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BREAKEVEN
no wise words gonna stop the bleeding feat. yuta
Il est quinze heures passées, c’est la fin des cours. Le premier réflexe que j'ai en sortant du bâtiment : allumer une clope. A chaque fois que je sors mon briquet, j’entends la voix de ma mère me dire : « Tu viens d’écourter ton espérance de vie ». Ça me fait rire parce qu’elle trouve le moyen de me faire la morale alors qu’elle aussi s’enchaîne des clopes à longueur de journée. Elle était censée avoir arrêté depuis des années mais une fois, je l’ai surprise derrière l’arbre dans le fond du jardin. Sur le coup, j’ai cru qu’elle allait s’étouffer avec son mégot. Depuis, on s’est dit qu’on s’aiderait contre l’addiction. Un an après et me voilà encore avec une cigarette à la bouche. Mes sœurs non plus aiment pas ça. Elles se sont liguées contre moi pour que j’arrête. Elles ramènent plus souvent leurs mômes à la maison parce qu’elles savent que j’fume pas quand ils sont là. Me demandez pas pourquoi j’ai commencé ni pourquoi j’veux pas arrêter. Ces conneries, une fois qu’on y goûte, c’est à la vie, à la mort. Plus souvent la mort avec ça mais j’ferai en sorte que ça n’arrive pas. J’arrêterai. Mais pas maintenant.
Allumée, j’enfourche mon skate, les écouteurs sur les oreilles, ma playlist enclenchée et c’est parti pour rentrer au bercail. J’salue mes derniers camarades de classe qui montent dans leurs bagnoles et s’éloignent tandis que j’donne une première impulsion pour faire rouler ma planche. Le chemin jusqu’à la maison est pas très long, ça me prend une dizaine de chansons (vous avez jamais mesuré le temps avec de la musique ?) soit une demie heure à tout casser. Quand mes sœurs préfèrent prendre le bus pour arriver à temps pour regarder leur série, moi je préfère le calme de la rue qui longe la mer. Enfin, faut d’abord que je traverse la jungle de bitume avant d’atterrir sur l’étendue bleue. Ce chemin, j’compte plus le nombre de fois que j’l’ai emprunté et ce, bien avant d’aller à la fac, quand j’ai commencé à faire du skate. J’étais pas seul à ce moment-là. La première fois, c’était avec … lui. Avec Yuta quoi. L’appeler lui, ça fait genre interdit, comme avec Harry Potter et Voldemort. C’est juste qu’après tout ce temps, j’peux pas m’empêcher de penser à lui alors qu’il m’a probablement jeté dans un trou sans fond, loin dans ses souvenirs de gosse. Pff qu’est-ce qui me prend de repenser à lui ! Comme si c’était le moment. Puis merde, ça fait 4 ans maintenant, j’devrais plus être nostalgique de tout ça, c’est débile. Et totalement ridicule. Mais surtout inévitable. Allez comprendre pourquoi j’arrive pas à me sortir ce con de la tête. Quatre ans, ça aurait dû être suffisant.
L'odeur salée de l'eau me fait un temps oublier. Je pense à nos étés à Busan, au sud de la Corée, les pieds trempés dans l'eau, le corps étendu sur le sable. Je pense aux centaines de châteaux de sables que j'ai pu construire et au nombre de fois où j'ai hurlé sur mes sœurs : « Une tour, c'est pas comme ça ! Tu fais n'importe quoi, c'est tout caca ! » ou les tonnes de glaces qu'on avalait en une journée. Et puis, je pense à toutes les fois où Yuta m'avait balancé dans la flotte, les soirs où on attendait de voir la Grande Ourse. Voilà, j'y arrive pas. J'me rends même pas compte que j'suis arrivé au bout de ma clope. Passage éclair à la poubelle et j'repars. Trois chansons plus tard et j'arrive devant la maison. La voiture de Mme Walker est garée devant, juste à côté de celle de Liz. Mme Walker est la dame qui s'occupe de notre grande maison quand Maman n'a pas le temps de le faire. Elle aide aussi lorsqu'on organise ces gigantesques repas de famille. Elle est discrète mais elle a toujours un petit sourire aux lèvres. Quand je franchis la porte, je n'entends que le faible bruit de l'aspirateur à l'étage. J'accroche mon sac à la rambarde de l'escalier pour le récupérer plus tard et fais un tour dans la cuisine avant d'aller comme tous les soirs, m'enfermer dans mon atelier. Je choppe deux trois trucs à grignoter puis je récupère mon sac. J'fais mon chemin dans le salon pour sortir par la porte du jardin quand j'tombe nez à nez avec quelqu'un. « Oh pardon je vous avais pas vu ». Et quand j'finis par reconnaître la personne qui se trouve en face de moi, y'a tout mon monde qui s'écroule comme un château de cartes. Il a suffit de deux secondes pour que tout tombe en ruines. Encore une fois.
T'es parti comme t'es revenu : sans que je m'y attende.
©junne.
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