LEE EUN WOO ► Zico

« T’as quel âge ? » « T’es né quand ? » « Où ? » Ces trois questions, je les entends bien trop souvent pour être capable un jour de vous compter sur les doigts de mes mains le nombre de fois où j’ai du y répondre. Pourquoi ? Déjà, parce que tous les crétins de l’administration ont besoin de cette information, ensuite parce mes nombreux correspondants étaient curieux, et paraissait-il que c’était les premières choses à savoir. La base quoi. Des chiffres. Tout ce que je déteste. Bien souvent, ça entraîne plein d’autres questions, parce que mesdames et messieurs, je suis coréen, et non on n’est pas comme tout le monde.

Je suis né le 30 novembre, de l’année 1994. Jusque là tout va bien. A Busan, une ville d’une région plus au Nord de Séoul. Tout va bien là aussi. Ce qui cloche, c’est quand je leur dis que j’ai 23 ans. On me traite de pauvre timbré analphabète qui ne sait pas compter. Alors oui, je sais bien que j’ai toujours été une brêle intersidérale en mathématiques, ce qui ne veut pourtant pas dire que je ne sais pas quel est mon âge. Quand même. Sachez, une bonne fois pour toute, que chaque culture se base sur un calendrier selon les traditions ancestrales, et chez nous c’est le calendrier lunaire, bien qu’usuellement, pour le côté « universel » ce soit aussi grégorien, pour la compréhension de tous. Donc pour résumer, voici un petit bout de conversation eu avec une jeune étudiante française, qui aime la Corée, juste parce que les coréens sont beaux et chantent bien.

Ilona – Je ne comprends pas, ma calculette elle dit 21, tu ne vas avoir que 22 ans en novembre. Tu prends des substances illicites ?
Lee Eun ^-^- Non, les fournisseurs sont de mauvaises qualités dans mon quartier. Bien sur que non, je ne me drogue pas. C’est juste qu’on compte différemment en Corée du Sud.
Ilona – Comment ça ?
Lee Eun ^-^- Toi, par exemple, t’es né le 5 avril, et à partir de là tu as zéro jour à ton actif, donc tu n’auras qu’un an le 5 avril de l’année suivante, tandis qu’en Corée, quand on naît, on considère déjà que le bébé a un an, du fait qu’il a passé neuf mois dans le ventre de sa mère, qu’il existe déjà en quelque sorte. Donc à notre naissance, on a un an.
Ilona – Oui, mais du coup t’as toujours que 22, pas 23.
Lee Eun ^-^- En Corée, les anniversaires ne sont pas aussi importants que chez vous, c’est un jour de fête, mais avant c’était pas aussi « commercial » si on veut. Au Nouvel An lunaire, on gagne tous un an de plus automatiquement, et l’anniversaire c’est juste un prétexte pour se retrouver entre amis. Du coup, si, j’ai déjà 23 ans. T’as tout compris ? Ou tu veux que je te fasse un dessin ?

Pour ceux qui pensent qu’on se prend la tête, et bah, pensez-le ça changera rien. C’est l’identité de notre pays, notre culture, et on n’est pas prêts de se laisser occidentalisé. Ce qui fait d’ailleurs tout notre charme.

En revanche, on n’est pas si anormal que ça je vous rassure, on a le volant à gauche et on conduit à droite.

Mon enfance ressemble à beaucoup d’autres enfances, de gens que j’ai pu rencontrer à travers le monde grâce à mon goût des langues. On est tous passé par la petite section, l’école primaire, secondaire etc. Les noms et systèmes changent, mais de base on est tous allé à l’école. Je n’étais pas très bon, d’ailleurs, je me concentrais bien trop sur les cours de dessin et de musique du conservatoire où j’étais inscrit. Ça m’avait toujours énervé de savoir calculer combien de fois je devrais je devrais remplir un seau pour remplir une baignoire d’une certaine superficie, sachant qu’en plus elle a un trou. Tout ce qui j’y vois, c’est un putain de problème écologique. Enfin bon, j’ai jamais été un élève fulgurant, bien que j’essaie au moins de ne pas avoir à redoubler.

Ilona – Je peux voir une photo de toi ?
Lee Eun ^-^- T’as pas reçu celle avec mon courrier ?
Ilona – Oh oui, je vais voir.
Ilona – Ce sont tes vrais yeux ?
Lee Eun ^-^- Et à qui veux-tu qu’ils soient ?
Ilona – C’est la première fois que je vois ça. Et tu vois bien ?

