ELIO CARREIRAO ► Don Benjamin

airplane.

Pas de panique. Surtout pas de panique. Alors que ses mains se cramponnent fermement aux accoudoirs, Elio examine la piètre vue que lui offre le hublot. Malgré son sourire de circonstance, l'appréhension s'empare peu à peu de son corps. Peut-être est-il trop jeune pour comprendre le choix de son paternel et, suffisamment crédule pour se dire que ce séjour aux États-Unis n'est que temporaire. Il reviendra. C'est une certitude. D'ailleurs, qui pourrait l'en empêcher? Personne. Absolument personne. Le moteur s'emballe et ses ongles s'enfoncent dans la mousse. C'est trop tard, au revoir Praia.

Baby boy.

« T'as vu le nouveau? » Le nouveau en question est haut comme trois pommes, la bouille légèrement basanée. C'est Elio. Tout seul dans son coin, il regarde avec effroi les groupes turbulents dont il est encore exclu. Ses parents ont débarqué dans le Bronx au début de l'été et louent un appartement qui n'inspire rien de bon pour l'avenir. Les gosses qui l'entourent lui sont tous inconnus, bien qu'il en ait croisé certains dans la rue. Sans leur parler, bien sûr. Des doigts s'agitent dans sa direction et il ne trouve rien de mieux à faire que de fixer ses chaussures. Cette hostilité, il la prévoyait. Il ne voulait pas aller à l'école. Ce n'est pas fait pour lui et il le sait. Mais on l'a obligé. L'instruction, il paraît que c'est important...

fucking american dream.

« Espèce de petit... » Elio court pour échapper à l'épicier du coin. Ses jambes s'emballent, il s'envole. La voix injuriante s'atténue et disparaît complètement au bout de la rue. Un rire nerveux s'échappe alors de ses lèvres lorsqu'il contemple avec fierté son maigre butin. Pourquoi cet homme grassouillet s'acharnait-il après lui pour seulement quelques bonbons chapardés? C'est naze. Non en réalité ce qui est naze, c'est de ne pas avoir assez de monnaie pour s'offrir des friandises. Deux ans de galère, c'est long. Beaucoup trop long. Il voit bien que les yeux rêveurs et pailletés de son père ternissent jour après jour. Il ne travaille pas, il trime. C'est son expression. Trimer a l'air d'être un peu comme travailler mais en bien plus dur, en bien plus désagréable. Le son même du mot écorche l'oreille. Trimer.

Wild things.

Maintenant, Elio fait le mur et arpente les rues de son quartier sensible. Même s'il n'est pas toujours rassuré, il aime le calme plat de la nuit. La peur est un sujet tabou ici. Les jeunes adolescents se doivent d'être de véritables bonhommes avant l'âge, hermétiques à la trouille. Tu parles... Malgré ça, il apprend beaucoup. Sûrement plus qu'à l'école. Il croise souvent les mêmes figures, avec lesquelles on s'apprivoise lentement mais sûrement. Les jours succèdent aux jours, les années aux années. Il développe peu à peu cette culture de rue, connaissant tous les codes ou presque. Il traîne, s'impose quand il le faut et fait son petit bout de chemin sans trop se poser de question. Il a décroché un job; du moins, c'est ce qu'il raconte à ses parents.

Howlin' for you.

« C’est quoi ça, Elio ? » demande-t-elle en jetant les pochons d’herbe, de cocaïne, de pilules d’ecstasy et de quelques barrettes de shit fraîchement découpées. Il se retourna pour faire face à sa sœur cadette, Leandra. Celle qui lui fait de l’ombre depuis qu'elle entame des études supérieures. « Ce n’sont pas tes affaires, rend moi ça et casse toi de là. » dit-il sèchement. L'envie d'en coller une à son frangine fut d'actualité, mais Elio à un minimum de respect envers sa famille. Leandra se mêlait, encore une fois, de ce qu’il ne la regardait pas. Et ça, Elio ne le supporte pas. D’ailleurs, il n’a jamais vraiment pu supporter l'idée d'être fliqué par un membre de sa famille. Tout ce qu'il fait, c'est pour eux. Uniquement pour eux...

Dirty mind.

Avec le recul, Elio pense qu'il est simple de faire le parallèle entre la consommation de drogue et une vie excessivement ordinaire. C'est toujours pareil: un père absent et une mère dépassée par ses propres mômes; un gosse de riche en recherche d'exotisme; une jeune femme influençable et un peu paumée... Simples préliminaires d'une descente aux enfers. Personne n'est à l'abris d'un petit instant d'égarement. S'intégrer, oublier ou s'amuser le temps d'une soirée; toutes les excuses sont bonnes. Oui, ils veulent connaître l'illusion chimique d'une illumination interne, un flash qui donne une sensation éphémère et - surtout - mensongère de bien-être. Il le sait et ça l'arrange. C'est son gagne-pain. Ils viennent à lui, les pupilles encore dilatées par la défonce précédente, priant pour que leur prison intérieure s'assouplisse un bref instant. Seulement elle va réapparaître cette prison, plus douloureuse, plus rigide, plus oppressante. Mais ça, il se garde bien de leur en parler. Son business en prendrait un coup et puis, pour être complètement honnête, il s'en contre-fou. Chacun sa merde, n'est-ce pas? Empocher pas mal de fric pour subvenir aux besoin de la famille et détenir un semblant de pouvoir sur ces pauvres âmes perdues, il n'en demande pas plus. Gamin des rues, Elio conserve cette image glaciale et détachée. Il dirait même qu'il l'entretient soigneusement. On ne se rend pas compte au premier abord, mais la solitude, c'est vraiment pas si mal. Incarner la désobéissance, être craint et admiré à la fois, ne pas passer inaperçu... C'est le pied, non?