LARA KOVALENKA ► Anna Speckhart

On dit qu'un enfant conserve ses souvenirs pour toute une vie à partir de quatre - cinq ans. Mais que plus ils remontent, plus ils sont flous, indistincts, difficiles à différencier des souvenirs que l'on nous raconte et qui nous paraissent de surcroit réels. Pourtant moi, je me souviens parfaitement de ce jour là. Ou plutôt de cette image: ma mère habillée de son manteau rouge et de ses talons pointus qui me tourne le dos, une valise à la main, rejoignant cet homme qui l'attend à côté de sa voiture sous une pluie de flocons de neige. Je n'ai jamais aimé Noël. Et je déteste le rouge. Cela peut paraître idiot, mais il faut croire que même à cinq ans le fait de se sentir abandonné peut marquer une existence entière.


Je n'aime pas cette ville. Les néons omniprésents, la foule compacte qui ne semble jamais diminuer, et tout ces gens qui parlent cette langue pointue qui m'est toujours autant étrangère. Le Japon n'est qu'une agression pour moi, un gouffre dans lequel on m'ordonne de plonger alors que je suis en train de perdre tous mes repères. Je suis jeune, j'ai sept ans. Deux ans que ma mère m'a laissé à la garde de ma grande-tante, effaçant cinq années de vie qui pour elle semble ne jamais avoir existé. Je ne suis pas ce genre de gamine qu'on épargne, qu'on baigne d'illusion pour son bien être et pour conserver sa naïveté. Ma grande-tante ne mâche pas ses mots. Ma mère se fout complètement de moi, je ne suis rien pour elle. Elle a tourné la page et moi, je me dois de faire de même. Petit à petit, j'ai pris l'habitude d'avoir cette éducation stricte que me donne ma grande-tante. Et je ne rechigne pas, acceptant des idées que je qualifierais d'absurde dans le futur. Ne pas se faire remarquer. Ne pas attirer le regard des hommes. Aider à la maison, beaucoup, parce qu'on doit se rendre utile quand on a pas encore l'âge de ramener de l'argent. Etre discrète à l'école. L'école n'est pas un supplice pour moi, au contraire: j'aime travailler. Je n'ai pas beaucoup d'amis à cause de la langue que j'ai encore du mal à maîtriser, mais me plonger dans la grammaire et les mathématiques avec assiduité me permet d'oublier un peu la médiocrité de ma vie. Aujourd'hui à l'école, un garçon s'est foutu de moi parce que je ne souriais jamais. Je me suis fait punir toute la journée pour lui avoir renversé mon pot de peinture rouge sur la tête.


 « Lara viens m'aider dépêche-toi ! » La voix de ma tante devenait sèche et irritable lorsqu'elle parlait en russe. Je crois que je préférais le japonais, finalement. J'en avais marre de cet endroit, de cet appartement pourri dans lequel je grandissais tant bien que mal. J'avais treize ans, l'âge où l'on se sent l'âme d'une petite femme et qu'on croit déjà tout savoir sur la vie. Je suis grande pour mon âge, je dépasse toutes les filles de ma classe d'une bonne tête, même si j'ai sauté une classe. J'ai appris à ignorer ceux pour qui je ne porte pas d'intérêt. Ici, on me considère toujours comme "l'étrangère", bien que j'aie désormais passé plus de temps dans ce pays que dans celui dans lequel je suis née. J'ai treize ans, et l'impression de porter un poids immense sur les épaules. « J'arrive.. » dis-je la voix lasse en abandonnant mes cours. Parfois, je me demande pourquoi je n'ai pas cet enthousiasme qu'on les jeunes de mon âge. Bien sûr que j'ai conscience de la pauvreté dans laquelle je vis, que se soit au sens propre du terme mais aussi au figuré. Je suis pauvre de toute expérience de la vie. Je ne connais pas les week-end en famille, ni le plaisir de passer une journée shopping avec sa mère. Je ne connais pas le plaisir d'aller me balader au parc avec un petit frère, ou de fêter mon anniversaire avec la famille au grand complet. Mais c'est comme ça. Et je ne vois pas comment ça peut en être autrement.


