JASPER O. ELLINGTON ► ian harding

Chicago. Ca n'a rien d'exceptionnel. Rien d'exceptionnel, comme les Ellington. Une maison pas vraiment belle, paumée dans Chicago. Le rêve américain, vous dites ? Ca n'a rien d'un rêve là-dedans. La mère est morte, un accident de voiture banal, comme il en arrive chaque jour. La belle laisse derrière elle un mari amoureux, et un fils de deux ans et quelques. Depuis ce temps, les hommes évoluent ensemble. Henry Ellington ne s'est jamais remarié, et n'a jamais regardé une autre femme qu'Ella, d'ailleurs. Le fils, Jasper, lui, ne se rappelle de sa mère que grâce aux quelques photos. C'est l'avantage de perdre sa mère jeune, on en souffre moins. Enfin, ça, c'est sa version. Peut-être pour ça qu'il n'y connait pas vraiment grand-chose aux femmes, qu'il s'en méfie, aussi. Henry s'en sort pas mal, malgré les premiers mois difficiles fait de repas infectes et d'une maison quasi insalubre. Dès son plus jeune âge, le garçonnet comprends qu'il devra s'assumer seul, ne pas trop s'appuyer sur les épaules du patriarche, et surtout : ne pas être un poids. C'est une obsession étrange pour un gamin de maintenant dix ans. Premier de la classe, dans un soucis de ne pas rajouter de préoccupation à son père, il ne réclame jamais de vacances, ni guère de jouets. Il faut dire qu'ils ne font pas partit de ces gens aisés ; eux, c'est plutôt la classe moyenne.. voir moyenne basse. Henry bosse comme ingénieur dans une boite de téléphonie. Un boulot comme un autre. Le futur semble déjà tout écrit. Jasper veut être professeur, et Henry, lui.. s'il obtient une augmentation dans dix ans, il sera le plus heureux des hommes.

Ca aurait pu se dérouler ainsi. Si seulement il n'y avait pas eu un développement phénoménale de la technologie. La boite d'Henry se hissa comme l'une des premières du marché, et ses revenus augmentèrent de façon significative. Pas encore assez pour changer de mode de vie, mais suffisamment pour offrir à Jasper tout ce dont il aurait besoin, et envie. A commencer par un ordinateur. En effet, le fiston semblait avoir hérité d'un certain attrait pour la technologie, et il se révélait d'ailleurs plutôt doué en la matière. Son adolescence se résuma à un pianotage sur un clavier, préférant la solitude et l'apprentissage des bases avec son père, aux joies habituelles de la puberté. Un point commun liait père et fils : l'ambition. Très vite ils s’aperçurent de leur complémentarité : Henry avait les connaissances, et Jasper, l'audace. L'idée d'un projet, d'une entreprise, naquit dans leur esprit. Etre son propre patron, n'est-ce pas le but d'une vie ? C'était celui des Ellington, en tout cas. Un jour où, ignoré une énième fois par ses supérieurs, une fois de trop, Henry claqua la porte de son lieu de travail, avec comme bagages des idées en pagaille. Ce sont ces idées qui les propulseront à New-York, leur nouveau chez-eux. Le ciel est plus bleu à New-York, la maison plus belle, les fins de mois moins difficiles. Enfin, Jasper s'accorde le loisir d'avoir son âge. La première copine, les soirées. Sans jamais oublier le rêve commun des hommes Ellington. Il a dix-sept ans, c'est trop tôt. Henry fonde son entreprise, qui portera leur nom. Les idées réfutées par son ancien employeur font leur effet, et c'est un processeur révolutionnaire qui va leur permettre de passer à l'échelon supérieur : les gens aisés, comme ils disent. Le processeur se vend de l'or, et Jasper, à l'âge de ses dix-neuf ans, rejoint l'entreprise officiellement. Il rejoint aussi Harvard, dans la foulée. C'est ça la mélodie du bonheur ? Mieux que ton père tu feras, la réussite tu cultiveras, et jamais, ô grand jamais, tu n'oublieras que les choses se gagnent au mérite, mais surtout, se perdent à la moindre inattention.

Harvard marqua l'homme. De cicatrices, de réussites, d'un rythme jamais régulier de son cœur trop perturbé. Plus égoïste, moins sensible, les limites s'estompent, la fierté s’accroît, l'ambition se fait dévorante, et les erreurs régulières. Il les aima, Reaghan, Salomée, Leandra. Mal, toutes. Ils en détesta d'autres. Elles aussi. Lui aussi, souvent. De ces années, il ne garde que des trophées, des numéros sur son téléphone. Des amitiés qu'il a sauvegardé jusqu'à New-York, où il a déposé brièvement ses valises. Juste le temps de se refaire une place dans l'empire Ellington, et de perdre la sienne à Harvard. L'homme habitué aux marches glorieuses, se voit trébucher sur chaque perturbation de son chemin. Ca mène nul part, c'est désordonné, et ses doigts ne semblent plus capables de retenir quoique ce soit de sa vie. Ca file, cruels petits grains de sable. Alors oui, il revient. Il est revenu même, depuis quelques semaines, depuis qu'on lui a conté la débâcle des confréries. Rode dans le coin, observe et s'énerve. Se vautre dans ses déceptions. S'installe en silence, progressivement, achète un local et un appartement. Maintenant, il est là, au grand jour. Bien que la nuit semble désormais plus confortable.