Tomàs J. Navarro ► Diego Dominguez Llort [done]

8 y.o – « De toute façon, t’as toujours été le préféré, je te déteste ! » Immobile dans l’encadrement de la porte, Tomàs gardait les yeux rivés à la silhouette de son ainé qui disparaissait dans le couloir. Jorge était âgé de dix ans, soit deux bougies de plus que le petit dernier. Celui-ci ne comprenait pas, une fois de plus, la haine que lui vouait son frère. Il n’était pas le plus à plaindre pourtant, comparé à lui qui était le plus jeune, le petit bébé comme les autres se plaisaient à l’appeler. Le plus âgé, Daniel, était le grand-frère exemplaire. Toujours présent pour sa famille, ses amis, les inconnus qui avaient besoin d’aide dans la rue. Un jeune homme tout-à-fait admirable, et pourtant d’à peine douze ans. Monsieur et madame Navarro avaient trouvé préférable de ne laisser que deux ans d’écart entre leurs fils afin de renforcer leur complicité. Si Daniel et Tomàs s’entendaient merveilleusement bien, c’était loin d’être le cas des deux derniers ; Jorge, le cadet, ne supportait pas la présence de son petit-frère, sans raison apparente à priori. Contre toute attente, il appréciait Daniel, malgré le fait qu’il soit celui qu’on jalouserait plus facilement. « Jorge, tu parles autrement à ton frère voyons ! » gronda Candelaria Navarro, mère des trois garçons, lasse de la mauvaise entente de ses deux derniers.

14 y.o – La bouteille vide frappa le poteau avant de s’engouffrer dans les filets. Essoufflé, le jeune homme stoppa sa course pour lâcher un cri de joie. Les autres garçons du quartier vinrent lui taper dans la main, fiers du point qu’ils venaient de récupérer et qui pouvait clore la partie. Face à eux, la bande rivale ruminait, mécontente du score final. 4 à 2, l’équipe de Tomàs avait bien mené. Après une dernière accolade, l’argentin rejoignit la petite brune qui l’attendait, assise tranquillement sur le muret à côté du terrain. Il ne prit même pas le temps de s’asseoir, tirant Octavia par la main pour qu’ils quittent rapidement l’endroit. Celle-ci était très enthousiaste, une vraie pile électrique. Vraie chieuse aussi. S’il n’était pas autant attaché à sa cousine, Tomàs aurait certainement fait son possible pour l’éviter, avec l’excuse qu’elle lui foutait un mal de crâne insoutenable. Le souci était qu’il l’aimait beaucoup trop pour ça. Malgré leurs caractères aux antipodes l’un de l’autre, ils étaient toujours ensemble, discutant ou regardant des films chez l’un, trainant des heures dans le parc, à courir et se pousser dans l’herbe, ou bien dans le quartier pour défier les autres bandes au foot. Leur rêve commun était d’intégrer Harvard, ensemble bien évidemment. Il était tout simplement impensable qu’ils soient séparés pour leurs études. A seulement quatorze ans, ils savaient qu’ils voulaient faire partie de l’élite et ainsi étudier dans la plus grande école qui soit. Voilà pourquoi ils étudiaient l’anglais plus que de raison, souhaitant devenir bilingues avant de rejoindre Cambridge.
« Dépêche-toi un peu, Octavia ! Je dois te ramener chez toi. » L’adolescente se stoppa soudainement. « Quoi ? » s’exclama-t-elle. « Déjà ? On ne va pas à la boulangerie s’acheter des petits pains pour goûter dans le parc, comme d’habitude ? » Tomàs plongea son regard dans celui de la petite folle qui l’accompagnait. « Vi, je t’ai dit hier que j’avais exceptionnellement cours de guitare tout-à-l’heure. T’as déjà oublié ? » Les traits d’Octavia se crispèrent et elle secoua la tête. « T’es chiant To’ ! Tu vas m’abandonner, je suis trop triste ! » « Désolé… » « Non ! Je boude. » Les deux jeunes ne pipèrent mot pendant de longues minutes, jusqu’à ce qu’ils parviennent devant la maison de la brunette. « On se voit demain, salut Vi ! » Tomàs déposa un rapide baiser sur la joue de sa fidèle accompagnatrice avant de filer chez lui pour son cours de musique. Elle lui pardonnerait très vite, sans aucun doute.

