VICKY L. WOODS ► cailin russo

Aujourd'hui, je me regarde et c'est fou comme j'ai changé. Faut bien que je commence quelque part pour te parler de moi, alors c'est peut-être le plus simple comme ça, de partir de ce changement. Tu crois peut-être que j'ai toujours été cette nana, piercing au nez, les cheveux en bataille, fripes et tatouages apparents, clope au bec. Tu crois peut-être que j'ai toujours eu tendance à balancer des vulgarités à chaque phrase, que j'ai été élevée dans un caniveau vu mon allure de chat de gouttière. Au fond, j'ai peut-être été toujours comme ça. Sauf qu'avant c'était caché sous des fringues de luxe et une bonne couche de fond de teint.
Je suis née à Boston, c'est pas loin d'ici, tu dois sûrement connaître sinon faut sortir de chez toi. J'ai jamais connu mon père, apparemment il nous a quitté quand j'étais toute petite. Un héros de la guerre, mort en mission pour son pays, en bon américain fier de ses valeurs. Mais ma mère est pas restée longtemps seule. Elle a enchaîné mariage bidon sur mariage bidon, m'embarquant moi aussi dans tout ça. On a changé de maison une dizaine de fois jusqu'à mes douze ans. Et de villes aussi. Je me suis jamais plainte, paraît que j'étais une petite fille gentille à cet époque. Puis ma mère a rencontré ce type. Un sénateur, au sourire colgate qui manipule les foules en un clin d'oeil, tu vois le genre ? Le courant est jamais passé.
L'adolescence m'est tombée dessus comme on te balance un coup de poing dans la face. J'ai commencé à dire non, à porter des jupes courtes. J'avais envie qu'on me remarque, qu'on parle de moi, même si c'était pour me traiter de tous les noms. La jeunesse dorée, tu vois ce que c'est ? On nageait en plein cliché. Je me prenais pour une femme du haut de mes quatorze ans, persuadée d'être immortelle comme tous les gosses de mon âge. Ca flirtait dans les couloirs, sur la banquette arrière de nos voitures avec chauffeur. J'avais besoin de me mettre en danger, de me prouver ... je sais pas ce que je voulais prouver. Ma mère a assez vite jeté l'éponge, ce qui n'a fait que me renforcer dans mon comportement. Alors beau-papa a pris le relais. Ca a commencé par une gifle de temps en temps. Pour "me remettre les idées en place" comme il disait. C'est devenu une habitude, ma mère fermant les yeux puisque c'était pour mon bien. Mais je ne suis pas sûre que quand il venait me voir dans ma chambre la nuit que c'était pour mon bien. Fallait pas faire de bruit, que je sois une gentille fille, sinon il allait me faire mal, vraiment mal. Et de toute façon qui on allait croire ? Une gamine en pleine crise d'adolescence, connue pour ses mensonges et ses manipulations ou un sénateur propre sur lui. Alors j'ai rien dit. J'ai subi en silence pendant trois ans. C'est comme si j'étais pas vraiment là quand il entrait. Mon esprit partait ailleurs. C'est à cette époque que j'ai commencé à toucher à la drogue. Après un rail de coke, c'était tellement facile d'oublier ses mains, son odeur. C'était tellement plus facile de m'oublier.
