will you be there? (ortikha)

Le festival à Boston était un immanquable. J’étais seul pour le weekend, ma femme étant partie chez sa famille avec mon fils, et ayant des obligations dues aux matchs, j’avais décliné l’offre en m’excusant auprès des seules personnes dans mon entourage qui me dénigraient et qui ne s’en cachaient absolument pas. Je n’étais pas assez bien pour eux. Ma famille n’était pas aristocrate, je n’étais donc pas un bon parti. Au moins, je n’aurais pas à supporter leurs piques incessantes et les tentatives de mon beau-père de me trouver un autre travail. J’étais donc bien soulagé de ne pas les retrouver et de passer le weekend bien seul. C’était pour ça que j’avais décidé d’aller profiter de la musique au Boston Music Festival. Il y avait de bons groupes, mais surtout énormément de monde. J’avais demandé à Ortikha si elle y serait. Malgré l’épisode précédent dans lequel on s’était dit qu’il valait peut-être mieux qu’on arrête de se voir parce que je faisais du mal à ma famille, je ne me sortais toujours pas la jeune russe de la tête. C’était comme si j’étais condamné à penser à elle, à ses lèvres, à tout ce qu’elle représentait. Elle m’avait répondu qu’elle n’y serait pas, et je la soupçonnais de m’éviter pour m’aider à passer à autre chose, mais les choses s’avéraient plus compliquées que prévues. J’avais l’impression de jouer un rôle auprès de ma femme alors que je ne changeais absolument pas mon comportement, et c’était bien déroutant. J’avais décidé d’aller voir la représentation d’Hozier que j’aimais bien, avant de m’éloigner de la foule pour me mettre à l’arrière du festival pour rester tranquille. J’achetais d’ailleurs un bagel pour me sustenter puis déambulant, j’aperçus une silhouette bien connue de dos. Non, c’était mon imagination qui me jouait des tours. Elle m’avait dit qu’elle ne viendrait pas. Et pourtant, elle se tenait là devant moi. M’avançant dans sa direction, je n’hésitais pas une seule seconde, passant mes mains devant elle pour les lui mettre sur les yeux et lui soufflant à l’oreille : « Je croyais que tu devais pas venir ? » Elle m’évitait donc, c’est la conclusion que je me fis.

Voir Ortikha ici, c’est une surprise. Et une belle. Je ne m’attendais pas à la trouver ici, et si le fait de ne pas s’y attendre m’avait provisoirement donné des ailes, je me rendais vite compte que je me retrouvais pris à mon propre piège. J’arborais un sourire radieux juste à la savoir là, c’était comme si je ne contrôlais plus aucune de mes réactions en sa présence. Tout était excessif, tout prenait trop d’ampleur. Mon esprit allait vite en besogne, j’étais ravi qu’on soit là, tous les deux et pour une fois, bien seuls et pourtant si bien entourés d’un monde bien intéressé par la musique ou la nourriture mais pas par nos petites personnes. « Apparemment plus que ce que je te manque ! » Dis-je comme un aveu, comme si je voulais la faire réagir. Je n’ai pas cessé de penser à elle, elle a hanté mes nuits, j’ai rêvé de pouvoir la retrouver, la serrer contre moi, l’embrassant à ma guise, comme si je n’étais pas déjà uni par les liens du mariage avec une autre. Sa proximité me tiraillait autant que ce qu’elle me procurait un plaisir unique. Mon ventre était noué, mais mes sens en extase. Je retrouvais son parfum si particulier, si délicat mais piquant à la fois. J’avais retiré mes mains de ses yeux, et si elles se trouvaient à présent le long de mon corps, elles mourraient d’envie d’entrer de nouveau en contact avec le visage de la poupée russe. Elle me manquait. Terriblement. Je ne pouvais être plus heureux que de la trouver là. Mais je souhaitais dédramatiser la situation, parce qu’à ce rythme, je n’allais pas tenir bien longtemps et ne plus lui résister. Je lâchais donc sur un ton léger : « Manque de chance pour toi, je t’ai trouvée quand même ! » Accompagnant mes propos d’un clin d’œil, je me reculais légèrement de façon discrète. L’atmosphère devenait irrespirable, captivé par elle, je ne pouvais pas supporter la sentence qu’elle m’infligeait de par sa proximité. J’étais curieux de savoir pourquoi elle avait décidé de venir, mais presque sûr que ce n’était pas pour moi qu’elle était là. Alors je lui posais directement la question, la regardant dans les yeux, me doutant bien que quelque chose n’allait pas forcément. « Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ? »

