«
Elle veut que j'fasse des études, tu sais, que j'parte d'ici et que j'te laisse tomber. Économiser pour plus tard, faire des études pour plus tard, toujours tout pour plus tard, elle m'gonfle. Moi j'veux vivre maintenant, parce que plus tard il s'ra trop tard, j'serai six pieds sous terre, c'maintenant ou jamais hein? » Je lui souris. Ca me fait du bien de le voir et de lui parler, même s'il reste une vitre entre nous. La briser m'a déjà traversé l'esprit une bonne centaine de fois, mais j'reste calme, j'garde le téléphone collé à mon oreille et j'apprécie le moment. Ça fait déjà deux mois que j'l'ai pas vu. Deux mois qu'il est en prison. Apparemment il a été suffisamment clean pour qu'on lui autorise quelques visites. «
Ptain Naja t'as pas fini de raconter des conneries ? » J'fronce les sourcils. À vrai dire j'attendais une autre réaction. Du genre t'as raison, vis ta vie comme tu l'sens, perd pas d'temps avec toutes ces merdes là, tu vaux mieux qu'ça Naj.
Mais non. Il soupire en m'regardant. Comme si je le désespérais. «
Arrête ça Naj, ça vaut pas l'coup. Vas-y, y'a tellement de belles choses qui t'attendent. » «
Non, j'irai pas. »
Il lève les yeux au ciel. Puis sous un souffle il se rapproche de la vitre pour soutenir mon regard, un air intimidant collé au visage. «
Ecoute moi. » Il me fixe quelques secondes déjà agacé par mon caractère, puis poursuit;
«
J'ai rien fait de ma vie, Naj j'suis pas une belle personne. Putain tu m'entends ou quoi ? J'ai l'coeur vide, je sers à rien, j'ai jamais rien fait d'bien. Et c'est ça que tu veux devenir ? J'suis comme un rat dans sa cage, coincé entre quatre murs à bouffer des compotes périmées, à frôler les murs pour pas me faire buter. Naj j'vais plus faire semblant. J'ai jamais été heureux, l'sourire que tu voyais, il puait l'échec. Mais toi tu sais, t'es bien meilleure que moi, t'es intelligente, tu te démerderas et j'serai fier de toi. Naj, lâche jamais, j'te jure que tu la vivras ta vie, tu la vivras sans putain de regrets. Alors maintenant casse-toi, elle t'attend. » Je tressaillis à ses mots. Je ne l'avais jamais vu aussi sincère. J'savais qu'il le vivait mal, à tripper avec les anges on finit par se brûler dans les flammes, l'enfer le guette mais c'est pas nouveau, la taule n'a été une partie de plaisir pour personne. C'est marche ou crève, on l'sait tous, c'est comme la vie, mais ces conneries pouvaient pas l'achever c'tait pas possible. Mon frère n'avait pas le droit de baisser les bras comme ça. Parce que c'était mon frère. Moi, j'l'attendais à la sortie, j'comptais déjà les jours qui restaient. Sans lui c'pas pareil, vous savez ? «
A quoi tu joues ? » «
Je joue plus Naja, j'ai déjà perdu. » Alors c'est tout ? Il baisse les armes, il s'avoue vaincu ?
