DEVEN BALDWIN ► Josh Hutcherson

28 MARS 1993, CHICAGO Les rayons aveuglant du soleil à travers la fenêtre, les hurlements de ma maman, l'odeur nauséabonde de la nicotine imprégnée sur le tissus où je suis posé, l'air froid de l'extérieur qui vient rencontrer ma peau et qui l'invite à danser sans la moindre notion de motricité, le souffle chaud et alcoolisé de mon papa, la faim, la soif, tout m'agresse. La séparation, la première, le cordon cède sous la pression du ciseau. Je pleure, je hurle, je gigote dans tous les sens et découvre des sensations nouvelles. La solitude premièrement, je suis seul, oui, je suis seul à remplir mes poumons. La faim et la soif se lancent dans un combat singulier et impitoyable, chaque coup semble plus profond, plus douloureux. Mon champ de vue est trouble, des taches colorées s'offrent une valse endiablée sous mon nez. Je suis né aujourd'hui dans cette caravane qui épouse la route et ses décors, qui traverse le temps avec la distance, qui succombe aux désirs d'aventure et de découverte. Je suis petit, faible, fragile et sans défense face à toutes ces atrocités.

30 JUIN 1994, PITTSBURGH Je ne compte plus les agitations ni les secousses. La caravane se déhanche comme un bateau sur la mer en pleine tempête. Mon corps se laisse aller de gauche à droite, rencontre des formes rigides et froides, des objets oubliés et sans doute bon à jeter. Je ne comprend pas ce qu'il se passe, papa s'agite au volant, maman hurle, maman a peur. J'attrape mon doudou et le serre contre moi, il est doux, il me rassure. Il sent l'odeur de maman, il sent bon. Un bruit éclate, la caravane s'écroule comme vaincu suite à un combat périlleux. Mon corps vide de force tombe, s'écrase contre le sol. Le vide, le trou noir, l'angoisse. J'entends des voix, des sons que je ne connais pas, des pas rapides. Je n'arrive pas à ouvrir les yeux, je n'arrive pas à gazouiller, je n'arrive pas. Pendant quelques temps, je n'arrive à rien. Je fini par ouvrir les yeux avec difficulté un peu plus tard, je suis allongé sur un lit dont l'odeur n'est bonne qu'à me donner des remontés. Maman est à côté et me caresse la tête, avec un regard profond, un regard de pitié. Mon corps est recouvert de morceaux blancs, je ne sais pas trop ce que c'est mais ce n'est pas agréable.  

25 DÉCEMBRE 1994, NEW YORK Je ne sais pas où est maman, ni où est papa. Je suis seul, enroulé dans une couverture rouge, épaisse, posé sur un tas de neige. J'observe les particules blanc tomber à un rythme irrégulier, une myriade de beautés de ce monde. Certains s'écrasent contre mon visage et me font mal. Ils sont froids, ils sont humides, ils sont la source d'une fascination et d'un problème à la fois. Je hurle, seule chose que je sais faire et que je fais bien. Ma gorge me démange, j'ai mal. Peut-être est-ce le froid ou bien simplement moi qui force un peu trop pour attirer l'attention. Une femme couverte d'un long manteau penche son visage par dessus le mien, un sourire jusqu'aux oreilles. Je ne comprend rien à ce qu'elle raconte mais je suis persuadé qu'elle va retrouver papa et maman. Elle va m'aider, elle est grande elle peut y arriver. Elle me soulève avec la couverture et m'appuie contre son épaule. Ses lèvres glacées se collent à mon front un instant et exercent une légère pression. Aussitôt, je laisse la fatigue prendre possession de mon corps, je ferme les yeux, je m'endors.

12 FÉVRIER 1995, NEW YORK Je viens d'arriver dans une grande maison. Il fait chaud, il fait bon, je me sens bien. Il y a une grande dame blonde, elle me regarde d'une façon plutôt étrange. Il y a aussi un monsieur avec de la barbe, il pique. Je ne sais pas ce que je fais là mais ils sont gentils. La dame me répète sans cesse que je dois l'appeler maman mais pourquoi ? Je ne sais pas qui elle est, je ne la connais pas, je ne comprend pas. Je veux revoir maman et papa, je veux sentir maman, son cou, sa douce odeur. Je veux retrouver mon petit lit fait main dans la caravane de papa, je veux retrouver mes petites voitures abimées. Je veux rentrer.

18 JUILLET 2000, FINGER LAKES La chasse, mon nouveau papa, Samuel, veut me faire découvrir la chasse. Je le suis à la trace, l'observe, l'analyse. Il n'est plus comme à son habitude, il est un prédateur, il surveille, il tend l'oreille, prêt à dégainer son arme et à tirer la balle fatale. Les yeux rivés vers le haut, je me contente d'observer la sublime végétation qui nous entoure avant de bondir de peur, impressionné par le bruit du tir. Je tourne la tête et remarque un cerf agonisant un peu plus loin. Il l'a eu, il l'a touché. Je fonce vers l'animal malgré l'interdiction et caresse le cerf. Il souffre, il a mal, je ne veux pas qu'il ait mal. Je pose ma manche sur sa blessure et exerce une légère pression pour tenter d'arrêter l’hémorragie, en vain. Il fini par fermer les yeux et ne plus bouger. Il n'est plus qu'un corps vide. Je pleure, je hurle sur papa. Il m'attrape par la manche, me brusque et m'explique que je n'ai pas à avoir de pitié pour les bestioles.  

28 MARS 2008, NEW YORK Tout le monde se regarde à table. Aujourd'hui, c'est mon anniversaire. Pour l'occasion, papa et maman ont invité toute la famille. J'attrape les couverts et regarde mon reflet. Je suis tout sourire, je suis content. J'aime fêter mon anniversaire, j'aime recevoir des cadeaux. Je regarde le serveur arriver à vive allure, il pose le plat face à moi et me regarde avec insistance, il attend que je goûte. Je soulève le couvercle, ma mâchoire se bloque. Mon poing rencontre la table avec rage. De la viande, c'est de la viande, sans doute celle que papa a rapporté d'une chasse. Ils ne respectent pas mon choix, ils ne respectent pas mon envie d'être vegan, de ne plus exploiter les animaux. Je pars en pleure dans ma chambre et m'enferme, dégoûté.

23 NOVEMBRE 2011, CAMBRIDGE J'ai été admis à Harvard pour entamer des études en médecine vétérinaire. Mon père et ma mère considèrent que je ne suis pas un exemple à suivre, que je suis un dégénéré, sous prétexte que je suis vegan, que les animaux sont à mes yeux trop importants. Selon moi, mon admission démontre le contraire. Ils disent que je suis intenable. Il est vrai que libérer des animaux d'un zoo n'est pas la meilleure idée que j'ai eu de ma vie mais j'avais le besoin de les libérer, ils n'allaient pas bien, ils manquaient de liberté, de vie. Je n'ai pas ma place dans cette famille, je ne l'ai jamais eu. Je ne les aime pas, ils sont trop égoïstes. Je ne suis pas comme eux, je ne suis pas fais pour vivre avec eux. Je me sens beaucoup mieux depuis que je vis sans eux, que leur règle ne me sont plus imposées. Encore plus depuis que je suis à Harvard, beaucoup d'étudiants sont comme moi ici, beaucoup pensent au monde avant de penser à eux. Je me sens à ma place, je me sens bien, je me sens prêt à faire de ma vie ce dont j'ai toujours rêvé.