Jolene Onassis ► cora keegan

Dans cette ruelle sombre, personne ne la voit. Dans cette ruelle sombre, personne ne l'entend. Elle tient entre ses dents un bout de son gilet déchiré et le mord férocement. Son visage est tendu par la douleur, tiraillé par des grimaces de terreur. Elle crie contre ce bout de tissu, elle hurle intérieurement pour que ce calvaire prenne fin. Elle sent tout son corps se contracter et pourtant, elle pousse une dernière fois. Tout à coup, elle ressent comme un sentiment de libération. Elle desserre doucement les dents, elle retrouve une respiration quasi-normale. Puis elle l'entend. Ce cri dans la nuit dont elle se souviendrait toute sa vie. Le cri du bébé qu'elle vient de mettre au monde. Plusieurs minutes s'écoulent avant qu'elle ne saisisse la paire de ciseaux qu'elle avait achetée dans une épicerie quelques heures plus tôt. D'un coup sec, hargneux, elle brise le lien qui les unit encore. A bout de forces, elle arrive pourtant à se hisser contre le mur humide, son enfant contre sa poitrine, enroulé dans son gilet en lambeaux. Elle a perdu du sang. Peut-être un peu trop. Et son bébé pleure, son bébé hurle. Elle est désorientée et ne sait pas ce qui la pousse à le poser devant cette porte plutôt que devant une autre. Les pleurs redoublent, son cœur se serre. Elle frappe à la porte avec toute la force qui lui reste. Elle regarde son enfant une dernière fois, manque de faire marche arrière. Elle résiste et s'enfuit en titubant. Elle sait que c'est mieux ainsi. Elle sait qu'elle ne peut pas lui offrir une vie décente. Alors oui, elle l'abandonne devant cette maison un peu piteuse mais au charme indéniable. Puisse la vie être plus douce et l'herbe plus verte.

Madame Onassis, votre fille est au-dessus de la courbe, vous savez. Bien sûr qu'elle sait que tu as des kilos en trop, un ventre très rebondi et des bras potelés. Ta mère n'est pas née de la dernière pluie. Elle a même fait une année de médecine à l'école d'Harvard quand elle était plus jeune. Puis elle a rencontré ton père en rentrant à Astros pour les vacances. Elle a tout abandonné par amour, laissant ses rêves de pédiatrie derrière elle. Elle a simplement décidé que son amour était plus fort que tout le reste. Elle a eu raison, il suffit de voir leurs regards complices et amoureux pour savoir qu'elle ne s'est pas trompée. C'est loupé si je veux l'inscrire à un concours de Mini-Miss, alors ? lance-t-elle, aucun sourire ne s'affichant sur son visage. Toi, du haut de tes huit ans, assise à côté de cette femme élégante et fabuleuse, tu comprends et tu exploses de rire. Le médecin vous jette un regard de travers, visiblement dépité par le manque de sérieux que vous accordez à cette situation. Ecoutez, ma fille est très bien comme elle est. Elle est joyeuse, pleine de vie, passionnée. Elle se débrouille mieux que la moitié des enfants de son âge. N'allez pas la détraquer. Personne n'est mort de quelques kilos en trop. Le vieux barbu soupire. Les enfants peuvent être cruels entre eux. juge-t-il important d'ajouter, comme un ultime argument. Ta mère attrape l'anse de son sac dans ses deux mains et se lève doucement, un sourire moqueur sur les lèvres. Si à part ça, tout va bien, je pense que nous pouvons disposer, n'est-ce pas ? Tu souris à pleine dents. Tu ne peux pas rêver meilleure maman au monde.  

Ta mère lance simplement un jour, peu après ton dixième anniversaire : Papa a trouvé un bon travail aux Etats-Unis. On déménage dans un mois. Tu trouve ça bizarre mais tu ne dis rien. Tu sais que la vie ne peut qu'être belle aux Etats-Unis. T'as pas conscience que le boulot de ton père consistera en nettoyer les couloirs de l'université la plus populaire du pays, la même où ta mère avait étudié quelques années plus tôt. Tu es contente toi, toute innocente que tu es. Tu frôles le territoire américain de toute ta naïveté et tu arrives dans cette école, maîtrisant à peine les bases de la langue anglaise. Pourtant, tu comprends bien vite les regards moqueurs, les doigts pointant vers ton ventre un peu trop proéminent, les rires étouffés sur ton passage... Tu essayes de ne pas y prêter attention mais tu ne peux t'empêcher d'entendre la voix de ce vieux médecin grec, celui qui disait que les enfants étaient cruels. Il avait peut-être raison, finalement. Assise sur un banc, mangeant le sandwich au thon qu'a préparé ta mère, tu tentes de te faire plus petite qu'une souris. Mais il s'approche de toi, s'assoit à tes côtés. Il sourit, coupe un bon de son sandwich au bacon : On partage ? Tu restes un peu méfiante mais te laisses tenter, goûtant son sandwich en silence. Tu sais, il faut pas les écouter, les autres crétins. Tu es jolie. Tu as des beaux yeux et un sourire malicieux. Moi, je t'aime bien. Innocence à l'état pur. Tu le regardes avec de grands yeux, pas certaine d'avoir tout compris. Pourtant, tu es sûre d'une chose : ce garçon espiègle allait devenir ton ami. Peut-être même le meilleur.