Penchée sur les rosiers, les genoux dans la terre, je laisse mes mains exécuter ces gestes avec délicatesse et dextérité. Le jardinage ne me déplait pas, au contraire. J'aime être à l'extérieur, sentir la brise sur mes joues et me concentrer en silence sur ma tâche au milieu d'un cadre agréable. Parfois, cela m'aide à oublier. Cela fait quelques mois maintenant que je travaille pour ce couple d'Américains à la situation aisée qui ont presque l'âge d'être mes grands-parents, et cela me convient bien. Mon salaire est bien plus que raisonnable, ce qui me permet de payer la "chambre" de quelques mètres carrés dans laquelle je vis, et de manger. Et puis, malgré mon air renfermé, ils m'aident à améliorer mon anglais. Depuis le décès de ma grande-tante six mois plus tôt, ce sont les premiers moments de réconfort que je vis. Un infarctus, un passage à l'hôpital, et la fin. Brutale, rapide. Sans même que j'aie le temps de me faire à l'idée. J'ai beau avoir détesté ma grande-tante un millier de fois, j'ai surtout versé un millier de larmes en me rendant compte qu'elle n'était plus là. J'étais seule. Seule et mineure. Rapidement, j'ai lâché ma famille d'accueil qui, de toute manière, remarquait à peine quand j'étais là ou non, et je me suis débrouillée seule. Je continue d'aller à l'école, ne racontant à personne ma situation de peur qu'on appelle les services sociaux. Et quand je finis les cours, je viens travailler ici, chez les Johnson. A quatorze ans, je suis devenue bien plus mature que la plupart des jeunes filles de mon âge, même si je n'en ai pas vraiment conscience. Il m'arrive de ressentir la tristesse que j'ai au fond de moi, mais je la chasse aussi vite. Parce que les larmes ne servent à rien. La détermination, si. Ce jour-là quand les Johnson m'annoncent qu'ils vont bientôt partir pour retourner vivre à Cambridge, je ressens un élan de désespoir m'envahir, comme si cette nouvelle est de trop. Je vais devoir me trouver un nouveau job. Recommencer à zéro.
Mais non, ce n'est pas la galère qui recommence.
Parce que les Johnson n'ont jamais pu avoir d'enfants.
Et qu'ils me proposent de n'emmener avec eux.


Les Etat-Unis ont été un renouveau pour moi. Dès l'instant où j'y avais mis les pieds, à l'époque, j'avais sur que les choses allaient changer. Tout était tellement différent, et tellement mieux. Les gens, les couleurs, les paysages. La mentalité. La carapace que je me suis forgée au fil des ans m'a empêché de m'extasier devant ma nouvelle vie, me forçant à me construire avec méfiance, petit à petit, auprès de ces gens qui devinrent rapidement mes tuteurs. Aujourd'hui encore, j'ai du mal à comprendre ce qui les a poussés à s'occuper de moi ainsi. A m'inscrire dans une bonne école, dans une académie de danse, puis au conservatoire. De me pousser à aller vers les grandes universités. A payer mes études lorsque je fus acceptée à Harvard. Tout ça alors que je restais irrémédiablement fermée à leur gentillesse et leur élan paternel. Que j'avais été une garce, à une époque, où je volais en douce dans leur porte-feuille pour les tester et voir si ils me réprimandaient. Je suis sûre qu'au fond, ils s'en sont rendus compte. Parfois je me demande pourquoi ils ne m'ont pas jetés à la porte. La vie a du mal à effacer certains souvenirs, et à la fâcheuse tendance à laisser des traces. Mais cela ne m'empêche pas de continuer et d'avancer.