la crispation entre la douleur et la tristesse de celui qui comprend qu'il ne reverra plus sa famille.
Alexis reprit ses esprits ; les voitures, les gens filaient à toute vitesse – ou alors il était lui, en retard par rapport au monde qui tournait – et rien ne semblait vouloir les arrêter. Le ventre l'appelait, dans ces cas là son pays lui manquait. Il se voyait déjà dans un petit bistro qui offrirait un petit-déjeuner, le long de la Seine, du Rhône, de la Garonne, du Rhin, avec un livre. Il s'y perdrait des heures à lire, à méditer. Avec un peu de chance, il y croiserait quelqu'un et rallongerait son repos de quelques heures. Ici, après quelques minutes à chiner – le cadre était un brin moins agréable – il trouva le long du fleuve Charles de quoi faire l'affaire. Son petit plaisir était, comme d'habitude, de se mettre contre la fenêtre, il pouvait regarder l'autre rive : celle de Cambridge. Il sortit de son sac un bouquin de Balzac – et une revue de géopolitique tenue par des gens qu'il connaissait en France, pour préparer son futur cours – et commença à le dévorer. Il avait toujours à côté de lui, sur la table, un cahier où il couchait des lignes ou prenait des notes – recopiait des citations – avec son stylo fétiche offert par un ambassadeur. Il griffonnait quelques trucs, des bribes, des fragments. Son écriture sèche, penchée, agressive était sa marque de fabrique. Quelque chose dans l'air avait cette transparence pour paraphraser Jean Ferrat, mais le goût du bonheur qui rend la lèvre sèche avait laissé la place à un sentiment inquiet. Une pulsation intime, un frémissement profond faisait craindre quelque chose à Alexis. Le souffle funeste d'une ombre projetée sur le sol, et que l'esprit ne cherche qu'à rejeter, rôdait dans cette salle bondée. Le français porta son café noir à ses lèvres et avala la dernière bouchée de son croissant. Pas aussi bon et plus cher que ce qu'on trouvait en France, cette pause plaisir n'allait décidément pas être mémorable. Si. Cette jeune mère ravissante assis dans un coin de la pièce avec son fils qui buvait son chocolat chaud. Le gamin avait sa casquette à l'envers et sa balle de base-ball posée sur la table. Encore une boule d'énergie qui devait courir dans tous les sens. Aux cernes de la mère, il crut y déceler une vie dure : une étudiante. Une étudiante qui devait jongler entre ses cours – l'avenir de son fils – et l'éducation – l'amour pour son fils – le père lui, comme souvent avait dû se tirer. Alexis haïssait ce genre de connard sans noblesse ni dignité. La virilité pour lui, ce n'était pas la circonférence des bras, ou les poils au torse, mais la détermination et le courage de faire face.
Rien ne semblait pouvoir troubler ce répit, cette réclusion du monde au sein même du monde. Mais le destin se trouve dans les plis des hypothèses. Dans la partie caché par le visible du phénomène « husserlien », c'est là qu'il se trouve. Le petit garçon retira sa casquette, il en fut immédiatement ébouriffé et sa mère ne put s'empêcher de le recoiffer en râlant. C'était ce genre de petite scène qui rendait le monde beau, pas tel record, ou tel exploit tape à l'oeil, le plus grand fait d'arme de l'existence est de tenter de rendre le monde sublime dans l'anonymat le plus complet. Le petit souriait, il était heureux.« Ce qui est savoureux chez les gosses, c'est l'absence totale de demie-mesure ; en passant du rire le plus pur aux larmes les plus sincères avec un tel naturel, ils polarisent sous nos yeux les passions de ce monde... » nota Alexis sans respecter les lignes de son cahier. Il écrivait en biais, il s'en foutait. La dernière gorgée de café fut descendue. Le Français allait lever la main pour faire venir un serveur, mais son bras redescendit, évasif. Quelque chose semblait louche au dehors. De l'autre côté de la rue, une voiture stationnait bizarrement, ça bougeait à l'intérieur mais il ne distinguait pas bien ce qu'il s'y passait. Ses sourcils se froncèrent, ils signifiaient le mauvais pressentiment. Son regard vif se porta naturellement sur la jeune mère, puis sur le reste de la pièce : instinctivement il faisait l'état des lieux, des forces en présence, l'agencement complet de la pièce. Sans avoir une mémoire eidétique, lorsque le danger approchait, son esprit était capable de répondre présent de lui-même. Un mouvement de panique le ramena à des conceptions plus réalistes, le temps qu'il avait passé à regarder dans la salle l'avait éloigné du problème réel qui pesait sur eux.
