TOBIAS S. WALSH ► julian morris

Le soleil se couche, j'ai les jambes en coton. La journée a été riche en émotions. J'ai joué avec Octavia et Elena toute la journée. Les champs de vignes à perte de vue me bercent pour m'endormir. J'entends encore le champ des cigales même si c'est celui des grillons qui l'emporte dorénavant. Je n'ai que dix ans, je suis remplis d'espoir et de force pour affronter le monde que je ne connais pas en intégralité. Demain, papa rentre des États Unis. Je suis sûr qu'il m'aura ramené une babiole pour se faire pardonner de son absence. Je ne lui en veux pas, si ça nous permet de vivre dans cette grande maison au milieu d'hectares de grappes de raisin, qu'il continue. Maman reste le plus souvent ici, pour veiller à ce que l'industrie familiale se porte bien. Elle est l'héritière de cette nature abondante et parfois capricieuse. Grâce à ce qu'elle nous offre chaque année, nous pouvons vivre. Notre vin est réputé depuis des siècles. Père a voulu exporter les produits de mère plus loin que l'Europe, il en était persuadé, les américains se délecteraient de ce nectar au parfum céleste. Je bois du vin dès que j'en ai accepté l'aigreur particulière de cet alcool. Je suis l'aîné des Walsh, après moi, deux filles sont venues compléter la tribu. Elles sont belles et différentes. Je les aime toutes les deux du plus profond de mon coeur. Oui elles ont tendance à me chercher mais c'est ça les relations frère-soeur. Les chamailleries prouvent qu'il y a de la vie et de l'amour. Les tensions s'apaisent en une journée. La nuit l'emporte toujours. Ce soir, je m'endors serein, de toute façon les vacances d'été viennent de commencer. Peut-être que demain j'irais pécher avec grand-père.

Un raie de lumière m'arrache de mon sommeil. J'écarquille mes yeux avec difficulté. Je me suis couché au petit matin, après une soirée bien arrosée dans la villa de Lucia. Mon oreiller est gluant de ma bave alcoolisée. J'émerge tout en entendant ma mère hurler en gesticulant. Elle est toujours aussi gracieuse, même si elle sort une centaine d'insultes à la seconde. Mes quinze ans me rendent insupportable, je la laisse me tailler un costume tout en m'étirant dans mon lit. Depuis que les hormones ont jailli, je traîne ma carcasse avec lourdeur. Je n'accepte pas mon corps frêle ni ma pilosité grandissante. Je suis le petit rigolo de service qu'aucune fille ne rêverait d'avoir entre ses jambes. Je vis ma frustration avec humour. Je sors comme tous les jeunes mais j'observe en grande partie ou alors je me noie dans les addictions. Je sais que je fonce droit dans le mur et que je devrais tout simplement m'affirmer plutôt que de me créer une image factice. Je jette le draps en bas de mes pieds et je sors de mon couchage en enfilant un tee shirt. Je dois aider à la vigne, j'avais promis. Si papa sait que je déconne, fini le scooter et les fêtes bondées de filles qui me feront fantasmées l'espace d'un coup d'oeil. Je progresse dans la salle de bain et abandonne mama. Après un brin de toilette rapide, je dévale les escaliers en fer forgé et je me jette sur le petit déjeuner. Je m'assois et ouvre le livre que j'ai entamé hier. La lecture, c'est ce qui me fait vivre et qui me permet de continuer. Il y a aussi l'histoire. J'ai toujours cru que je n'étais pas fait pour cette époque mais pour une autre beaucoup plus lointaine. Mon âme est vieille, je le sens. Après une énième crise de décibels, j'ouvre la porte d'entrée et le soleil m'enveloppe dans sa clarté matinale.

Harvard, Harvard les gars ! Je n'en reviens toujours pas. Je viens d'être diplômé et d'être accepté dans l'une des faculté les plus renommées de ce monde. Pourquoi moi et pas Silvio ? J'ignore pourquoi je ne ressens aucun soulagement ni bonheur. Je me sens juste coupable. Coupable de ne pas être assez bien pour cette université, coupable d'abandonner ma famille même si je sais pertinemment que je verrais souvent mon père quand il a à faire pour son business américain. J'ai peur de tout quitter, je n'ai connu que ça, que l'Europe et sa mentalité assez fermée. Les États Unis, je les ai rêvé sans jamais croire que je pourrais les rencontrer. J'entre dans la maison qui vibre depuis l'extérieur. Estrella a organisé une fête pour célébrer la fin d'année. J'ai pris un peu plus de masse depuis cette année. L'homme qui sommeillait en moi éclos malgré les efforts du jeune homme qui demeure en majorité présent. Je suis toujours puceau et je ne le cache plus. Si quelqu'un avait couché avec moi, le bruit se serait répandu. " Hey l'intello tiens ! " j'attrape un verre que me tend une fille de ma classe. Un de mes potes se tournent vers moi et ondule ses sourcils " T'as une touche ! " je souffle et le pousse légèrement vers l'avant.

Je porte le sweat shirt de l'université. Mon premier jour en tant qu'étudiant démarre dans dix minutes. Je suis en retard. Je n'arrête pas de penser à Lucia, à cette nuit où j'ai été diplômé et où l'on a couché ensemble. Je l'ai toujours aimé et il a fallu attendre le dernier moment pour qu'elle avoue la réciprocité. Elle est restée en Italie, elle a toujours voulu y étudier la mode et le dessin. Ce pays est une mine d'or pour ça. Quant à moi, je me suis exporté comme le vin de mes champs. Est-ce que le nouveau cru va tout rafler ici ? Je l'espère. Je sors de mon dortoir et foule les couloirs de l'université d'Harvard la tête haute comme jamais. Je suis à présent un homme, un vrai. La vie m'attend, avec ou sans Lucia.

Je fais partie des Mathers, je me sens intouchable, à ma place. J'existe enfin, sans l'ombre de mon nom ou de mon QI. J'ai une famille sur ce continent, on ne partage peut être pas le même sang, mais on a vécu tellement d'évènements forts que je les considère comme mes frères et soeurs. Il ne me manque plus qu'une chose pour faire de moi l'homme le plus heureux de la planète. Une petite amie. Je n'en peux plus de butiner à droite et à gauche, où est mon âme soeur ? Je hais cet univers et son silence.