« Je n'ai jamais bien compris pourquoi elle n'avait toujours eu d'yeux que pour elle. Pourtant, elle n'était pas plus jolie, ni plus intelligente que je ne l'étais. Peut-être avait-elle cette malice, et cette audace qui captive. Ou peut-être était-ce simplement parce qu'elle lui ressemblait, d'une certaine manière … »
Inverness, Scotland, 1999.
«
Qu'est-che que tu faais ? » marmonna une petite fille aux boucles brunes en mâchouillant l'oreille de son lapin en peluche, d'une couleur à mi chemin entre le verdâtre et le marronnasse, l'oeil gauche arraché depuis déjà un moment. Son interlocutrice lui ressemblait en tous points, absolument identique. Des cheveux d'une longueur immense, alors qu'elle était assise en tailleur au milieu de feuilles colorées éparpillées sur le sol, ils touchaient presque le sol. Le visage penché en avant, on pouvait remarquer que sur le dessus de son crâne, quelques touffes de cheveux avaient dues être sectionnées. «
Oh aller dis. J'te promets j'ai pas fais exprès. Moontre ton dessin ! » commença t-elle a maugréer d'un ton autoritaire, alors que l'autre petite ne bronchait toujours pas. Le silence, et l'ignorance, avaient toujours profondément énervé la petite Deirdre Mackenzie. Et du haut de ses cinq ans, on la considérait déjà comme une petite terreur, intenable, voire hyperactive. Sa sœur, qui était sa cadette de quelques minutes à peine, était déjà considérée comme la plus faible des deux jumelles. Plus effacée, moins expansive, déjà dans un monde à part alors qu'elle n'avait que cinq ans, elle ne brillait pas face à la joie de vivre et l'impulsivité maligne de son aînée. Etouffée par une personnalité qui devenait chaque jour plus exubérante, cette image qui la hantait chaque jour commençait à devenir poison. Mais pour l'heure, trop jeune encore, elle ne s'en rendait pas compte, profondément admirative de sa sœur aux milles lumières, aux milles hardiesses, qui la transportait dans des univers à la fois dangereux, et hostile. Deirdre était une chipie. Une peste. Une enfant sournoise prompte à agir de façon étrange. Elle était impulsive, débridée, effrontée. Sybil, elle, était considérée comme effacée, renfermée et docile. La vérité c'est qu'elle ne comprenait pas tous les ressors de ce qui lui arrivait. Qu'elle éprouvait plus de plaisir dans les histoires que lui racontait son père avant de dormir, que dans le fait de mettre des substances gluantes dans les cheveux d'une camarade de classe, sous prétexte qu'elle ne rentrait pas dans un moule établit par une personnalité narcissique. «
Hmm … Ça ressemble à rien ton truc. » marmonna la petite fille au dessus de l'épaule de sa frangine, avant de l'entourer de ses bras, et de s'affaler contre son dos. «
Dis Sybil, tu promets que tu ne t'en iras jamais hein ? Qu'on ne sera jamais séparées ? » Cette question l'avait interloquée. Elle n'avait pas bien compris de quoi il retournait, et n'avait même pas eu besoin de prononcer un seul mot, que déjà, Deirdre s'était assise en face d'elle, l'air à la fois malin et soucieux. «
J'ai entendu papa crier encore sur maman. Il disait qu'il voulait partir. » elle s'était tut un moment, jouant avec les crayons de couleurs éparpillés sur le sol. «
Il n'a qu'à le faire, je le déteste de toute façon. Avec ses histoires débiles. Maman est toujours triste à cause de lui. C'est à cause de lui si elle crie. L'autre jour, il l'a enfermée dans la chambre là-haut. Tu dormais je crois ... ». Elle avait fait un mouvement de tête pour signifier que oui. En vérité, cette nuit-là, elle n'avait pas dormi. Ce n'était probablement pas la première fois que son père devait cloitrer sa mère pendant un accès de colère. Mais ce fut la première fois qu'elle fut assez âgée pour s'en souvenir. Sybil n'avait jamais compris l'hostilité de Deirdre pour leur père. Peut-être était-ce parce que leur mère l'adulait, et passait des heures avec elle à lui raconter des histoires étranges à son sujet. Sa mère était plus distante avec elle, surement parce qu'elle retrouvait en elle la finesse d'esprit, et la nature réservée de son père. Un père, un mari qu'elle méprisait de tout son être aujourd'hui sans véritablement savoir pourquoi. La vérité c'est que leur mère était malade depuis des années, secouées par des obstinations et des certitudes psychiques qui n'avaient rien à voir avec la réalité. Et si avant, son mari avait pu gérer ses accès de colère sans trop de difficultés, il s'apercevait aujourd'hui qu'elle était devenue ingérable. La femme douce, impulsive et ingénue qu'il avait épousé était aujourd'hui plus perfide et malicieuse qu'une rose pleine d'épines. Plus encore, elle était devenue dangereuse, tant pour lui-même, que pour leurs deux filles.
Inverness, Scotland, 2002.