Si je comprends bien, la demoiselle n’est pas du même avis que moi. Elle considère que je lui manque tout autant si ce n’est plus à l’entendre. Et comme je suis sceptique à ce sujet, je marque mon étonnement : « Ah bon, je te manque ? » Ce n’est pas l’impression qu’elle m’a laissée. Parce qu’elle fait tout pour m’éloigner d’elle. Et si le geste est en soi admirable car elle souhaite juste préserver ma famille, je me suis trop vite entiché d’elle et il m’est impossible de m’en éloigner. Elle réplique en cherchant à me taquiner et je dois avouer que l’idée du mouchard est bien trouvée. Ce n’est pas mon genre puisque je ne suis pas d’un naturel jaloux, mais il me faut exploiter cette idée, alors je joue le type faussement embarrassé : « Merde ! Tu m’as démasqué ! Je peux plus t’espionner maintenant! » Surjouer pour détendre l’atmosphère, rien de tel. Mais Ortikha pousse le jeu encore plus loin en se plaisant à me qualifier de ‘sexy’. Venant d’elle, je prends volontiers le compliment, et j’en rajoute un peu, usant de narcissisme ambiant pour me la péter, sans même la complimenter en retour. « Il doit être vraiment charmant ce type pour que tu te sois déplacée exprès ! » Je sais qu’elle joue, que même si elle le pense, c’est le contexte qui la pousse à le dire. Il ne faut pas la prendre au sérieux, elle n’est pas dans son assiette, quelque chose la tracasse et ce n’est pas moi. Elle ne tarde pas à me parler de son père, comme le jour où j’avais surpris sa conversation dans les vestiaires. « Oh oui, l’histoire de ton appel dans les vestiaires ! » Son père qui a trompé sa mère et qui souhaite se remarier et qui a une fille issue de cette relation. Quand elle prononce le nom de cette dernière, je reste interdit : « Attends, tu parles d’Annukka, la petite blonde ? Elle joue dans l’équipe de basket ! » Annukka c’est l’étudiante qui a débuté le basket cette année et à qui je donne des cours particuliers. Elle est plutôt sympathique, bien que peu sure d’elle, mais il semble qu’Ortikha n’ait même pas cherché à la connaitre. « C’est elle la fille de ton père ? » Elle n’y est malheureusement pour rien dans l’histoire.

« T’as pas franchement l’air d’une criminelle tu sais ! » Dis-je en lui tirant la langue. Elle a beau avoir son petit caractère, elle n’est pas bien méchante. Au contraire, elle est bien meilleure que ce qu’elle prétend. Elle a des valeurs et des principes auxquels elle ne souhaite pas déroger, c’est bien qu’elle est loin de l’image qu’elle se donne. Je ne l’espionnais pas, malgré les allusions qu’elle faisait ouvertement pour plaisanter, et c’était la raison pour laquelle elle me manquait. Ne pas l’avoir dans mon champ de vision était difficile à accepter, car en sa présence, j’oubliais tous mes soucis. « Je crois que c’est toi qui serais le plus déçue ! Je sais que ça te plait qu’on te regarde ! » Attestai-je après un rire sonore, non convaincu par nos propres bêtises. « Je t’en prie vas le rejoindre, je ne voudrais pas le priver d’un tel moment ! » En réalité, j’aimerais qu’elle franchisse le pas d’elle-même. Qu’elle ne me laisse plus le choix de penser à ma femme, je ne voulais penser qu’à elle, qu’elle me rende aveugle au point de ne plus me poser de questions et de vivre enchainé à elle. Ortikha, rien que son nom me faisait vaciller de pur bonheur. Mais le temps est loin de s’arrêter à nous deux. Elle a d’autres tracas en tête et son père en fait partie. Elle me racontait avoir été contrainte de se rendre au diner de présentations de son père, et je dois avouer que je trouvais ça glauque. On ne peut forcer un enfant majeur qui plus est, à faire la rencontre de sa nouvelle belle-famille. Mais elle pouvait tout aussi bien accepter que son père refasse sa vie car il avait le droit d’être heureux. « Et tu la trouves comment cette femme ? » Dis-je simplement pour avoir son avis et la pousser à se vider. Mais c’était sans compter le fait que je connaisse Annukka. Ortikha se braqua littéralement, elle vouait presque une haine sans faille à cette gamine qui n’avait au fond rien demandé. « C’est quand même son père à elle aussi ! Tu ne peux pas la blâmer d’exister, elle ne l’a pas choisi… Pourquoi tu n’essaierais pas d’apprendre à la connaitre ? Je te jure, elle est vraiment sympa comme fille ! » Je me laisse amadouer par la jeune femme et ses dires. Elle n’a pas de crainte à avoir à mon sujet. L’entente entre Annukka et moi est cordiale, et nous n’avons aucun autre rapport qu’un rapport professionnel ou sportif. « Elle ne te prendra personne Ortikha. Ton père n’est pas exclusif, il a plusieurs enfants et il les aime tout autant. » Je ne parlais pas de moi, parce qu’elle connaissait déjà la nature de mes sentiments à son égard.