Ne pars pas. dit-il, presque suppliant. Tu le regardes avec de petits yeux tristes, ne sachant que dire pour le consoler. Tu te passes une main dans la nuque, cherchant maladroitement tes mots. Tout se mélange dans ta tête, tu as l'impression que tes jambes ne retiennent plus ton corps et tu t'en veux de lui faire du mal. Je fais ça pour moi. Je... J'en ai besoin. Il te dévisage, complètement ahuri. Lui, c'est la meilleure chose qui te soit arrivée à Harvard. Celui qui a su lire en toi comme dans un livre ouvert. Celui qui t'a accompagnée au bal juste pour faire taire les idiots qui se moquaient de toi. Il est beau. Tellement beau. Tu as peur d'imaginer qu'il puisse ressentir plus que de l'amitié pour toi. Jo, si tu pars... Si tu vas au bout de cette idée folle... On va se perdre, tu sais ? Tu fronces les sourcils, tu n'es pas sûre de comprendre ce qu'il veut te dire. N'importe quoi. souffles-tu simplement en haussant les épaules. Si tu reviens à jour, tu ne seras plus la même et... Et c'est la fille actuelle que j'aime. La fille qui rit à toutes mes conneries. La fille qui passe son temps à chanter. La fille qui a le sourire le plus taquin du monde. La fille joyeuse, passionnée, tendre. C'est cette fille là que j'aime. Ca sonne comme une putain de déclaration d'amour. T'en restes toute déboussolée, comme une idiote. T'as presque envie de chialer. Mais une sorte de haine te pousse à dire, plus agressivement que tu ne l'aurais voulu : A mon retour, je serais toujours cette fille. Je... Mon poids ne me définit pas, ok ? Ce n'est pas parce que je vais perdre des kilos que je vais changer radicalement. Essaye un peu de me comprendre, bordel. Ta mâchoire est serrée et tu sens qu'il est prêt à rendre les armes. Il s'approche de toi, passe une main sur ta joue. Il hoche la tête mais tu sais qu'il n'y croit pas une seconde. Ton cœur se brise. Si je ne peux pas t'empêcher de partir, promets-moi juste de revenir. Tu n'es même pas sûre de pouvoir faire cette promesse.

Envolés les soixante kilos en trop. Allégée. Tu sors de deux ans de combat, deux ans de lutte contre toi-même. Tu t'es rendue chez ta tante, en Nouvelle-Zélande et c'est elle, ton ange-gardien, qui a payé pour tous tes frais médicaux. Tes parents ont détesté ta décision mais ils ont fini par comprendre que c'était la meilleure chose que tu pouvais faire. Tu t'es faite opérer, tu as perdu du poids à une vitesse affolante. Tu as fait quelques opérations de chirurgie esthétique aussi, pour retrouver un corps "normal". Les quelques discrètes cicatrices sur ton corps, tu les appelles tes "blessures de guerre" et tu es fière d'elles. Tu as commencé le sport, appris à aimer ça. Adorer ça, même. Tu deviendrais presque accro. Tu passes ton temps à courir, à sauter partout. Tu as désormais l'appétit d'un moineau mais tu t'en fous, tu revis. Tu as l'impression de découvrir le regard des hommes sur toi, d'être en possession d'un pouvoir magique. Ton corps n'est plus une honte mais un sanctuaire. Tu en prends soin comme l'on prend soin d'un nouveau né. Finalement, tu as changé. Beaucoup. Plus sûre de toi, moins discrète, moins gentille. Maintenant que tu reviens à Harvard, tu n'as qu'une idée en tête : te faire connaître. Tu ne veux plus être cette fille passe-partout que tu étais il y a deux ans. Tu ne veux plus marcher dans les couloirs en rasant les murs. Tu veux qu'on te voit. Tu veux qu'on t'entende. Tu veux aussi que les autres, ces idiots qui se sont moqués de toi dans le passé, payent pour ce qu'ils ont fait. Oui, tu prendras ta revanche sur eux. Ta revanche sur la vie.