Deirdre et Sybil venaient de fêter leurs huit ans. C'était une journée presque comme une autre, à la différence près qu'elles avaient eu le droit, pour l'occasion, d'inviter des amies. Leur mère avait eu le droit, de façon exceptionnelle, de sortir de sa chambre pour goûter une part de gâteau, et saluer les autres mamans. Leur père était fatigué, mais les mauvais jours étaient passés. Avec l'aide de confrères médecins, il avait réussi à trouver un traitement qui stabilisait l'état de son épouse. Elle était plus une coquille vide qu'autre chose, mais au moins, était-elle en vie, et son entourage aussi. Ce jour-là, Sybil n'avait invité qu'une seule amie. La seule qu'elle avait en dehors de sa sœur, qui avait développé une jalousie quasi maladive à son encontre. Deirdre était possessive, considérant que si elle pouvait avoir des amies, sa sœur, elle, devait se contenter de sa personne. Après tout, n'étaient-elles pas de la même chair ? Du même sang ? Ne se devait-elle pas de la protéger des moqueries extérieures ? Sybil était si différente de Deirdre, si timide, et si effacée, si … Faible en quelque sorte, elle trouvait normal de l'isoler. Pour ne pas qu'elle souffre. Mais, en sont fort intérieur, Sybil hurlait. Elle n'avait pas la force de l'affronter, l'aimant bien trop pour cela. Mais en tant qu'individu, en tant qu'entité, elle n'évoluait pas. Ou du moins si, elle évoluait, mais de manière introvertie. Pourtant, elle était d'une intelligence rare. Perspicace, elle apprenait à une rapidité fulgurante, et était dans les meilleures élèves de la classe à l'écrit, et dans les matières artistiques. Elle développait un sens du visuel très singulier, très personnel. Comme si l'expression artistique était la seule qui lui soit donné d'avoir, étant donné que dans les autres domaines, elle était invisible. Seul son père avait conscience de son talent, se sentait proche d'elle, mais avait beaucoup moins de temps à lui accorder depuis que son épouse était alitée quasiment en permanence. Quant à Deirdre, elle avait une prise sur elle, qui, sans qu'elle ne s'en rende compte, commençait à la faire chavirer. Toute tentative de discussions avec d'autres était considéré par sa sœur comme un dédain, un sourire timide à un jeune élève de sa classe, comme une trahison. Elles étaient toutes deux comme un couple malsains, liées dans une fraternité malsaine qui n'avait rien d'enfantine.
Deirdre et Sybil venaient de fêter leurs huit ans. C'était une journée presque comme une autre, à la différence près que ce jour-là, au moment d'ouvrir les cadeaux, Deirdre se jeta sur une invité, Nina, et la roua de coups en hurlant des mots incompréhensibles. L'enfant s'en tira avec quelques bleus, et deux yeux au beurre noir. Elle ne revint pas à l'école le lundi suivant, et Sybil n'entendit plus jamais parler de cette seule « amie » qui lui avait été donné d'avoir à ce moment-là.
Aberdeen, Scotland, 2004.
C'était un été, dans la province proche de la ville grise d'Aberdeen. Cela faisait un mois que les jumelles étaient chez leur grand-mère, participant toutes deux à un stage d'été sur la côte. Sans trop savoir pourquoi, Sybil s'épanouissait en humant les brises fraîches du littoral. Et si Deirdre s'ennuyait, elle, voyait dans l'océan une source inépuisable d'inspiration. Pour la première fois, elle avait le sentiment de pouvoir respirer, loin de l'atmosphère confinée et stérile de leur cottage familial. Pour son dixième anniversaire, son père lui avait offert son premier appareil photo. Un polaroid. Il était un moyen pour elle de fixer des instants, un moyen d'expression aussi dans la composition de l'image. Deirdre était devenue quant à elle acariâtre malgré son jeune âge. Autrefois populaire, elle peinait aujourd'hui à se trouver des « amies », simplement parce qu'elle les manipulait dès la première seconde. Usant des autres comme de pantins, elle devenait folle de constater que l'étrangeté de Sybil attirait certains. Figée dans un amour méprisant, étreinte d'un mal être qu'elle ne pouvait contrôler, même leur père avait commencé à désespérer. Etait-elle viscéralement mauvaise, était-ce dans sa nature profonde de mépriser ainsi autrui et de n'aimer qu'elle-même, ou était-ce une phase de sa vie d'adolescente ? Les médecins en avaient conclu qu'elle était ainsi. Qu'il faudrait la surveiller, puisqu'elle était encline à certaines violences, mais qu'à priori, elle faisait partie de ces gens un peu à part qui haïssent le monde sans véritablement savoir pourquoi. Sybil avait fini par distinguer le mal être dans son double si sur, et si fier. Et elle lui avait pardonné ses jalousies, ses accès de colères, jusqu'à un certain point. Jusqu'à ce qu'un jour Deirdre se saisisse de photos qu'elle avait prise, et n'y mette le feu. Jusqu'à ce qu'un jour, dans un accès de colère, elle détruise tout ce qu'elle avait de plus cher, en toute gratuité, parce qu'elle n'était pas contente. Ce jour-là, Sybil avait explosé. Elle s'était jetée sur elle, comme un animal sur sa proie. Deirdre avait chancelé en arrière, se heurtant l'arrière du crâne sur le pieds chantourné d'une table en bois. Elle n'avait pas vu tout de suite. Ni compris. Ce n'est que quelques heures plus tard, en rentrant de ses courses, que sa grand mère l'avait trouvée, les joues noyées de larmes, tremblantes, les mains couvertes de sang, le corps de sa sœur étendu entre ses bras.