Non ce n’est pas vous, cette correspondante était un peu neuneu.

Lee Eun ^-^- Non pas trop, d’un œil je vois la vie en bleu, de l’autre en brun, c’est assez gênant.

Et dîtes-vous bien qu’elle m’a cru. Après on ne me croit pas quand je dis qu’il y a de sacrés phénomènes. J’ai les yeux vairons, et c’est une curiosité épatante à laquelle les gens imaginent derrière toutes sortes de phénomènes extralucides pour expliquer ça. Non, c’est juste de la génétique, mon grand-père est français, il avait les yeux vairons, ça a sauté une génération. Point à la ligne. Déjà que pour les gens, hors Asie, les yeux bridés c’est une caractéristique suffisante pour finir dans un cirque, manquait plus que mes yeux pour me donner l’air encore plus monstrueux. Si j’y vois ? Bien sur, enfin pas tout à fait. Autre défaut que j’ai chopé à la naissance –à croire que toutes les tares se sont données rendez-vous chez moi- c’est un daltonisme très léger. Mais je vous rassure, tous les gens aux yeux vairons ne confondent pas le rouge et le vert hein. Puis ce n’est pas non plus la fin du monde. Surtout que comme je suis né avec, j’ai jamais connu une autre vision du monde que celle-là, donc en être perturbé, c’est certainement pas ma préoccupation première. Plus celle des autres, à croire que ça m’empêche d’être normal. Alors oui, c’est sur, quand on me demande d’aller aux courses chercher du pesto, t’as une chance sur deux de tomber sur celui à la tomate, mais rien de bien dramatique. Puis avant qu’on me le dise –et même après- je m’en accommode très bien. J’ai juste eu quelques petits problèmes, petit, quand on passait des heures à dessiner, parce que du coup ce n’était pas très beau. Et le seul handicap que j’ai aujourd’hui, c’est de ne pas observer les œuvres telles qu’elles sont vraiment, mais bon ce ne sont que des couleurs, l’art c’est bien plus –normalement-.

L’art, par ailleurs, c’est toute mon enfance. Je baigne dans les symphonies de Beethoven, et les peintures de Goya depuis ma plus tendre enfance, puisque mon père est conservateur d’un musée quelque peu modeste de la région, et ma mère professeur de piano et violon dans le conservatoire où j’ai étudié. Jonglant entre les deux, quand j’étais petit, quand on pouvait me garder, j’ai forcément pris goût à ce qu’étaient les passions de mes parents. On finit toujours par suivre inconsciemment la voie de ses parents, et la mienne m’a mené à ce monde vaste qu’est l’art, et je ne le regrette pas. J’ai pu apprendre le piano tôt, et ma mère est toujours là pour m’aider en dehors de ses heures de cours. Un atout chanceux. Pareil pour le solfège, et les cours de chant. Bref, après les cours, commencent une autre journée, entre cours de piano, heures de solfège, répétition de chants, et autres virées entre amis, j’ai pas eu une enfance franchement dégueulasse, ni même ce qui a suivi. Je suis plutôt satisfait de ma vie, je ne m’en plains pas. D’ailleurs, mon niveau en musique me permet enfin de réaliser mon rêve : partir étudier à l’étranger. Puisqu’il ne faut pas oublier que si je me tape des conversations avec des filles un peu bêta françaises, c’est parce que j’adore cette langue, et toutes les langues en général. Je parle évidemment le coréen, mais comme l’apprentissage de la langue est beaucoup plus poussé et mieux pensé qu’en France, je maitrise l’anglais et le japonais. Maintenant, j’aimerais me perfectionner en français, et pourquoi pas dans une autre langue ?

C’est donc ainsi, que je débarquais pour Harvard. De base, je devais passer mon baccalauréat dans mon université à Seoul, mais mes parents étant désespérément peu enclins à me laisser partir seul si loin, ont choisi de vouloir me suivre, et ont entamé toutes les procédures administratives pour qu’on fasse tous les grand saut du « grand rêve américain » et comme c’est arrivé plus tôt que prévu, bah je débarque un peu en plein milieu. Mais tant pis, c’est pas ça qui va m’arrêter. Harvard, me voilà !