Puisqu'on se lasse de tout, pourquoi nous entrelaçons nous ? - Sage

Je l’avais aperçu. Elle. Sage. Torture délectable. Alors même que je n’avais pas eu la moindre nouvelle d’elle depuis son anniversaire, voilà que la recroise. Voilà qu’elle hante mes journées. Ce matin dans l’avions, ce soir dans cette soirée. Je ne suis pas allée la voir parce que … parce que qu’est ce que j’aurais pu dire ? Salut ça va ? Conversation banale de gens lambda. On n’a rien à se dire en public elle et moi.  Et le fait que Kyla sache pour nous deux me fait paniquer. L’interdit démesuré. Moi, le grand Noah, Eliot jusqu’au sang, amoureux d’une Mather. Et ne parlons pas de ce qu’en aurait dit mon père. Rien n’était fait pour nous réunir, même nous deux, on continuait à pousser dans un sens ou dans l’autre, jamais le même, tantôt des yeux profondément épris, tantôt des regards noir de rage. Je ne savais pas à quoi on ressemblait, j’avais dans la tête l’image d’une comète, d’un volcan, quelque chose d’explosif, d’assez irrésistible. Dos au mur, appuyé contre lui, j’observe Sage depuis cinq bonnes minutes. Allons regarde moi, je sais que tu peux sentir ma présence, je sais que tu peux sentir mes yeux se poser sur toi. Un regard. Un seul. J’insiste, de toute ma personne, j’insiste. Incapable de résister. Elle est belle, putain de belle, j’en suis dingue. Je ne me rends pas compte de la situation, pas compte du fait que je rallume la mèche, que je suis incapable de m’en passer, incapable de me passer d’elle. Et tout en la fixant, j’avance de quelques pas. Je sais que tu me comprends, je n’ai pas besoin de parler, pas besoin de gestes, pas besoin d’intimer. Je sais que tu sais ce que je suis entrain de te dire. Je me consume sur place, c’est insupportable de t’avoir devant, de ne pas pouvoir te toucher. Insupportable le manque que je ressens, même quand t’es à côté. Je te déteste, putain je te déteste. Mais tu me fais bander. Et quand je remarque qu’elle a compris, qu’elle suit ma marche des yeux, je me retourne, lui faisant dos, avant d’aller au mur opposé, traversant toute l’assemblée. J’ai remarqué une porte avec le logo « interdit d’entrée ». Sans doute l’arrière réception, que sais-je. J’actionne la poignée, vérifiant que c’est bien ouvert, et me retourne d’abord pour vérifier que personne ne me regarde. Avant de lever mes yeux vers Sage. Un regard de haine et d’amour, noir comme le jour, bleu comme la nuit. Un mélange de mélancolie, de rage, et de profond attachement. Casse toi pauvre conne, vient là. Et j’entre dans la pièce qui se révèle être un local à balaies.

Je sais que c’est Sage que j’aurais du défendre, je le sais. Et c’est ce que j’ai eu envie de faire. Putain de réputation, putain de jeu d’apparence qui me freine, me bloque, m’empêche d’agir avec elle comme je le devrais. Elle le sait que tout nous sépare, que même nous on se déchire. Elle le sait que je serais bien incapable d’assumer quoique ce soit de notre relation, des sentiments que j’éprouve au regard des gens. Et en allant blaguait sur la situation tout à l’heure, en interpellant Oksana, c’était une excuse pour me rapprocher. Ça Sage ne le comprend pas. Que même si je suis maladroit, ce que je fais, c’est réfléchi, pensé, planifié. Si ça avait n’importe quelle autre bande de fille, je n’en aurais eu rien à faire. S’il n’y avait pas Sage dans le tas, je ne me serais même pas retourné. Oksana était mon excuse, un faire valoir, une manière de passer pour un bon Eliot tout en m’assurant que Sage aille bien, qu’elle déguerpisse vite de ce capharnaüm. Et même après son va te faire foutre j’ai essayé de la rattraper. Ça non plus, elle ne l’a pas vu. Elle ne voit rien, et je ne veux même pas le justifier, même pas l’affirmer. Parce que lui donner les raisons de mes réactions c’est lui avouer tous les sentiments que j’ai pour elle. Et ça, c’est impossible. Alors après un long regard insistant, j’entre dans ce placard à balai. Elle va me suivre, je le sais, il ne peut pas en être autrement. Et elle arrive, quelques secondes après. Visiblement furieuse, et je me précipite vers elle réduisant la distance entre nous, prêt à l’embrasser derechef quand elle me freine, vindicative : « Arrête ! ». Et je n’ai pas envie de la laisser continuer, je n’ai pas envie de m’arrêter là. J’attrape son bras et la tire à moi, presque de force, murmurant en un soupir quand mes bras viennent s’enrouler autour de son corps : « Arrête … ». Et j’ai mes lèvres posées sur son front, et je me sens bien là avec elle, et putain ce que ça me rappelle à quel point c’est douloureux, quand elle est là, quand elle n’est pas là. C’est douloureux parce que je voudrais ne faire qu’un avec elle : « Tu crois sincèrement que j’en ai quelque chose à foutre d’une bande de fille qui se crêpent le chignon ? ». Je recule légèrement mon visage avant d’ausculter le sien, les marques, rougies, les stigmates. Et j’effleure du bout des doigts sa tempe avant d’y déposer un petit baiser. De ceux qui veulent dire putain mais ferme ta gueule, je suis dingue de toi, tu comprends.