«
Qu'est-ce que tu fous encore là ? Barre toi j'te dis, t'as rien à foutre ici Javares, j'veux plus t'voir. » «
Non. » J'ai la voix qui tremble, les yeux qui s'humidifient. Alors quoi Javares ? Tu joues ta fragile ? Relève toi, ton frère t'a habitué à plus cru que ça, il mâche jamais ses mots. Alors j'reste assise en face de lui, la gorgée nouée et la mâchoire serrée. J'le défis du regard malgré la faiblesse qui se lit dans mes yeux, j'bougerai pas du moindre millimètre parce que je n'en ai pas envie. J'suis déterminée mais les secondes s'écoulent, le temps s'éternise jusqu'à ce que ;
«
Bien. » qu'il me sort, serein. Puis il raccroche sans prévenir. Pas de au revoir, ni de bon courage, avec lui c'est comme ça, tu m'cherches tu m'trouves. «
Putain Solal déconne pas attends » Je panique un peu, il a pas le droit de s'en aller, c'est pas à lui de décider, mais j'me rend compte qu'il m'entend plus. J'frappe à la vitre pour qu'il reprenne le combiné, mais au lieu de ça il se lève prêt à partir et il me lance un dernier sourire avant de s'en aller. Vous savez, le genre de sourire qui frappe, qui t'en met plein la vue, celui qu't'oublierais pas parce qu'il vaut n'importe quel joli discours. Et ça, j't'ai pas habitué à le recevoir de la part de mon frère. Alors à cet instant j'me radoucis, j'me tais même si j'ai envie de le frapper. C'qu'il pouvait être con parfois.
***
«
Dis Naja, t'as fait tes lettres pour les demandes de fac ? » Je relève la tête et croise le regard perçant de ma mère, plus soucieuse de mon avenir que de sa propre vie. On roulait pas sur l'or, et elle était prête à sacrifier toutes leurs économies pour que j'ai un diplôme, quitte à sombrer dans les dettes. Parce qu'elle me voulait une vie meilleure, loin de Chicago et de ses mauvais deals, ceux qu'ont condamné mon frère derrière les barreaux. Des histoires de drogues et de règlements de compte, un business qui l'a rattrapé bien vite. J'savais qu'elle le vivait comme un échec en le voyant là-bas, elle voulait pas en revivre un deuxième avec moi. Mais j'ai absolument rien fait parce que j'compte aller nul part. Et même si j'ai des facilités et que j'me débrouille bien au lycée, moi j'veux rester à Chicago, rester avec la famille et soutenir mon frère. J'veux pas aller m'étouffer sous les livres avec des gosses de riche à l'autre bout des états-unis. «
Ouais » Et un mensonge de plus. Un de trop ? Tant pis. Je lui adresse un sourire avant de partir, parce qu'au fond j'm'en voulais, j'voulais pas lui mentir mais j'savais qu'elle comprendrait pas. J'préfère fuir et m'réfugier aux côtés de mon frère. C'moment là, je l'attendais toute la semaine.
«
Vous n'êtes pas sur la liste des visiteurs. » Comment ça j'suis pas sur la liste ? C'est quoi ce bordel encore ? «
Mais si, Naja Javares. Regardez bien, Na-ja Ja-va-res. » «
Non, vous n'y êtes pas. Suivant. » Suivant ? J'dévisage l'agent quelques secondes, avant de reprendre ; «
Il doit y avoir une erreur, je suis venue la semaine dernière, j'étais sur la liste, y'avait aucun problè.. » «
Vous n'y êtes plus. » «
Comment ça je n'y suis plus ? » «
Il a retiré votre nom de la liste. »
Sa dernière phrase me prend à la gorge. Elle m'retourne clairement les tripes tellement j'pouvais pas y croire. Alors ça s'arrêtait là ? Il me laissait tomber ? Le regard perdu, j'me fais bousculer, j't'ai plus qu'une affaire classée, en une fraction de secondes tout avait changé. Pourtant j'ai longtemps espéré, j'ai rêvé que ça redeviendrait comme avant, mais vous savez parfois ça suffit pas, et ça suffira jamais, même si vous avez des rêves en or. Mon frère ne voulait plus me voir ici, il me l'avait bien dit mais j'pensais pas qu'il était sérieux. Sauf qu'il me connaissait suffisamment pour savoir que des paroles n'auraient pas suffit à me faire bouger d'ici, à me dégager de Chicago pour que je daigne prendre mon avenir en main. Hésitante, j'finis par m'en aller encore sonnée par ce qu'il venait de se passer. Qu'est-ce que je vais devenir ? J'soupire, c'est une question qui n'avait déjà pas de réponse hier, et qui en a encore moins aujourd'hui. J'décide simplement de ne pas rentrer, pour me vider la tête dans l'une de ces fêtes où s'entremêlent rires et alcools. C'est ce que je sais faire de mieux après tout. Boire et fumer, et me sentir vivante plus que jamais.
