C. LULA MEHMETI › charlotte free

Le bébé ouvrait doucement ses grands yeux. Cela faisait seulement quelques heures qu'il faisait partie de ce monde. Youri, penché sur sa fille, sa première née, souriait. ll ne pouvait pas s'en empêcher, tout comme il ne pouvait arrêter de contempler la petite, minuscule, fragile Cvetana. Il n'avait jamais imaginé qu'en un laps de temps si court il puisse s'attacher autant à ce bout d'être. Il ne l'aurait jamais cru. Le jeune homme avait presque l'impression que sa fille cherchait à communiquer avec lui, à sa manière. Elle levait son regard vert et posait ses minuscules yeux sur lui. Il la regardait en retour, et c'était comme si ce bébé le considérait, le jugeait. Est-ce que Cvetana se disait "tiens, voilà donc mon père" ? Puis, elle détournait les yeux et semblait regarder toutes les choses qui l'entouraient avec le même intérêt. Youri se vit la remarque que c'était une enfant incroyablement éveillée, pour son jeune âge. Il croyait qu'un nouveau-né ne faisait que dormir, et pourtant, depuis sa naissance, Cvetana n'avait fait que pleurer et admirer son environnement avec cet air d'admiration béate. Oui, le jeune homme avait l'impression que sa fille était impressionnée par tout ce qui se trouvait autour, et il pensait que c'était formidable. « Arrête de la regarder avec tes grands yeux de vautour » lança Marina en serbe. Son ton était sec. Youri se retourna vers elle. Son épouse était allongée dans ce pâle lit d'hôpital, le teint livide après de longues heures de travail. Elle se remettait doucement de cet accouchement qui n'avait pas été des plus faciles. Ses lèvres étaient pincées et ses sourcils froncés. Youri détestait voir ce genre d'expression sur son visage d'ordinaire si doux. Il fit un pas vers elle, mais le regard que Marina lui adressa lui fit comprendre qu'elle ne désirait pas de sa présence plus près d'elle. « Mais enfin, qu'est-ce qui te prends ? » finit par demander Youri, agacé. « C'est encore à cause de ça, n'est-ce pas ? Va-t-on s'engueuler éternellement pour la même chose ? » Marina ne répondit pas tout de suite. Son ventre lui faisait encore affreusement mal et il fallait qu'elle se ré-habitue à être seule dans ce corps qu'elle avait partagé pendant neuf mois. Elle considéra celui qui lui faisait office de mari pendant de longs instants. Jadis, elle l'avait aimé. Oui, la jeune femme avait été dingue de cet homme-là. Elle avait aimé chez lui ce regard noir, cette bouche aux lèvres fins, ce physique débonnaire. Et maintenant, Youri la dégoûtait. Elle ne pouvait plus le regarder sans éprouver un profond mépris, envers lui et envers elle pour avoir commis l'erreur de l'épouser. C'était un pauvre type, un perdant. Elle avait perdu son temps avec lui, elle qui malgré ses trente ans, semblait encore en avoir dix-sept. Marina avait le visage fin, les traits expressifs et le teint uniforme. Elle était maigrichonne mais ne manquait pas de charme. « Pour la même chose, que tu dis ? N'ai-je pas le droit d'être en colère après que mon idiot de mari m'ait forcé à quitter ma terre, ma patrie, ma famille ? » cracha-t-elle finalement. Youri était atterré par les termes durs qu'utilisait la femme de sa vie. « C'est nous, ta famille, maintenant » répliqua-t-il doucement. Contrairement à Marina, la flamme que Youri éprouvait pour elle était éternelle. Chaque jour il tombait un peu plus amoureux de cette magnifique créature qui se trouvait être sa femme. « Je refuse de considérer comme un membre de ma famille celui qui m'a arraché aux miens. Cet enfant ne connaîtra peut-être jamais ses grands-parents, ses oncles, ses tantes et ses cousins. Parce que son père a décidé de déménager à l'autre point de la planète, à travers un océan » lança Marina, des éclairs dans les yeux. Youri tenta de sourire, mais fut déstabilisé par la froideur du regard de son épouse. « On ne va pas discuter de ça encore. Tu sais très bien que Cvetana aura un bien meilleur avenir ici qu'en Serbie. Nous sommes aux États-Unis, tu ne devrais pas te plaindre ! » Youri avait encore à l'esprit les barbaries et instabilités politiques de son pays. « Ah oui ? Parce que maintenant c'est mieux de vivre ici, à des milliers de kilomètres des siens ? Depuis quand être américain est une chance, une opportunité ? C'est qu'un trou à rats. Le plus grand et le plus peuplé des trous à rats, voià tout ».