BENJI SKELTON ► Steven Lettnin

-Voici donc les clés de votre nouvelle propriété M. Benjamin. 
 
Je poussai un soupir excédé. 
 
-Benji. 
-Plaît-il? 
-Benji, pas Benjamin! C'est mon prénom; pas un diminutif. 
 
Il ne relève pas, ne s'excuse pas, à peine hausse-t-il un sourcil. C'est le même foutu cirque avec presque tout le monde et ça m'énerve à chaque fois. Je prends les clés qu'il me tend et attend qu'il parte. Lorsqu'il semble comprendre le message, il prend congé, me soulignant que je recevrai bientôt une copie de toute la paperasse et que je ne dois pas hésitez à le contacter s'il y a quelque chose. Compte là-dessus mon lapin! L'avocat finit par franchir le pas de la porte et je la referme un peu sèchement derrière lui. Le bruit se résonne dans l'immense hall. 
 
-Qu'est-ce que je fous ici? soupirais-je. 

À 26 ans, je venais en quelque sorte de me découvrir un père. Façon de parler. J'en avais toujours eu un, je veux dire : je suis pas né du saint-esprit! Mais il n'a jamais été dans le décor. Ma mère n'est pas capable de garder un homme dans sa vie. À se demander comment ça se fait que je n'ai pas été abandonné quelque part en cours de route! Anyway... Pour en revenir à mon père, j'ai su qu'il existait et que, apparemment, il pensait à moi une fois de temps en temps, car j'ai reçu un coup de fil du cabinet de son avocat m'annonçant son décès et sa volonté de me léguer tous ses avoirs. Ils sont d'une délicatesse quand ils veulent! Ils m'auraient annoncé de la neige pour la semaine prochaine qu'ils auraient eu autant de compassion! Alors me voici donc dans cette immense propriété, beaucoup trop vaste pour ce que je suis habitué. C'est pas une maison, c'est un château ou un musée ; je ne sais trop. Le sol doit être en marbre ou un truc du genre, je suis certain que le lustre est en vrai cristal, y'a des incrustations dorées un peu partout. Ça m'exaspère. Je fais tache dans le décor que je dois considérer "chez moi". Je finis par me résoudre à aller chercher mes bagages dans mon camion que j'ai garé devant ...et qui, lui aussi, fait tache dans ce beau quartier huppé. Une fois de retour avec mes biens, je décide de visiter le manoir et d'essayer de trouver une chambre qui me plaira dans ce labyrinthe. Y'a quelques jours à peine, je vivais dans une baraque où on avait de la difficulté à avoir de l'eau chaude et où la génératrice peinait à nous fournir assez d'électricité pour toute une journée. Maintenant, je nage dans le fric, j'ai des actions dans un paquet d'entreprise, j'ai du monde qui travaille pour moi sans que je ne sache trop ce qu'ils font, j'ai plusieurs "pied-à-terre" dont ce manoir. C'est du grand n'importe quoi! 

Allongé sur le divan, je n'ai pas pu me résoudre à prendre une de ces chambres dignes d'un hôtel, je ressasse ce qui s'est passé pour que j'en arrive là... Je suis né à Toronto et ma mère a, comme à son habitude, finit par se séparer d'avec mon père qui apparemment était un homme d'affaires friqué et un "homme bien". Au bout de quelque temps, elle m'a amené à Ottawa, puis encore un peu plus tard, on était rendu dans un trou perdu dans le Vermont, les mines du Nord du Québec, les champs blés de l'Alberta, le sable rouge du Grand Canyon, les palmiers de la Floride, ceux de la Californie, les tours de la bourse de Vancouver, Salt Lake, Vegas, Houston, l'île Victoria, Saskatoon, le nouveau Mexique et sa frontière... y'en a surement que j'oublie. Tout ça pour dire qu'on déménageait sensiblement à chaque fois que ma mère devait trop d'argent quelque part et qu'elle commençait à se faire courir parce qu'elle ne payait plus ou que son copain du temps lui posait trop de problèmes. Je l'ai suivi partout. J'ai dû voir la plupart des paysages du Canada et des États-Unis; ma mère étant passé maître dans l'art de déblatérer des excuses et d'avoir des faux papiers. On a fini par s'établir à Fairbanks en Alaska, il y a quelques années et elle a semblé se faire à sa vie là-bas et à son copain qui, pour une fois, a l'air de durée. Pour le coup, elle m'en oublierait presque, mais ça a jamais été une mère poule, alors bon. Fairbanks, c'est là que, moi aussi, j'ai cru que j'allais m'établir. Des potes, une copine assez sérieuse pour que je pense à aller plus loin... 

Je soupirai à nouveau et décider de quitter le divan pour explorer les cuisines. De ce que j'avais compris, l'avocat semblait dire que toute la maison était prête à utilisation, avec "les" frigos pleins et tout, parce que plusieurs personnes devaient se charger de l'entretien et du réapprovisionnement. Je pouvais avoir un cuisinier sur place si je voulais. Des domestiques! Je crois pas que je m'y habituerai... Cette "maison" non plus, d'ailleurs... Je suis simple comme mec, j'ai pas besoin de tout ce flafla! Cependant, je l'avoue même si ça me coûte, j'ai pris la route pour venir à Cambridge non pas pour l'appât du gain, mais parce que ça me donnait une raison de fuir l'Alaska. Je n'arrivais pas encore à m'y résoudre et à quitter de mon plein gré, mais c'était devenu insupportable.