Jaylen Khalil Braxton-Mills ► Harry Uzoka

Tu as ouvert les yeux pour la première fois en Louisiane, à Bâton-Rouge pour être plus précis. Ta mère, Geneviève, s'en rappelle comme si c'était hier. Il régnait une chaleur suffocante cet après-midi là. Toute la famille avait débarqué au Baton Rouge General Medical Centeru à l'instant même où l'heureux évènement avait eu lieu. Ton père, Alphonse, venait de vendre une  somptueuse maison coloniale dans les environs de la capitale de Louisiane lorsqu'on l'avait téléphoné pour le prévenir de ta venue au monde. Oh tu n'allais manquer de rien. Absolument de rien. Ton père avait monté sa propre boîte, une agence immobilière qui se trouvait à seulement quelques kilomètres de la capitale de l'état sudiste. Ta mère, elle, avait plus l'âme d'une artiste. N'oublions pas que la Louisiane était le berceau du jazz et du blues. Elle avait grandi à Lafayette, une grande ville de cet état du Grand Sud. Geneviève était très attachée à ses racines. La chaleur, la tendresse, les plats relevés, le son des trompettes qui swinguent, le carnaval de Mardi Gras. Ta famille vivait dans une somptueuse maison d'architecture victorienne délimitée par une clôture forgée. Un grand jardin orné de cyprès, de chênes et de palmiers. Une grande baraque. Que demander de plus ? Tu avais tout pour être heureux mais ton père en a voulu autrement. Tu avais à peine quatre ans quand il s'est mis à battre ta mère. Quelques années après ta naissance, il s'était remis à boire. Ses anciens démons avaient refait surface. A l'extérieur, ta mère s'efforçait de rester digne et discrète pour ne pas attirer l'attention de tes voisins. Ils avaient difficilement digéré l'aménagement d'une famille noire dans un quartier uppé et majoritairement blanc. Tu étais trop jeune mais ta mère se rappelle précisément des dires de ces vipères qui vivaient à deux pas de chez vous. Elle avait essuyé un grand nombre de critiques. Elle avait entendu des atrocités. Elle avait subi leur jalousie excessive et leur méchanceté gratuite. Elle avait fait preuve de dignité et de bravoure en ignorant délibérement ces comportements hostiles. A l'intérieur, entre les murs de cette somptueuse maison victorienne, le cauchemar continuait. Des cris, des giffles, des bousculades, des menaces. Elle te demandait de rester dans ta chambre et d'attendre sagement son retour. Tu jouais ou lisais, distrait par les disputes qui faisaient rage dans la maison. Tu entendais des sanglots. Elle était brisée. Il l'avait brisée. Deux années plus tard, elle avait demandé le divorce. Deux années plus tard, elle avait fait sa valise et t'avait embarqué avec elle. La rumeur s'était répandue comme une traînée de poudre. Les Braxton avaient quitté ce quartier bon chic bon genre. Tu avais six ans lorsque ta mère et toi aviez emménagé à Lafayette, ville où elle avait grandi. Entourée de marécages et de bayous, les alentours de Lafayette correspondaient exactement au paysage verdoyant, sauvage et indomptable qui caractérisait la Louisiane. C'était là, qu'elle allait reconstruire sa vie. C'était là, que ton enfance heureuse pouvait commencer. Tu as grandi sans père, certes. En as-tu souffert ? Peut-être un peu. Tu avais toujours été plus proche de ta mère que de ton père.

Tu avais aussi fini par te convaincre que grandir sans un père violent était au bout du compte préférable. Il était votre bourreau. Il aurait pu la mettre à terre mais ta mère était restée debout. Tu n'avais jamais réellement compris où elle avait puisé toute cette force. Les mères étaient capables de tout par amour pour leur enfant. Elle s'était bien occupée de toi. Elle t'avait apporté tout ce dont tu avais besoin. Elle te chérissait et se montrait parfois surprotectrice à ton égard. Elle t'avait placé dans les meilleures écoles privées et tu en avais payé les frais. Ces écoles étaient majoritairement blanches. L'étroitesse d'esprit des parents et les idées racistes profondément ancrées dans leurs petites têtes t'avaient empêché de te faire des amis. On te rejetait parce que tu étais noir. On te jalousait parce que tu étais brillant et cultivé alors que tu étais noir. A croire que les deux étaient incompatibles. En grandissant, les choses ne s'étaient pas arrangées pour autant. Tu restais la plupart du temps seul. La réussite scolaire ne te disait plus rien, toi qui nourrissait l'ambition de devenir avocat. Brillant mais à quel prix ? Tu n'avais personne à qui parler, personne à qui raconter ta journée, personne à qui te confier excepté ta maman. Le prix à payer était excessivement cher et douloureux. Cette douleur avait été apaisée lorsque ta mère avait fait la rencontre d'Armand Mills, un charmant trentenaire d'origine franco-américaine. Armand venait lui aussi d'une bonne famille et avait une petite fille -Louisy- qu'il avait eu avec sa première femme. L'intrusion d'un homme blanc ne t'avait guère rassuré. Bien que tu t'étais montré protecteur envers ta mère, le rideau de la méfiance avait fini par tomber et tu t'étais très vite rendu compte qu'Armand était un homme bon, sympathique et qu'il allait prendre soin de ta maman comme il se doit. Il avait même réussi à t'aider à porter un tout autre regard sur les blancs et tu avais fini par te rendre compte qu'ils n'étaient finalement pas tous comme ça. Tu avais seize ans lorsqu'Armand avait demandé la main à ta mère. Ils s'étaient dis oui à la majestueuse cathédrale St John l'Evangeliste. Ta mère était une bonne chrétienne et sa foi ainsi que sa patience avaient fini par porter leurs fruits. Tu avais réussi à tisser des liens avec Louisy que tu considères aujourd'hui non pas comme ta demi-soeur mais comme ta soeur. Tu la surprotèges, la taquines, lui lances quelques pics parce que c'est ta façon de montrer que tu tiens aux gens. Ta vie sociale avait été pendant de très longues années chaotique. Grâce à Louisy, tu avait appris à t'ouvrir peu à peu aux autres. Après l'obtention de ton diplôme de fin de lycée, tu avais postulé pour Havard et pour Yale, dans le Connecticut. Tu avais été accepté dans les deux universités les plus prestigieuses des Etats-Unis d'Amérique. Boston. C'était là-bas qu'une nouvelle aventure t'attendait. La séparation avec ta famille recomposée a été dure mais tu plaçais une confiance entière en Armand. Tu savais qu'il reprendrait le flambeau et s'occuperait de ta maman. Louisy t'avait promis de te rejoindre une fois qu'elle terminerait le lycée. Tu as vingt-et-un ans et de nouveaux projets se bousculent dans ta tête. Tu as abandonné la carrière d'avocat à laquelle tu croyais que tu étais destiné. Non. Tu veux devenir mannequin professionnel. Tu veux pouvoir défiler, poser pour les grandes marques, voyager, te faire connaître dans le monde entier. Tu suis les dernières tendances, te rends aux fashion weeks dès que le temps te le permet, dévores les magazines fashion et participes même à des concours. Tu travailles comme modèle photo pour la WSM Talent and Model Agency. Tu es un véritable serial shoppeur mais tu t'efforces d'économiser.