HARLOW PARKS ► teresa oman

(winter bones) « Tu ferais mieux de boire ton chocolat, il va refroidir. » Amanda, la mère de la jeune femme, tenait d'une main sa propre tasse de café et de l'autre, malmenait ses pancakes du bout de sa fourchette. Harlow lui jeta un regard sombre par dessus la table et marmonna « Et si je l'aime froid ? » Amanda pinça les lèvres à l'entente de la réponse de sa fille. Leurs rapports n'avaient pas toujours été bons, et en ce moment plus que jamais, la quinquagénaire avait du mal à renouer de véritables liens avec sa grande fille. Mais c'était peine perdue. La semaine dernière, son père avait encore quitté le domicile familial pour une énième mission. Il n'était pas facile de vivre avec un mari militaire, ni pour sa femme ni pour sa fille. Trois ou quatre ans, l'unique homme de la maison partait accomplir son devoir, que ce soit en Afghanistan ou ailleurs. C'était à chaque moment de ces départs que les relations mère-fille commençaient sérieusement à se détériorer de plus belle entre Amanda et Harlow. Paradoxalement, cette dernière était beaucoup plus proche de son père que de sa mère. L'avoir vu partir toute sa vie à intervalle régulier sans savoir s'il allait revenir et parfois même sans savoir où il allait, ça avait laissé ses marques. « Harlow », répéta Amanda. « Harlow s'il te plaît, arrête. Arrête de te conduire comme une enfant. Tu fais ça à chaque fois que... » « À chaque fois que je vois mon lieutenant de père partir loin de moi ? De nous ? » Le visage poupin de l'adolescente était déformé par la colère. Quand son géniteur n'était pas là, elle ne pouvait plus encadrer sa mère. « D'autant plus que tu as refusé de déposer mon dossier dans une des plus grandes universités du monde, où j'aurais toutes mes chances ! » Elle s'était levée en disant cela. Toute la semaine, la télé et la radio n'avaient cessé de narrer les attaques à la bombe survenus à Harvard il y a quelques jours. Aussi malheureux et dangereux que puissent être ces événements, Harlow ne comprenait pas comment sa mère réfutait catégoriquement d'envisager, ne serait-ce, à penser d'imaginer l'idée d'envoyer sa fille unique là-bas. Mais bon sang ! Ce n'était pas tous les jours que ce genre de choses arrivaient ! Cela ne voulait pas dire que ça se reproduira obligatoirement. Les chances étaient infimes, en fait. C'était exceptionnel, et ce n'était pas une raison pour réduire à néant le rêve de la petite Parks.  Devant l'air déconfit d'Amanda qui ne trouva rien à redire, Harlow se leva en faisant basculer sa chaise et sortit en trombe de la salle à manger. Elle monta les escaliers quatre en quatre en ignorant les protestations de sa mère puis s'enferma dans sa chambre en prenant le soin de claquer la porte très fort derrière elle, jusqu'à faire trembler le chambranle. Elle donna un violent coup de pied dans sa table de nuit et s'assit sur son lit, en respirant douloureusement. Elle se demanda si, là, maintenant, tout de suite, elle détestait sa mère. Et par peur de connaître la réponse, elle s'empêcha d'aller au bout de son raisonnement. Bouillonnante, incapable de se tenir immobile en étant aussi en colère, elle se leva brusquement pour s'installer à son bureau. Des feuilles éparses étaient empilées dessus. Harlow empoigna un crayon et, rageusement, fit courir la mine sur la papier. Elle se mit à écrire la suite de Fibonacci, qu'elle connaissait par cœur. Ce petit exercice tout bête parvenait à la calmer, à chaque fois qu'elle se sentait mal. Mais aujourd'hui, elle devait être remontée pour que cela fasse son petit effet. Bordel, même les maths ne parvenait pas à la calmer. La brune jeta un regard par sa fenêtre. Au-delà du jardin à la pelouse fraîchement tondue par son père avant son départ, la route était recouverte de feuilles mortes et la nuit ne tarderait pas à tomber. Harlow se concentra sur son reflet dans la vitre. « La vie est injuste ». Mais ça, elle le savait déjà.

(tumbling down)  « Je pars du bureau. Je suis là dans vingts minutes ». Le texto de sa mère s'affichait sur l'écran lumineux de son smartphone. Harlow le verrouilla et reporta son attention sur son écran d'ordinateur. Si sa mère ne voulait pas l'inscrire à Harvard, elle allait le faire elle-même. Connaissant Amanda, elle savait qu'elle avait planqué son dossier pour ne pas qu'elle ne prenne de décision dans son dos. Malheureusement pour sa mère, Harlow avait déjà trouvé ses bulletins depuis quelques semaines, cachés dans la boîte à photos, planquée sous le lit parental. Cela n'avait pas été difficile : il lui avait juste suffit de fouiller la chambre de fond en comble. Mais maintenant qu'elle avait eu la main dessus, il lui fallait retrouver son dossier de bourse scolaire. Et ça, Amanda avait prit ses précautions, et Harlow ne l'avait trouvé nul part. La seule façon de pouvoir enfin l'avoir, c'était celle de hacker l'ordinateur professionnel de sa mère, qui se trouvait dans son bureau, à l'entreprise de communication où elle travaillait. C'est dans cet ordinateur que Amanda stockait tout ce qui pouvait se trouver sur sa clé USB, et Harlow savait que son dossier de bourse numérisé se trouvait la-dedans. Si elle parvenait à s'accaparer du fichier, il ne resterait plus qu'à l'imprimer pour son dossier d'inscription. La jeune brune avait déjà hacké plusieurs machines avant de se risquer à s'attaquer à celle-ci : le réseau Internet du voisin, les dossiers numériques de son professeur d'Histoire ou encore ceux du frère de sa meilleure amie, à la demande de cette dernière. Ce n'était pas une première. Pourtant, cette fois ci, il y avait un enjeu de taille. Et si elle se manquait ? Si elle faisait planter l'ordinateur à distance ? Les probabilités étaient minuscules (oui, Harlow aimait penser en probabilité, ça la rassurait), mais elle ne put s'empêcher toutefois de ressentir une certaine pression. Sa mère allait débarquer dans un quart d'heure, il fallait faire vite. Si Amanda la voyait encore sur son ordinateur, elle allait venir faire sa fouineuse et voir ce que sa fille était en train de faire, à coup sur. Les mains légèrement rendues tremblantes par l'excitation et le stress du moment, Harlow passa les quinze minutes qui suivirent à prendre le contrôle de l'ordinateur de sa mère comme on entrait dans une pièce par une porte ouverte. Quand elle tomba sur un fichier nommé « bourse - harlow », son cœur fit un bond. À peine cliqua-t-elle sur transférer, que la brune entendit la voiture de sa mère dans l'allée, au-dehors. En une rapidité dont elle ne se pensait pas capable, Harlow éteignit tous ses programmes et ferma son ordinateur brusquement. Les bruits de pas d'Amanda résonnèrent dans l'escalier. L'adolescente prit alors une feuille volante sur son bureau et, prenant un stylo, se mit à barbouiller le papier vierge de chiffres et de droites. Quand sa mère pénétra dans sa chambre (sans toquer, bien sur), elle trouva sa fille penchée sur ce qui lui semblait être un devoir de mathématiques. Elle osa un sourire. « Je suis rentrée. Je te laisse travailler. » Harlow hocha la tête distraitement. Quand le battant de la forme se fut refermé sur sa mère, elle ne put s'empêcher de sourire de toutes ses dents.