17 y.o – « Je ne veux plus jamais aimer… » Un rire dénué de toute trace de moquerie ou de sarcasme vint fendre l’air. Tomàs, assis sur son lit, la tête entre les mains, laissait les larmes glisser le long de ses paumes repliées. Un bras protecteur passé autour des épaules du jeune homme, Daniel lui apportait le soutien dont il avait besoin. « Tu n’as que dix-sept ans Tomàs. Tu vas encore vivre de nombreuses histoires, aussi belles que douloureuses. Ne t’arrête pas à ça, le premier amour est toujours difficile à oublier, mais tu y parviendras. » Même s’il connaissait la véracité des paroles de son ainé, il n’était pas en état de réfléchir à ce point de vue. Son cerveau ne lui répétait qu’une seule et unique chose ; il venait de se faire larguer par la fille qu’il aimait plus que tout au monde. Celle qui lui avait fait ressentir de nouvelles choses jusque-là inexpérimentées. Leur histoire n’avait duré qu’une dizaine de mois. « C’est elle que je veux, pas quelqu’un d’autre. » rétorqua-t-il en refusant de se redresser. « Je sais. »
Plus tard, lorsqu’il repensera à cette première histoire, il sera pris d’un grand sentiment de nostalgie, mais rien de plus. Il aura des choses plus importantes à faire que de se soucier de la vie que mène une ex qui l’a lâché sans raison valable.

18 y.o – Voyant que leur fils mettait un certain temps avant de se remettre totalement de cette rupture, les parents Navarro décidèrent de l’inscrire, l’été de sa majorité, dans un centre de vacances où il pourrait profiter de la compagnie d’autres jeunes pour faire du sport et des activités divertissantes. Selon eux, c’était également un bon moyen de gérer la pression avant son entrée à Harvard, l’université qu’il convoitait depuis tant d’années. N’ayant rien contre un petit bain de soleil avant de rejoindre les bancs des amphithéâtres, Tomàs accepta. Dès le mois de juillet, il était donc en route vers un camp de vacances situé en Californie, où il ne connaissait personne. Bien évidemment, c’était loin de l’inquiéter. Il n’y avait pas de quoi. D’ailleurs, dès les premiers jours, il parvint à sympathiser avec un bon nombre de jeunes, notamment une jeune femme du nom de Denise Hurst. Calme, altruiste, cultivée, bien que légèrement distante, elle était le genre de personne qu’il n’avait pas dans son cercle proche. Peut-être était-ce qui l’avait poussé vers elle. Quoi qu’il en soit, ils s’entendaient très bien et passèrent la majorité du séjour ensemble. De plus, ils apprirent qu’ils entraient tous deux à Harvard à la rentrée, ce qui leur permettrait de se recroiser de temps à autres. Ces vacances furent un remède à son chagrin d’amour, lui permettant de véritablement passer à autre chose.
La rentrée à Harvard se déroula comme prévu aux côtés d’Octavia. A lui l’indépendance et la grande carrière de musicien qu’il prévoyait depuis tant d’années. Il serait bien incapable d’expliquer son choix d’études mineures ; géographie, quel intérêt ? Excellente question…
Son intégration dans l’école se fit sans accroche. Son naturel sociable l’aida grandement à se faire de nouveaux amis, notamment un bon groupe de potes pour le sport, dans lequel se trouvait Dawson. Un jeune homme qui devint rapidement un très bon ami de l’argentin.

