JESUS D. JUNG ► Ahn Seungjun

Né le 25 décembre 1996, son nom était déjà tout choisi pour la fervente fausse chrétienne latine qu’était sa mère. Jesus. Oui, oui, celui-ci. Comme le fils de Dieu ou le prophète qui a amené le christianisme sur Terre. Et non seulement il s’appelle Jesus, mais il est le fils d’une lignée de « Dieux vivants » nés sur cette Terre pour guider son peuple depuis des millénaires. Son grand-père est Akihito, actuel empereur du Japon. Son père est Naruhito, prince héritier et, si tout se passe bien, 126ème empereur du Japon. Son existence à lui reste secrète, et elle le restera si Naruhito a un fils légitime. Sinon il deviendra Hikihito, 127ème empereur du Japon, illégitime enfant de Naruhito et d’une actrice latine dont il ne connaît pas le nom. Tout ce qu’il sait de sa génitrice, c’est qu’elle est célèbre en Amérique du Sud.

Ses parents se rencontrent en Finlande. Elle est là pour un tournage, lui pour un combat politique dont la possible issue est un lien économique entre les deux pays. Ils se croisent dans l’hôtel qu’ils occupent tous les deux. C’est un coup de foudre physique immédiat pour son père. Pas pour sa mère, mais l’attrait du pouvoir masque tout ce qu’elle ne veut pas voir. Une seule fois suffit pour mettre enceinte la fertile mère de Jesus. Pas d’immaculée conception, non, non. Tout le personnel hôtelier se rappelle des barrissements qui ont fait trembler jusqu’aux fondations de l’hôtel. Elle garde sa grossesse secrète, enchaînant tournage sur tournage, beuveries et absorption de drogue. Neuf mois plus tard, elle met au monde un pur produit japonais, sans aucune caractéristique latine si ce n’est sa chevelure noire et ses yeux sombres. Elle le baptise Jesus Dick, le nez plein de cocaïne. Le fou rire l’étrangle. « Quelle vie il va avoir ! »

Et en effet, quelle vie. Il était un nouveau jeu pour sa mère, mais comme tous les jeux auxquels elle joue, le petit Jesus l’a bien vite lassé. Son père finit par le faire rapatrier au Japon contre l’avis de sa femme légitime. Il est élevé à la Cour Royale de Kyoto comme les aristocrates. Son père clame l’avoir sauvé d’une mort certaine, ce qui en un sens est vrai. S’il était resté plus longtemps que les quatre mois qu’il a passé avec sa mère, il n’aurait pas survécu au stade de nourrisson. Naruhito lui invente une parenté avec des amis coréens de la famille royale morts depuis les environs de sa naissance. Le voilà baptisé Jung Jesus Dick. Mais personne n’est dupe.

A la Cour, il apprend ce que tous les bons petits aristocrates apprennent comme la cérémonie du thé, les langues, l’histoire, la géopolitique. Il n’est intéressé par aucune de ces disciplines. Le jeune métis rêve d’une vie normale, loin des milliers de protocoles qui entourent la vie à la Cour Royale. Il n’est pas fait pour ça. La seule discipline dans laquelle il s’épanouit, c’est la calligraphie. Un pinceau dans la main, il trace des lignes qui peu à peu prennent un sens. Cette idée le fascine et de cette passion première, en découle son goût pour la peinture. Jesus s’amuse à dessiner son avenir, à redéfinir son passé, à tout effacer et à recommencer.

Plus Jesus grandit, et plus on lui voit la ressemblance avec le prince héritier. Les adultes chuchotent sur son chemin, les enfants le méprisent, le personnel le néglige. D’un naturel timide, il n’ose pas aller parler aux enfants de son âge. Bien vite, il se renferme sur lui-même. Les seuls amis qu’il a sont alors son carnet et sa petite boîte de gouache. Et pas besoin de parler pour s’exprimer avec eux. D’un geste de plus en plus assuré au fil du temps, il exprime ses doutes, ses peurs, ses envies sous forme de dessins, de caractères calligraphiés ou de quelques touches de couleurs écrasées entre deux feuilles.

Jesus est d’une frêle constitution, à cause de la drogue, de l’alcool, de la cigarette ou du surmenage qui sont survenus quand il était dans le ventre de sa mère ? Les causes sont nombreuses mais le résultat est unique. Il est faible, de corps comme d’esprit. Les gens s’en jouent. Fils illégitime de l’empereur du Japon, bâtard, il rentre à la résidence royale couverts de bleus plusieurs fois par semaine. Personne ne le voit, ou alors on ne veut pas le voir. Il finit par croire qu’il mérite ce qu’il lui arrive. Que sa naissance est une erreur. Pendant des semaines, il ne sort pas de sa chambre, parle seul, frôle la démence. Ses agresseurs parviennent à leurs fins quand Jesus fait une tentative de suicide alors qu’il a à peine seize ans. Il meurt le 14 janvier 2013. Pendant trois minutes. Son expérience de mort imminente change sa manière d’être du tout au tout. Le jeune homme s’enferme dans un monde qu’il invente. Il ne supporte plus la vie qu’il mène. Il veut vivre comme un jeune garçon de son âge, plus comme le bâtard royal.

Jesus se surprend à dessiner des paysages bien différents de ceux de Kyoto. Des tours de verre, des constructions de métal. Comme bien des personnes au cours des siècles, il rêve de cette terre d’exil que sont les Etats-Unis. Il sera loin de tout là bas, dans le pays où la liberté est un concept fondamental. Plus besoin de mentir, de se cacher. Il pourra vivre au grand jour. Enfin. Ses études supérieures sont le moyen pour lui de s’évader même s’il reste sous la surveillance de son père. Il jette son dévolu sur Harvard. Il devient Jesus Jung, étudiant en Arts Plastiques et plus Hikihito, bâtard, futur prince héritier et 127ème empereur du Japon.