Ma soirée se déroule sans excès, j'étais entière et saine d'esprit mais c'est quand j'décide de rentrer qu'on m'interpelle sur le chemin, loin de la foule. «
Bonsoir joli coeur. J'peux enlever vos vêtements s'il vous plait ? » J'avance sans prendre le risque de me retourner, mais j'ai la vision trouble et le regard qui vacille. J'suis pas bourrée, mais j'me sens pas bien. J'ai le cœur qui s'accélère, et il manque de s'arrêter au moment où il m'empoigne le bras pour me retourner. La nuit m'empêche de discerner correctement le visage en face de moi, les quelques filets de lumières me permettent simplement d'entrevoir le rictus au coin de ses lèvres. «
On t'a pas appris la politesse pétasse ? » J'suis tétanisée, j'ai presque le souffle coupé, et pourtant j'laisse rien paraître. «
Va te faire foutre » A cet instant, j'ai su que la nuit allait être longue, j'aurai peut-être du me la fermer pour ne pas l'énerver mais l'issue allait probablement être la même. «
Javares ? » Jusqu'ici j'soutenais son regard, sans jamais le fuir, mais à la seconde où il a soufflé mon nom la panique a fini par m'envahir. «
Hey les gars, j'ai l'gros lot là ! La p'tite soeur à Javares » Un sourire mesquin s'empare de ses lèvres alors qu'il se rapproche de moi, sa main à ma taille. «
Panique pas ma grande, t'es mignonne j'te laisse une chance, toi et moi on sait c'que nous doit ton frère hein ? » J'sais que mon frère était dans la merde, qu'il avait des dettes, mais quand il me chuchote la somme à l'oreille, j'suffoque. «
te fatigue pas à me fuir longtemps, on s'recroisera un jour et j'aimerai pas en arriver là, tu sais j'veux pas abîmer ton joli visage.. » Il sert un peu plus son emprise à mon égard, passant son autre main à mes fesses, ça m'provoque des sueurs froides, j'arrive même plus à réagir. «
Maintenant vas-y, cours. Cours avant que j'te rattrape, je change vite d'avis. » Il me lâche en me poussant, suffisamment pour que j'tombe un peu plus loin. J'me relève, avec le peu de dignité qu'il me reste et c'est le regard noir et la peur au ventre que j'm'enfuis.
***
J't'ai décidée plus que jamais à me barrer d'ici. Plus rien me retenait, ou plutôt tout me poussait à disparaître au plus vite. J'pouvais pas partir en cavale, j'savais que ça se terminerait mal alors j'ai eu ma p'tite idée. J'ai bossé comme une tarée, j'ai passé des nuits à écrire ces demandes d'admission, des journées à passer le nez dans les bouquins, j'étais une tête j'me reconnaissais même plus. L'école était ma nouvelle drogue, qui l'aurait cru hein ? J'pouvais pas me permettre d'aller faire mes études trop loin, mais suffisamment pour assurer un minimum mes arrières alors j'ai tout fait pour avoir le choix. J'ai pas fini majore de ma promo mais j'y étais presque, la remontée fulgurante de mes résultats m'ont ainsi permis d'accéder aux meilleures universités. Et c'est même la meilleure qui m'a ouvert ses portes. Direction Massachusetts, Cambridge, Harvard. J'savais que j'allais trimer, j'savais que je devrais me battre pour rien du tout, y'aura pas d'entracte, ni de twist final. J'me lance dans une apnée profonde sans jamais pouvoir regagner la surface, parce qu'au bout y'a pas de ligne d'arrivée, c'est l'néant. J'continue mes trafics, j'deal comme j'l'ai appris, tout ça pour rembourser et surtout pour survivre, jamais pour une perspective d'avenir. J'en ai pas d'avenir, j'ai une bombe à retardement entre les mains, j'sais pas quand elle va exploser mais j'sais juste qu'elle va le faire, un jour.