19 y.o – L’été suivant, Tomàs n’hésita pas à retourner au centre. Cela lui avait bien plu la première année, alors pourquoi pas la deuxième ? Le séjour se passa très bien, sans accrochages, une fois de plus. Il y retrouva Denise qui avait elle aussi décidé de revenir. Les deux jeunes se lièrent d’amitié avec un garçon non présent l’année précédente mais avec qui ils s’entendirent très vite. Comme une coïncidence n’arrive jamais seul, lui aussi annonça se trouver à Harvard. Malheureusement, une fois de retour à l’université, ils eurent du mal à se voir régulièrement. L’enceinte était tellement grande.

20 y.o – Sans surprise, rebelote. Tout aurait pu aller bien, comme les deux autres fois. Ils auraient pu simplement s’amuser, profiter du soleil, des terrains de foot et de basket. Les soirées et les amis. Un autre été parfait, en somme. Sauf que, cette année-là, les choses ne se passèrent absolument pas comme il l’avait prévu. Ce fut une journée en apparence banale, lors d’un tournoi entre les différentes équipes du camp de vacances. Sur le terrain de basketball, se déroulait un match opposant l’équipe de Tomàs et celle de son ami. « Allez Tomàs, tu peux gagner sans problèmes. » lui avait dit Denise avant qu’il n’entre sur le terrain. Pris d’un élan de confiance, il dévia la trajectoire d’une passe adverse pour s’emparer de la balle et dribbler furieusement jusqu’au panier. Du coin de l’œil, il put voir son ami qui s’approchait dangereusement de lui, le regard déterminé qui ne prévoyait rien de bon. Alors qu’il stoppait son avancée pour entamer un saut lui permettant de marquer, un brusque coup d’épaule du garçon le précipita au sol. La chute se déroula si vite qu’il n’eut absolument pas le temps de faire quoi que ce soit. Sa tête cogna violemment le sol, le laissant inconscient la seconde qui suivit.

Presque une heure après l’incident, Tomàs se réveilla dans un lieu inconnu mais reconnaissable ; l’hôpital. Il s’y était déjà rendu une fois, pour une entorse du poignet, il y avait de cela déjà quelques années. Il n’aurait jamais pensé que cet endroit, le centre de soins de Los Angeles, deviendrait un rendez-vous familier de consultations. Il tenta de se redresser, mais fut bien vite stoppé par un médecin, qui lui signala gentiment de rester tranquille. Son crâne lui faisait tellement mal, il avait l’effroyable impression qu’on lui perçait la tête. Il ne se souvient pas s’être rendormi, et pourtant ce fut le cas. En effet, son réveil suivant eut lieu de nombreuses heures plus tard. Cette fois-ci, sa famille était présente ; ses parents, Jorge et Daniel. Ils avaient fait le voyage en urgence depuis l’Argentine. « Eh mon gars, ça fait une éternité qu’on s’est pas vu ! » Intérieurement, Tomàs remercia son frère de chercher à le détendre en n’évoquant ni l’accident ni son état actuel. L’ainé vint d’ailleurs lui faire une accolade chaleureuse, tout en prenant soin de ne surtout pas le brusquer ou lui faire mal. Néanmoins, le regard terrifié  et les gestes nerveux de Candelaria étaient loin de rassurer le jeune Navarro. « Maman… » soupira-t-il faiblement, comme pour la défendre de céder. Malheureusement, elle ne put résister très longtemps et fondit en larmes, se précipitant vers le lit de son fils. « Oh Tomàs ! Je suis tellement désolée ! » « Laisse maman, laisse… » S’il avait su que cet accident l’handicaperait et le hanterait toute sa vie, il aurait peut-être mieux compris les pleurs de sa mère à cet instant.
Il mit un bout de temps à s’en remettre. Le premier mois fut particulièrement éprouvant. On l’avait prévenu du fait qu’il avait subi un traumatisme crânien, que la guérison serait assez longue, la rééducation encore plus. On lui avait également signifié la possibilité de séquelles, mais il n’y croyait pas. Malgré sa fatigue et ses maux de tête insoutenables, il se sentait comme normalement constitué.