A mes dix-huit ans, j'ai séché la remise de diplôme et je me suis enfuie dans la voiture toute neuve qu'on m'avait offert. A cette époque, j'avais abandonné les manches courtes, prétextant un effet de mode alors que je cherchais surtout à cacher les cicatrices de mes scarifications. Aujourd'hui elles sont toujours visibles mais je ne cherche plus à les cacher. Elles font partie de mon histoire. Ca n'a pas été très long pour me retrouver, j'avais aucune idée de ce que je faisais et j'avais utilisé ma carte de crédit une dizaine de fois sur le chemin. Aussi facile à pister que le petit poucet. Et ça a fait un super titre dans la presse à scandales. "La belle-fille du sénateur accro à la cocaïne, retrouvée sans le sous après une fugue. Il nous raconte leur descente en enfer et leur combat pour Victoria." Tu vois le genre ? Il m'a enfermé en désintox. Là aussi c'était pour mon bien, et surtout pour être sûr que je continuerais à me taire sur ce qu'il m'avait fait pendant des années. A ma sortie de désintox, on m'avait bien rempli la tête du discours parfait que je devais sortir devant les caméras, on avait pris soin de bien m'habiller, de me trouver une place dans une grande université. Ce trou du cul a même créé une fondation à mon nom pour aider les jeunes qui comme moi succombent à la tentation de la drogue. Le diable sous sa belle robe blanche de saint.
Je suis allée à la fac, j'ai fait ce qu'on m'a dit. En tout cas j'ai essayé. Mais cette envie d'autodestruction continuait à me poursuivre comme la peste. J'ai intégré les cabot, une confrérie dans laquelle je me sentais de trop, parmi toutes ces filles sublimes aux valeurs angéliques. Je continuais à me drogue, plus discrètement. Je faisais n'importe quoi, j'abandonnais mon corps aux premiers venus sans poser de questions. Quand Micky est mort, dans l'attentat, j'ai un peu plus perdu pied. Il me maintenait un peu hors de l'eau, me créait toute sorte de bracelets et d'accessoires de mode pour cacher mes nombreuses cicatrices. Sa disparition m'a précipité un peu plus vers le fond. C'est après les agressions que j'ai totalement perdu les pédales l'année dernière. J'avais peur que ça recommence, je faisais des cauchemars où je voyais mon beau-père se pencher au-dessus de mon lit. J'ai perdu la boule, vraiment. Et ça a fini en overdose au speed. La petite Victoria parfaite sous son maquillage propre et ses vêtements bien lisses, un exemple pour tant de jeunes au fond du gouffre sombre à nouveau. Des beaux titres, je vous le dis, et toujours la tête de ma mère et mon beau-père soudainement si concerné par mon bien-être et ma rémission. Sauf que la psy du centre avait changé. Elle n'acceptait pas les pots de vin et se fichait des menaces à demi-mot du sénateur. Je lui ai tout raconté, tout ce qu'il m'a fait. Même si ça a pris du temps. Et c'est comme si on m'avait allégé d'un fardeau énorme d'avoir tout confié.
J'aurais pu tout dévoiler, c'est vrai. Pourtant je n'ai toujours pas porté plainte. J'en ai parlé à ma mère, j'avais besoin qu'on me soutienne si j'allais me lancer dans cette croisade. Mais au lieu de ça, elle m'a envoyé bouler. Je sais pas si c'est parce qu'elle refuse d'entendre la vérité ou parce que vraiment, elle me prend pour un cas désespéré. La fille unique qui déçoit tous ses espoirs, qui se perce le corps, se couvre de tatouages, ne sait faire rien d'autre de ses dix doigts que griffonner sur des carnets. Alors j'ai pas eu la force. J'avais juste envie de disparaître encore une fois, qu'on me foute la paix une bonne fois pour toute. Ne plus attirer les regards sur moi. C'est ce que j'essaye de faire aujourd'hui en ayant refusé de réintégrer les cabot à la rentrée et en ayant choisi de faire cavalier seul. Je sais que beaucoup ne comprendront pas ce brusque changement chez moi, le fait que je me mette à bosser alors que je n'ai jamais manqué de rien, le fait que j'arrête de traîner aux soirées, que j'ai complètement changé de style vestimentaire. Mais au fond, je m'en fous. Aujourd'hui, j'ai l'impression d'être vraiment moi-même, en tout cas plus qu'avant. Que je vais pouvoir aller de l'avant et peut-être qu'un jour j'aurais la force de tout balancer.