Accident. Tel avait été le verdict du juge. Une dispute entre sœurs avait tourné au drame par un malencontreux hasard. La famille était endeuillée, sa mère avait reçu cette épreuve comme un coup fatal. Son père, lui, avait été plus tolérant. Il avait toujours été très proche d'elle, et ne s'était pas éloigné pour autant, se doutant, sans véritablement le savoir, que ce qui s'était passé devait arriver un jour ou l'autre de toute façon. Sybil ressortie de cet incident complètement chamboulée, à la fois libérée d'une étreinte qui l'empêchait de respirer depuis des années, et en même, comme dissociée d'elle-même. Lorsqu'elle croisait sa mère, parfois, dans la maison, celle-ci se mettait à pleurer, la prenant compulsivement dans ses bras en l'appelant « Deirdre ». Chaque fois qu'elle le faisait, qu'elle disait haïr Sybil, et dire que Deirdre était la seule, son cœur semblait comme se cisailler en deux. Après le procès, le juge n'avait pas estimé nécessaire de lui faire suivre une thérapie longue. Il n'avait pas prit sérieusement en considération son passif, et le fait que sa mère était déjà gravement atteinte. De fait, les troubles commencèrent à surgir lorsqu'elle avait treize ans. Il lui arrivait d'oublier par moment ce qu'elle avait fait dans une journée. Une fois, son père avait été convoqué par l'école, parce qu'elle avait, soit disant, insulter un professeur. Elle ne s'était jamais souvenu de cet épisode. Ni la fois où elle avait soit disant violenté un camarade sous prétexte qu'il mâchouillait négligemment son chewing-gum. Son père pensa d'abord à une séquelle de l'accident, à une forme de crise identitaire liée à l'adolescence. Et puis un jour, en pleine nuit, somnambule, il la trouva dans la cuisine, parlant toute seule d'une voix qui ressemblait à l'identique à celle de Deirdre. Par inadvertance, il renversa un vase posé sur le rebord du plan de travail. Le bruit la réveilla violemment. Si violemment que lorsqu'elle reprit conscience, elle ne savait plus qui elle était. Sybil ? Deirdre ? Deirdre fut la première à refaire surface, comme sa personnalité était plus forte. Les médecins furent rapidement fixés : elle souffrait d'un trouble dissociatif de l'identité, d'une forme de schizophrénie aigüe, tapie depuis longtemps, mais qui avait été révélée et matérialisée par l'accident. Le trouble était si fort, et la personnalité de Deirdre si puissante, qu'il lui fallu des mois avant de reprendre conscience de l'existence de Sybil. Considérée comme potentiellement dangereuse jusqu'à ses quinze ans, un médecin finit par trouver un traitement qui la stabilisait en cas de crise, sans pour autant faire disparaître cette entité à part qui cohabitait en elle, faisant parfois sa vie au déprimant de la sienne. Mais avec le temps, cette entité sembla s'apaiser, voire presque disparaître. Sybil fut envoyée dans un lycée privé de Londres, compte tenu de ses excellents résultats scolaires, et pu prétendre, en fin de cursus, à une bourse d'étude pour intégrer la prestigieuse université d'Harvard.
Aujourd'hui elle vit dans un petit studio au dessus d'un bar, payé par un petit job de serveuse dans un café qu'elle exerce après les cours. Elève assidue, attentive et solitaire, on lui connaît peu d'amis proches, et une personnalité ambiguë. Tantôt timide, tantôt lascive, elle est souvent jugée comme étrange par les autres étudiants. Etudiante en histoire de l'art et arts visuels, photographe émérite, Sybil s'est rapidement aperçue que le traitement qu'elle devait prendre ternissait sa créativité, et l'empêchait de se concentrer sur un sujet trop longtemps. Ainsi, sans l'avis préalable de son médecin bien sur, a-t-elle décidé de diminuer son dosage, voire parfois, de l'oublier, tant les sentiments qui allaient de paire avec cette absence de médicaments était grisante. Trop ingénue et solitaire pour aller vers les autres, ce double d'elle-même, moins farouche qu’auparavant mais néanmoins plus débridé, lui permet d'entrevoir d'autres perspectives, de se glisser dans la peau d'une autre le temps d'un instant qu'elle sait fugace, vu qu'elle se souvient rarement des détails de ces instants volés. Si elle se sait sur un fil dangereux, sa créativité en est cependant décuplée. Et s'il lui arrive de se réveiller avec une migraine atroce et la sensation de ne pas avoir dormi de la nuit, elle a cependant le sentiment d'être entière. Vérité ou névrose ? Telle est la question. La quête d'une identité unique est parfois longue, et semée d'embûches.