Eh bien, il se trompait l’étudiant ! A la fin du mois d’août, il fut déclaré comme porteur d’une pathologie assez rare ; la prosopagnosie. En effet, on avait diagnostiqué une difficulté à reconnaitre les visages. Il avait du mal à associer un nom à la personne qui se présentait à lui, même concernant ses proches. Il ne s’agissait pas là d’une perte de la mémoire, mais bien d’une lésion de certains neurones situés dans les lobes temporaux et occipitaux. Ainsi, son cerveau n’était plus capable de faire le lien entre l’identité de l’individu et son visage. Afin de reconnaitre la personne, il s’aidait alors d’autres signes distinctifs comme le parfum, la démarche, l'attitude... Mais, ce qui l’aidait le plus à la reconnaissance, c’était les voix. Il se référait presque automatiquement à elles.
Il reçut, sous demande des médecins, l’autorisation de revenir à Harvard avec un mois de retard, afin de lui laisser le temps nécessaire à la réadaptation et la possibilité d’apprendre à vivre avec son handicap. Pour cela, il avait un psychologue, un médecin chargé des soins quotidiens et un homme dont il ne connaissait pas vraiment la fonction, mais qui était là pour l’aider à trouver les bonnes méthodes pour reconnaitre ses proches. C’est d’ailleurs lui qui lui a donné l’idée de tenir un carnet répertoriant chacune de ses fréquentations et un moyen de reconnaissance autre que le physique. C’est un peu son livre de chevet depuis ce jour.

22 y.o – Voilà désormais deux ans que l’Argentin se remet doucement mais sûrement de l’accident. Il a appris à vivre avec sa pathologie, la cachant à un maximum de personnes. Tout le monde n’a pas besoin d’être au courant qu’il est en réalité handicapé, il le cache très bien. Depuis la rentrée suivant ce malheureux été, il a pris la décision de changer de cursus mineur, passant d’une matière peu utile –la géographie– à un domaine l’intéressant désormais bien plus ; la neurologie.
Il a déjà recroisé plusieurs fois Denise, qu’il apprécie toujours autant, mais qu’il évite de plus en plus. Elle est très gentille et attachante, là n’est pas le problème. C’est le fait qu’elle était aux premières loges lors de la chute qui le dérange. C’est comme s’il reportait la rancœur qu’il avait de cet événement sur elle, alors qu’elle n’a aucune part de responsabilité là-dedans. Voilà pourquoi il se montre assez distant, même si cela le culpabilise, elle lui rappelle trop cette mauvaise période.
Concernant Dawson, leur lien s’est renforcé depuis le drame ; Tomàs a l’impression d’être désormais considéré comme un être à protéger, ce qui fait méchamment écho à son surnom de « bébé de la famille », autrefois. Inutile de dire que les disputes éclatent souvent entre ces deux-là, Dawson s’étant pris d’une affection particulière depuis qu’il a été mis au courant du handicap, et Tomàs détestant le fait de paraitre ainsi faible. Néanmoins, il tient beaucoup trop au jeune homme pour laisser les conflits perdurer.
Désormais, Tomàs cherche à vivre heureux à tout prix. C’est un jeune homme rempli d’ambition et de volonté. Il n’a jamais pu se remettre totalement au sport, comme avant. Néanmoins, il aime tellement ça qu’il lui arrive de faire quelques petits écarts à l’avis des médecins. Il ne se prend pas la tête et tente de vivre simplement tout en se donnant les moyens d’atteindre le sommet en tant que musicien. D’un point de vue extérieur, l’argentin peut facilement paraitre indifférent ou désintéressé. C’est la façade qu’il veut bâtir pour éviter que qui que ce soit ne décide de le prendre en pitié. Il a un souvenir trop amer de l’accident pour accepter qu’on le lui rappelle à chaque instant avec un regard compatissant.