Je voudrais de toutes mes forces lutter contre l’humanité qui trône de plus en plus dans mon ventre quand il s’agit de Sage. Les bons sentiments, l’empathie, la peine. Je voudrais, sincèrement, lutter de toutes mes forces, redevenir le connard impassible des premiers jours, mais c’est impossible. Il y a quelque chose entre elle et moi qui me rend complètement docile. Docile à moi-même, comme si malgré moi, et sans pouvoir la retenir, je regardais ma carapace de glace se désintégrer sous mes doigts. Je déteste le mal que je lui fais et je méprise tous ceux qui pourraient lui porter atteinte. Je suis dingue de cette fille et je n’arrive pas à trouver de pensée satisfaisante pour me consoler de cette condamnation. Je me déteste et je la déteste. De me rendre comme ça, trop sensible, trop avenant, trop touché par ce qu’il se passe, trop concerné. Je ne pouvais pas la laisser au milieu de toutes ces filles, je ne pouvais pas l’ignorer, je ne pouvais pas faire comme si de rien n’était. Et plus le temps passe, plus je le vois dans ses yeux toute la peine qu’elle endure. Bien sure, en surface, je voudrais savoir comment l’apaiser. Mais dans le fond, c’est absolument hors de question. Parler de ces choses là, c’est nous mettre tout les deux devant le fait accomplis. Qu’est ce qu’on est ? Qu’est ce qu’on ressent ? Qu’est ce qu’on fait ? Je ne veux pas répondre à ces questions, alors je me torture. J’étrangle mon ventre, le paralyse, qu’il ressente avec intensité, mais la ferme, qu’il n’en dise rien. Et dans ce placard à balai alors que je vois dans ses yeux qu’elle pourrait me tuer je la tire à moi, je la prends dans mes bras. Plus elle se débat, plus je sers fort, arrête, stop, calme toi, tais toi. Et j’essaye de lui faire comprendre, de manière encore très maladroite, que si elle n’avait pas été là, je me serais jamais interposé dans cette bagarre. Et je constate ses blessures, et j’embrasse sa tempe, et je sers mes bras encore plus fort, « Calme-toi … ». Je voudrais pouvoir lui dire que tout ira bien. Je voudrais sincèrement. Je voudrais pouvoir y croire aussi. Mais c’est comme ça, c’est Sage et Noah, Juliette et Roméo. Alors, comme si on se débattait pour faire disparaitre le reste du monde, on se tait. Elle lève la tête vers moi, ses yeux magnifiques, et m’embrasse du menton aux lèvres. Je baisse la tête à mon tour et prolonge ce baiser. D’abord doucement, suave, lent. Pour qu’elle se souvienne qu’ailleurs, loin de la foule, il y a notre planète volcanique, et que rien ni personne peut venir amoindrir ses tempêtes érotiques. Je l’embrasse et je ne lâche pas sa bouche. Je ne lâche pas ses lèvres. Même quand je recule de quelques pas, que mon pied cogne contre un seau, et que je pivote de manière à la mettre elle dos au mur, appuyé contre lui, moi face à elle. La situation est excitante. Elle et moi dans un placard à balai, cachés, alors que dehors, à quelques mètres seulement, tous nos camarades sont entrain de faire la fête. Et ma main glisse le long de sa cuisse droite, agrippe sa robe que je remonte doucement avant de reculer légèrement la tête et de la fixer droit dans les yeux. D’abord sérieux, en effectuant le remonté lent de la robe, finissant par esquisser un sourire en coin.