Sybil voulait bien admettre que parfois, elle avait un vrai grain. Elle collectionnait les bougies parfumées. Elle mangeait toujours le contour des biscuits avant de s'attaquer au milieu. Il était rare que ses chaussettes soient accordées. Elle méprisait la médecine traditionnelle. Et dans sa philosophie, un collant non effilé ou sans trou était improbable. Mais alors lui, soit il était complètement névrosé, soit son grain avait dépassé le stade de la plante verte depuis longtemps. Tenace, voire vulgaire, elle se retenait de lui mettre son poing dans le nez pour qu'il la laisse tranquille une bonne fois pour toute. Peut-être que ça lui remettrait les idées en place. Et en prime, ce serait un moyen pour elle de mettre en pratique les cours de boxe qu'elle suivait régulièrement.
« T'es vraiment taré toi tu sais. » maugréa-t-elle dans son menton, commençant à devenir de mauvais poil. Les yeux de plus en plus écarquillés en se demandant toujours comment elle allait venir à bout de cet énergumène (courir vite lui semblait la meilleure option, quoique le coup de genoux soigneusement placé la tentait également), un rire grave s'échappa de ses lèvres. Comment ça, ça ne prenait pas ? Il la prenait pour une mayonnaise ? D'un geste vif et sec, elle dégagea son bras, plongeant un regard glacial et hostile dans le sien avec un aplomb impromptu. « Je sais pas ce que tu veux, ni ce que tu recherches. Mais tu t'es trompé de personne okey ? Alors maintenant tu vas me laisser tranquille, c'est clair ? » Une menace ? Peut-être. Le fait est qu'elle avait réussi à lui clouer le bec suffisamment longtemps (quelques secondes à peine à vrai dire) pour faire volte face, et s'éloigner d'un pas rapide sans se retourner. A la fin, elle trottinait presque. Ce n'est qu'une centaine de mètres plus loin et après avoir disparu entre les bâtiments qu'elle se permit de ralentir l'allure. Elle rata quelques cours cette après-midi là, décidant de rentrer chez elle d'un pas monotone. Sur place, elle sembla s'écrouler, accablée par la fatigue, et un mal de tête lancinant qui semblait n'avoir aucun remède. Il lui sembla sombrer dans un sommeil profond, et réparateur.
Il faisait nuit noire. Il n'allait pas tarder à pleuvoir. Taciturne, la jeune femme déambulait d'un pas lancinant en recrachant une bouffée de fumée tous les trois pas. De justesse, elle sauta à pieds joints au dessus d'une flaque d'eau (ou était-ce de l'huile de moteur?) en poussant un rire solitaire. Elle avait besoin d'un verre, et de compagnie. Comme la plupart des soirs où elle était de sortie à vrai dire. Et elle avait ses habitudes. Un petit pub écossais, paumé dans une ruelle trop étroite, et trop malfamée pour que les petites bourgeoises endimanchées s'y aventurent avec leurs talons aiguilles et leurs jupes trop serrées. Il n'y avait là que des initiés. Souvent plus que quadragénaires. Un peu tous paumés, un peu tous solitaires. Mais bizarrement, ils la prenaient tous plus comme une gamine égarée et attachante que comme un morceau de viande (quoique, là encore, ça dépendait de leurs humeurs nocturnes). La façon dont ils la regardaient lui était complètement égal. Voire même, elle aimait ça d'une certaine façon. C'était comme avoir un pouvoir magnétique sur eux, et créer leur désillusion parce qu'ils n'avaient aucune chance.
« Bonsoir ma belle. T'es trempée, viens te réchauffer. Je te sers comme d'habitude ? » lui demanda le patron du bar, derrière son comptoir. Un grand homme, un peu épais, avec une barbe d'ours et une voix rauque. Un motard à ses heures perdues, qui aimait sa femme plus que tout (elle tenait le bar avec lui). Un couple atypique, à la fois dangereux, dérangeant et attachant. « Merci t'es un amour. » lui répondit-elle avant de se surélever sur le comptoir avec ses bras pour aller déposer un baiser sur sa joue barbue. Un rituel de passage, tandis qu'elle ôtait sa veste en cuir pour la laisser sécher sur un dossier. Il faisait une chaleur d'enfer dans ce bar. Et personne n'appliquait la règle du « Ne pas fumer dans un lieu public ». Ca ne s'appliquait pas ici. Trop paumé. Trop hors du temps. Pourtant depuis quelques semaines, il arrivait que des groupes de jeunes échouent ici. Allez savoir pourquoi. Ces groupes là lui déplaisaient en général. Ils étaient vulgaires, et prétentieux.
La jeune femme arborait un style assez grunge. Un jean taille haute rapiécé près du corps, un croc-top assez ample, sans rien en dessous, qui laissait apparaître un peu de peau au niveau de ses côtes, une veste et des chaussures en cuir, une sacoche marron en daim, des cheveux un peu en bataille, et, sa marque de fabrique : des lèvres rouge sang, et une touche de noir sur ses yeux pour en faire ressortir la couleur. Une vraie poupée rockeuse. « Et moi tu ne m'embrasses pas babydoll ? » Elle fit volte face, arborant un sourire mutin. Un autre grand gaillard barbu, qui paraissait déjà immense assis, lui souriait d'un air enthousiaste. « Aaaah. Jimmy ! T'es revenu ? » Elle déposa ses lèvres sur sa joue, avant de s'asseoir à ses côtés sur un fauteuil en repliant une jambe sous ses fesses. Le barman déposa devant eux deux shooter de rhum. Elle s'alluma une cigarette, et en descendit un en moins de deux.
Les minutes défilèrent. Les shoots s'enfilèrent. La fumée s'épaississait. Et le groupe s'élargissait. Jimmy avait entreprit de défier un de ses potes à la descente de pinte. Et Deirdre, elle, riait, se sentant légère dans cette atmosphère essentiellement masculine (même si deux lesbiennes se tripotaient dans un coin en se chantant des louanges, et que la femme du barman veillait sur elle comme une maman dragon couvant ses œufs). L'inconscience la tiraillait, probablement à cause de l'alcool, même si pour une fois elle n'avait pas trop abusé. Pas encore du moins. Alors que Jimmy se tapotait le ventre en signe de contentement, elle se hissa sur ses jambes pour aller vers les toilettes. C'est en revenant qu'elle tomba nez à nez sur lui. L'inconnu du nord, avec son accent à tomber. Elle le trouvait sexy, même dans le noir, et même avec un coup dans le nez. Ses yeux le détaillèrent, elle se mordilla légèrement la lèvre inférieure sans jamais détourner le regard. Deirdre n'était pas comme ça. Face à un adversaire, face à un allié, même face à elle-même, elle ne baissait jamais les yeux. « Hey. » murmura t-elle à demie-voix avec un sourire mutin qui lui était propre, à la fois angoissant et adorable. « Y'a des rôdeurs dans le coin, à ta place, je ferais attention. » susurra t-elle à son oreille, en faisant référence à lui, ou elle-même, allez savoir. « Je t'offre un verre ? » Mais déjà sa main s'était emprisonnée autour de la sienne, l'entraînant dans son sillage vers une myriades d'effluves, ou était-ce simplement vers le groupe de vieux joyeux lurons qui continuaient à se défier avec légèreté et stupidité.
©Pando