« Mademoiselle est donc vraiment égocentrique ?! » M’amusai-je alors, en me jouant d’elle. Comme si c’était une surprise. Je sais qu’elle a besoin d’attention, et c’est ce qui fait son charme en réalité. Elle est bien différente de ma femme qui elle, est plutôt discrète, et qui préfère s’effacer au profit des autres. Ortikha c’est comme un incendie en pleine forêt, plus il progresse, et plus il fait de ravages. Et chez moi, elle en fait tellement que ça commence à être difficile à cacher. Je suis content qu’elle soit là à mes côtés, bien qu’elle ne l’ait pas prévu, j’aime la tournure que prennent les événements, parce que mon fils n’est pas là pour voir les fautes de son père. Ses mots et ses gestes ne sont pas en accord. Elle attend de moi que je fasse le premier pas, je le sens. Malgré nos deux consciences qui nous conseillent de ne pas franchir le cap de l’interdit, nous baissons petit à petit les barrières instaurées entre nous. Je ne peux lui résister. M’approchant d’elle, j’use d’une mine faussement étonnée pour ensuite lui murmurer contre son oreille. « Tu n’y vas pas finalement ? Tu préfères ma compagnie ? Je suis prêt à t’accorder toute l’attention que tu souhaites. » Elle peut devenir aisément le centre de mon attention, et en réalité, elle l’est déjà. Je n’aurais peut-être pas dû me mêler de ses histoires de famille, car une fois de plus l’ambiance se dégrade entre nous. Aussi, je ne savais pas bien quoi dire, étant extérieur au problème. « Je vois… » Fut tout ce que je trouvais à dire. En revanche, je fus bien surpris de voir qu’elle s’emportait réellement suite à mes propos qui pourtant n’avaient pas de quoi la mettre en rogne. Annukka n’avait pas choisi d’être l’enfant de son père. Ecarquillant les yeux, je m’insurgeais : « Je ne prends la défense de personne, Ortikha ! » Mais il était trop tard pour sauver les meubles, la jeune femme était partie dans sa crise de jalousie. « Et tu ne crois pas que dans le cas inverse tu aurais aimé qu’on t’accorde de l’importance ? Ou que tu aurais souhaité rencontrer ta famille ? » Mais elle ne voulait rien entendre et se braqua une fois de plus pour me signaler que je ne pouvais pas comprendre, ce à quoi je répondais, interdit : « T’es sérieuse ?! » Elle tourne les talons et déjà elle s’en va. Je ne peux pas la laisser partir comme ça, et je me mets donc à sa poursuite, en l’interpelant : « Ortikha ! » Arrivant à sa hauteur, je souhaite rendre la journée inoubliable pour elle, mais dans le bon sens du terme. Peut-être que cela l’amadouera. « Tu as raison, oublions cette histoire et allons nous changer les idées ! » Je ne sais pas encore quoi faire, mais je sais que je n’ai pas envie que l’on passe un des rares moments où l’on est disponible tous les deux, séparés. « T’accepterais de passer l’après-midi avec un mec dingue de toi ? » Lui demandai-je en caressant sa joue dans un sourire sincère. Et puis, je lui prends les mains en lui montrant bien qu’elle est au centre de mes préoccupations. « Y a qu’avec toi que j’ai envie de passer du temps. » Je ne réfléchis pas, je m’offre comme un cadeau sans restriction aucune. Aujourd’hui, c’est elle et moi.