RHAE PITTER-KHIEW ► jamie chung

Tu ne t’es jamais réellement posé la question : et si tu avais oublié quelque chose d’important, quelque chose qui te caractérisait, quelque chose qui fait de toi un individu hors du commun ? Maintenant que tu y penses, tu recommences à faire la liste des choses que tu sais sur toi, que tu es sûre de ne pas avoir oublié depuis l’accident, ou qu’on t’a redite. Tu sais que Malee Khiew est ta mère et que Jacob Pitter est ton père. Tu connais leur histoire sur le bout des doigts, celle là tu t’en souvenais même après l’accident : ils se sont rencontrés en Thaïlande quand ton père était en vacances, ta mère a ensuite tout quitté pour lui et est venue en Floride. Tu es sûre et certaine que tu n’as ni frère, ni soeur. En même temps, comment peut-on oublier ça. Bon, ok. On sait déjà quelles sont les bases de ta vie. On est bon. On tient le bon bout. Après… Tu sais que ton médecin a dû te rappeler ces moments là : tu as appris que ton père battait ta mère, violait ta mère et que celle-ci avait tout fait pour te protéger. Merde, tu n’as pas réellement eu l’enfance dont tout le monde pourrait rêver. Et puis les infirmières t’ont dit que ton père avait commencé à te battre quand tu avais quinze ans. Tu réalises alors que c’est parce que tu commençais à ressembler de plus en plus à ta mère, et ça, il avait eu du mal à le supporter. Mais on a dit de toi que tu étais courageuse : parce que tu as tenu bon, psychologiquement comme physiquement et que s’il avait réussi à te mettre k.o. dès le début, ta vie n’aurait peut-être pas pris un autre tournant. C’est ta mère, à ton chevet à l’hopital, qui avait du te raconter ce qu’il s’était passé ce soir là. Ton père s’était énervé ce soir là, encore une fois pour une raison qui vous avait dépassée toi et ta mère. Et puis il s’était levé de table en furie, en hurlant. Il t’avait attrapé par les cheveux et t’avait balancé contre le mur. Sauf que cette fois ci tu n’avais pas rouvert les yeux. Ta tête avait heurté un mur. Du sang s’écoulait de ton crâne. Et tu ne répondais plus. Tu respirais à peine. Les voisins avaient appelé les urgences, en entendant pour une énième fois les hurlements de ton père. Cela t’a sauvé la vie. À ton réveil, ta vie ne te revenait plus qu’en bride. On t’annonça alors que en tombant, ton lobe frontal avait été touché, endommageant ta mémoire. Le médecin t’a bien indiqué qu’à partir de ce jour, les pertes de mémoire feraient partie de ton quotidien. Que d’un moment à l’autre, tu pourrais oublier quelque chose : un détail, ou quelque chose d’important. Les infirmières ont tenu à te rassurer en te disant que généralement, cela n’affecterait que ta mémoire à court terme et que tu n’oublierais généralement que des choses récentes. Ton père fût jugé et envoyé en prison pour violence domestique. Ta mère, libérée de son bourreau, décida de retourner en Thaïlande, auprès de ta grand-mère. Tu ne savais plus vraiment quoi faire seule. Les États-Unis étaient ton pays, et le resteraient toujours. Les quitter pour un pays dont tu ne connaissais que le nom ne semblait pas logique pour toi. Tu as donc demandé ton émancipation. Et voilà quelque chose que tu ne pourras jamais oublier : la date du premier juin deux mille neuf, le jour où t’as émancipé de tes parents. Tu as commencé à travailler en parallèle du lycée. Et tu as fais, comme tout le monde une demande pour une université. Tu as demandé Harvard à la surprise générale. Et tu l’as eu, à la surprise générale aussi. Voilà tout ce dont tu te souviens. Mais au fond, toi comme moi, on sait que tu as peur d’avoir oublier quelque chose. Quelque chose d’important.