Ou alors peut-être serait-ce que Sharon ne m’avait pas connu dans mes mauvais jours ? Que jusqu’ici, elle ne me connaissait pas suffisamment pour pouvoir apprécier le loup sauvage derrière l’apparence d’un jeune homme un peu gamin certes, mais surtout renfermé ? Le temps fera le reste. Elle comprendrait, et son opinion changera forcément le moment venu…
12h00.Moi ? Une idée derrière la tête ? Meuhh non. Un sourire carnassier, avide de dévorer la tendre petite biche qui affolait mes sens – et qu’elle ne vienne même pas dire qu’elle ne le faisait pas exprès ! – je laisse pourtant s’échapper ma proie en songeant qu’une fois l’estomac plein, je tiendrai sans doute mieux la distance. Et à ce moment-là ma belle, gare à tes fesses. En attendant, sortant de quoi nous restaurer du fond de mon sac, je lui lance un regard accusateur lorsqu’elle ose faire des insinuations sur ma façon de cuisiner.
« Je suppose que c’est c’qu’on appelle généralement avoir de l’humour ? » grommelai-je en grinçant des dents.
« Ouais ouais..bah y’a intérêt. » répliquai-je alors qu’elle s’éloignait et que je m’occupais toujours les mains, la suivant des yeux – en bavant comme un escargot un jour de pluie - jusqu’à ce qu’elle ait disparu de mon champ de vision.
« PARCE QUE J’TE SIGNALE QUE JE CUISINE TRES BIEN, D’ABORD ! » hurlai-je afin qu’elle m’entende avant de regarder l’endroit où elle avait disparu, puis mes affaires, mes affaires, puis l’endroit où elle avait disparu… Misère, qu’est-ce que j’ai fait ? Un long soupir s’évade de ma gorge alors que je prends tour à tour une pomme et une carotte. Je dois faire quoi avec ça déjà ? Non. Non, je vais commencer faire du feu, ce sera plus simple.
Dix minutes plus tard, trois crises de nerfs, trois branches éviscérées et une pléiade d’insultes lancées à une mini-casserole désobéissante, un feu brûlait sur quelques bouts de bois secs, et un cassoulet mélangé avec du riz et des saucisses de strasbourg mijotaient doucement. Thank you GOD, je m’améliorais, je savais maintenant faire chauffer un plat sans tout brûler. Plus que quelques secondes etttt… PAR-FAIT. Le repas était prêt, et je crevais de faim. Du coup, laissant là le plat principal, et le dessert qui dormait encore au fond de mon sac à dos, je m’empresse de retirer mes vêtements un à un, ne gardant que…non rien du tout en fait, et rejoins aussitôt le lac en pestant comme chaque caillou, herbage ou piquant qui me barraient la route. A la une…à la deux…PLOUF. Trop pressé, je venais de me prendre la cheville dans une racine malveillante, et j’étais tombé dans l’eau aussi sec. Remontant à la surface, insultant intérieurement la racine dans ma langue natale, je cherche alors Sharon du regard.
« Allez, c’pas drôle… t’es passée où ? » grognai-je en nageant doucement jusqu’au centre du lac.
15h30Sharon avait du tempérament. Je dirais même qu’elle avait un caractère de cochon. Et c’était surtout pour cette raison – encore inavouable pour le mâle que j’étais – que nous étions faits pour nous entendre. C’était sûrement pour cette raison, qu’elle comptait autant à mes yeux. Une autre, fragile, sensible, qui baisait mes pieds à chaque fois que je passe ou que j’ouvrais la bouche, n’aurait pas tenu une minute, et je n’en aurais pas voulu. Avec elle, c’était différent. Elle est mon alter-ego féminin, en quelque sorte. Ma bouée de sauvetage. La seule à me faire courir à cent à l’heure pour la rattraper, et je le ferais sans hésiter même si je devais y passer une vie entière. Ce pourquoi, lorsqu’elle s’excusa à son tour, je lui répondis dans un bref sourire avant de recouvrer mon sérieux.
« Ca m’dérange pas. C’est un truc que j’aime chez toi. Ton sale caractère. » On dirait bien que le fait d’être isolé de mon quotidien, de NOTRE quotidien me rendait plus prompt à parler de moi, d’elle, de nous, de ce que je ressentais. Son baiser offert avec tendresse, et sans doute destiné à apaiser mes ‘frayeurs’ me soulage, et mes doigts s’enroulent naturellement autour de sa nuque jusqu’à ce que nous nous séparions.
« Ouais. Ouais, ça va mieux. » Mes sourcils se froncent ensuite, et je sens ma colère reprendre sa place dans mon esprit. Non pas encore. Pas cette fois. Si j’avais réussi à tenir le coup face à Ah Puch qui s’était montré aussi curieux que Sharon, je pouvais le faire aussi avec elle. D’autant qu’elle le méritait bien plus, en tant que petite-amie. Sur le coup, mon regard la confronte. Je l’observe un moment, à la fois agacé qu’elle m’ait posé la question, mais pensant qu’elle avait le droit de connaître une partie de l’histoire. Mes bras s’entrouvrent, elle prend place contre mon torse. Tant mieux, ne pas voir son visage, ses expressions m’aide à y voir plus clair, à être plus…confiant en moi-même. Ses mèches me chatouillent le menton, mais malgré tout je ne souris pas. Mes yeux demeurent clos quelques secondes, le temps que l’une de mes mains caresse inconsciemment son épaule, descendant et remontant sur sa peau avec une tendresse qu’elle ne me connaissait pas encore.
« Pour le lait, c’était pas une blague. Enfin pas vraiment. J’ai été allaité par ma …mère au début mais ensuite… » Les souvenirs remontent, douloureux. Je tiens le coup, pour elle.
« …on avait pas de quoi se payer grand-chose et elle détestait le lait. » soupirai-je contre ses cheveux.
« Si je suis claustrophobe c’est parce que…quand j’faisais des bêtises, comme tous les gamins à mon âge, même si je dois reconnaître que j’y allais fort parfois, ‘fin bref…elle avait l’habitude de m’enfermer dans la cave. » La voix troublée, en apparence calme mais légèrement chaotique par moments, j’avais l’impression de me soulager d’un poids, en quelque sorte, bien qu’un autre grossissait peu à peu dans mon cœur à l’idée que Sharon sache, qu’elle comprenne que l’homme qu’elle avait épousé n’était au fond qu’un Peter pan de plus dissimulé dans l’ombre.
« …la cave, c’était un carré d’un mètre sur deux, y’avait des bouteilles d’alcool un peu partout, d’la poussière, des araignées, des cafards…ça puait la moisissure et y’avait pas de lumière… » Un rire étranglé s’échappe du fond de ma gorge à la pensée du taudis dans lequel nous habitions à l’époque.
« On peut pas dire qu’on était très riches. » résumai-je, cynique, avant de la repousser. C’était assez pour aujourd’hui. J’en avais déjà trop dit à mon goût, mais les mots avaient fini par sortir tout seul à mesure que j’y repensais. Maintenant, je l’évitais. J’évitais de la regarder, je ne cessais de serrer les poings, les mâchoires crispées. Mes mains avaient quitté leur place le long de ses bras pour se poser sur mes genoux que j’avais repliés. Gêne, honte, colère. Ces sentiments m’asphyxiaient depuis.