Les deux entrées venaient d'être bloquées par des hommes cagoulés. L'un tenait une kalachnikov, l'arme traditionnelle du terroriste, l'autre à la seconde porte, celle en face de lui, semblait avoir un Uzi dans une main et dans l'autre, une poignée ou une télécommande. C'était sa pire crainte, il s'agissait ni d'un braquage, ni d'une « simple prise d'otage » : une attaque terroriste. La menace était tout autre, et elle s'appréhendait différemment. Le motif n'était pas le fric mais politique. La meilleure chose qu'Alexis pouvait espérer, c'était un coup à la « Septembre noir », le commando des J.O de Munich 1972, on les retiendrait peut-être captif jusqu'à l'échange de terroristes incarcérés. Mais il en doutait fort. Un lieu plutôt petit, de grandes baies vitrées, presque aucun recoin pour y établir des positions de combats protégés. Et sûrement aucune issue de secours pour emmener un groupe d'otages. Les flics arriveraient bientôt au premier coup de feu, et ici, ils seraient faits comme des rats, sans possibilité de se défendre correctement. C'était une attaque suicide, ils comptaient faire le plus de dégâts. Sa bulle où le temps ralentit jusqu'à cesser de battre fut sauvagement percée par le sifflement des balles de calibre 5,56 et le bruit des objets cassés. Les premiers corps s'effondraient raides, Alexis se jeta à terre et rampa rapidement vers la mère et son fils, eux aussi à terre. La peur de la mort violente, la pire de toutes, les frappait et imprégnait leur regard. L'attaque avait été éclair, Alexis ne savait pas combien d'âmes s'étaient déjà évaporées. Ce qui attirait son attention, c'était ce silence de plomb. De temps en temps, les assaillants parlaient entre eux, avec une décontraction froide, morbide. L'un avait le parfait accent américain, l'autre tchétchène. De temps en temps, un coup partait. Ils vérifiaient les corps et abattaient les survivants. Dans le plus grand silence, Alexis mit son doigt devant la bouche à l'adresse de l'enfant et de sa progénitrice avant de coller son visage au sol en fermant les yeux. C'était simple : « taisez-vous, faîtes les morts ».
Une rangers noire passa sous les yeux presque clos d'Alexis, tant bien que mal il se détendait, enfin son corps, pas le reste, il fallait devenir livide, totalement flasque, sans vie. Même si toute la vie, toute la beauté de ce lieu s'étaient envolées à la première détonation. Il ne sentit même pas le coup de pied dans sa jambe qui cherchait à la faire raidir pour savoir si le soldat était mort. Alors le terroriste continua son chemin, jusqu'à la petite famille. Tout se jouerait là, le petit bonhomme se maîtriserait-il malgré le péril de la situation, ou se comporterait-il comme le bout de chou qu'il était et qui ne méritait en aucun cas de se trouver dans une situation si cruelle. Il ne défaillit pas, par contre un réflexe maternel fit que sa mère tenta de le prendre dans ses bras pour le protéger. Son regard – coupable alors qu'elle n'avait pas à se sentir ainsi – croisa celui d'Alexis, il implorait de l'aide, il hurlait sans aucun son. Sans réfléchir plus, Alexis chargea l'homme cagoulé, la marge de manœuvre serait infime, c'est celui qui était muni des explosifs. La rafale libre du pistolet-mitrailleur partit vers le plafond, car Alexis l'avait plaqué contre un mur en bois – en saisissant ses mains – au dernier moment. Un coup de tête, sa main gauche tordait le poignet droit du terroriste jusqu'aux premiers craquements lugubres, jusqu'à ce qu'il lâche la télécommande. L'autre contenait le uzi qui tirait aléatoirement. Il fallait faire vite avant de se recevoir une rafale dans le dos. Le parachutiste libéra sa main gauche et asséna plusieurs coups au visage du cagoulé avant de jeter le uzi par-terre.
La contre-attaque sonna, Alexis para les coups, en esquiva d'autres en répondant par des uppercuts, des droites des gauches. Quelque chose s'était substitué à la vue d'Alexis, l'étui à la ceinture du terroriste : un flingue. Alexis se colla à lui pour l'immobiliser contre le mur, agrémenté d'un autre coup de tête. Sa main droite extirpa le 9 mm et le porta à la tempe du terroriste. Une unique balle partit et la projection d'hémoglobine ensanglanta le mur. C'était mieux ainsi que de tirer dans le ventre où il ne savait pas où étaient posés les explosifs. Mais pas le temps de souffler la bataille, n'était pas terminé. Alexis se retourna, c'était trop tard, une rafale assourdissante partit et son torse fut criblé de balle. Un dernier moment d'euphorie, un dernier instant d'adrénaline lui permit de tirer deux balles sur son ennemi une frôla la clavicule, l'autre toucha l'épaule du terroriste. Puis sa vision se brouilla, pour la seconde fois de sa vie. Il avait l'impression d'être étranger à son corps lorsqu'il ouvrit les yeux, ils se posèrent sur son torse d'où sortait du sang, puis se levèrent vers l'homme en noir qui s'approchait, en se tenant l'épaule en sang, un pistolet à la main. Ils purent voir l'abysse complet de l'intérieur du canon qui pointait vers lui. Lorsque l'on voit une arme de cette façon, on sait que ce sera la dernière chose que l'on va voir. Les secondes s'arrachèrent au temps, image par image Alexis voyait le doigt presser la détente : image par image il attendait le dernier déclic. Il retentit, il ferma les yeux.
Puis il les ouvrit lorsque le vacarme d'un corps qui s'effondre le sortit de lui-même, sa tête se tourna sur le côté, il vit le petit-garçon, choqué, qui tenait un pistolet. Un sourire triste se dessina sur les lèvres d'Alexis, ce petit n'aurait jamais dû avoir à faire ce qu'il venait de faire. Mais très vite ce sourire laissa la place à la crispation, entre la douleur et la tristesse de celui qui comprend qu'il ne reverra plus sa famille. Et, les mains sur ses plaies ensanglantées, ses paupières se fermèrent.
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