L'ambiance du restaurant avoisinait celle des grands restaurants français. Lorsqu'elle s'était rendue à Paris au début de ses études, elle avait été époustouflée par le silence régnant en maître. Des serveurs penchés à l'écoute de leurs clients, zigzaguant d'un pas feutré entre des tables si espacées qu'on ne percevait pas les paroles d'à côté. Grenade s'était alors trouvé une passion : la gastronomie. Son père lui avait alors apprises les bases d'un dîner gastronomique respectable, et surtout les règles des vins. Premièrement, connaître le plat. Son intensité, sa texture, sa nature, et surtout la façon dont il est cuisiné. Le vin n'est pas l'élément principal et ne le sera jamais. Bien qu'il soit indispensable et responsable de l'excellente qualité du dîner, il n'a pour unique rôle que l'accompagnement. Deuxièmement, le vin ne doit jamais dépasser en intensité celle du plat. Un met fin et élégant se mariera avec un vin fin, comme un Arbois blanc du Jura. Un plat fort sera accompagné d'un bordeaux puissant, comme un Mouton-Cadet ou encore un Merlot. Grenade, elle, avait toujours préféré les vins rouges aux vins blancs. Troisièmement, une règle d'or : le vin que l'on boit ne doit jamais faire regretter celui que l'on vient de boire. Autrement dit, on sert les vins blancs avant les rouges (respectant l'adage blanc sur rouge, rien ne bouge), les jeunes avant les vins de gardes, les secs avant les liquoreux, du moins au plus alcoolisé et du plus frais au plus fort. Enfin, il fallait à tout prix savoir quel millésime choisir. Eviter 84 pour un Merlot, préférer 2010, pour une question de conservation.
Grenade s'était perdue dans ses souvenirs. Elle avait vaguement siroté son verre, rêvassant doucement pendant très peu de temps. Noah l'avait coupée et attirée en mentionnant les bouteilles d'Ecosse. A ses dires, elle afficha un sourire et se déclara intéressée et le remerciant de lui proposer. « Je suis une grande passionnée de whisky, je tiens ça de mon père. J'accepte ta proposition sans hésiter. » Il y avait mieux que de savourer un très bon whisky, c'était de le savourer en présence d'un très bel homme. Mais ces pensées, Grenade les conserva à l'abri des regards. Il n'était pas dans la coutume de s'exprimer ainsi. La drague vulgaire n'était pas la bienvenue. Les gens de haute éducation se languissaient d'une drague très fine, presque imperceptible, frôlant la politesse et la dépassant de justesse. Grenade était satisfaite, Noah avait compris et respectait son voeu de silence. «Les problèmes que tu soulèves sont beaucoup trop justes. Combien d'Eliots sont pervertis, dis-moi ? Combien se réveille l'esprit brumeux en plein milieu de semaine, partageant leur chambre avec un vert poisseux ? A quel point notre maison est-elle devenue la risée de toutes ? C'est dire, les Quincy semblent mieux éduqués que nous. Peu d'Eliots possèdent les qualités nécessaires à la représentation de nos valeurs. Droiture, traditions, prestance. Refus total de la débauche. Certains extrémistes nous qualifierons de dépravés, simplement pour le verre d'alcool dans notre main. Mais ils ne comprennent pas que même dans la modération nous restons supérieurs aux autres. A la différence des autres qui boivent, nous savourons. Ils jactent, nous discourons. Ils marchent, nous dansons. L'élégance propre qui est nôtre disparaît peu à peu. La persévérance maîtresse s'estompe au profit des soirées trop fortement alcoolisée et de mauvais goût. Je n'aime pas le devenir de l'Eliot House qui se dessine. Et si nous ne nous décidons pas dès maintenant, nous ne parviendrons jamais à retrouver nos belles et fières couleurs d'antan.» Cette fois-ci elle ne s'était pas emportée. Certes son discours était teinté de regrettable pessimisme mais à ses yeux ce n'en était point, il s'agissait de réalisme. Elle tirait la sonnette d'alarme en exagérant quelque peu les choses. Elle était comme ça, Grenade. A tirer un peu sur les ficelles pour joindre ses idées à la réalité. Et généralement, son interlocuteur s'emportait dans son discours et faisait preuve de la même fougue en lui répondant. Noah, qui sous-entendait pour la seconde fois le renouvellement de leur rencontre, leva son verre à son encontre, puis le chef de salle vint pour les installer. Faisant preuve de grande éducation, Noah laissa passer l'étudiante avant lui mais la précéda en lui préparant son assise. Grenade remarqua là un semblant d'habitude. Elle avait d'ores et déjà vécu cet instant de malaise où elle attendait que le garçon l'installe et où il n'y parvenait que quelques secondes plus tard. Noah faisait preuve d'un timing parfait qu'elle gratifia d'un sourire charmeur. « Est-ce que je t’ai dis que je te trouvais vraiment très belle ce soir ? » dit-il alors qu'il s'était, lui aussi, installé. Grenade sourit et, taquine, lui répliqua. «Non, tu ne me l'avais pas dit. Ce que tu m'as répété en revanche, c'est la future possibilité, que je crois maintenant sûre, de nos revoyures. Mais je te remercie, et te retourne le compliment, d'ailleurs. C'est agréable de dîner proprement, pour une fois.» Par proprement elle entendait dans les règles de l'art. Parce qu'il existe un art de la beauté, de l'élégance, de la bonne conduite. Et comme pour chaque art, ce domaine possédait ses règles strictes. Parmi elles, la coutume de laisser l'homme choisir le vin. A celle-là, Grenade choisit de déroger. Lorsque le serveur s'avance pour prendre leur commande, la belle s'enquiert des vins proposés. La carte est apportée à la table et Grenade la saisit. «Me permets-tu ? Je suis plutôt connaisseuse. Dis moi ce que tu veux commander et laisse moi le choix du vin, si tu veux bien. Fais-moi confiance ... » Sa dernière requête flottait dans le vide lorsqu'elle planta ses yeux aciers dans ceux, semblables, de Noah. Son arcade nasale parfaitement dessinée, son visage magnifiquement droit, et seules ses lèvres divergeaient vers l'infini gauche. La bouche de Grenade ne formait plus un sourire, mais ses yeux pétillaient d'espièglerie. Il y avait longtemps qu'elle n'avait pas autant apprécié un moment.
DEV NERD GIRL