RAVEN C. MÜLLER ► arabella drummond

Mes doigts glissent sur les cordes de la guitare. Ma petite Melody ne s’endort jamais sans sa petite berceuse en mode acoustique. C’est toujours le même, toujours ces mêmes accords qui la guident et l’emportent dans une nuit qui, je l’espère, sera longue et pleinement reposante pour ce petit bout de vie et d’amour. Quand je la vois, si innocente, si belle, si apaisée, si calme… J’ai le sentiment d’être face au plus beau tableau, à la plus belle image que la vie toute entière ne pourra jamais m’offrir… Elle s’endort. Ses petits yeux clos, son souffle appuyé et lent. Le marchand de sable est passé et, pourtant, je ne me lasse pas de répéter ces accords quotidiens encore et encore. Ses accords, les siens, à lui et rien qu’à lui… Les accords de Kris, de mon Kris, de mon guitariste…

Oui, pour vous parler de ma vie, je dois vous parler de Kris. Car, depuis toute petite, ma vie a été liée à la sienne. Nous avons grandi dans le même quartier. Il faisait partie de la famille de nos voisins, eux-mêmes très camarades avec mes parents. Il avait deux ans de plus que moi et, aussi jeunes étions-nous, il a toujours eu cette forme d’attention et de protection à mon égard, de la même manière que je me suis toujours laissée naturellement entrainer par lui. Qu’importe la bêtise ou la chapardise, je le suivais aveuglément, car je ressentais implicitement cette forme d’aise et de confiance à ses côtés. Très tôt, nous fûmes inséparables et, depuis les débuts, rien ne semblait pouvoir nous détacher, ni nous délier l’un et l’autre.

J’aimerais pouvoir vous dire que j’ai eu une enfance abracadabrante, ou des débuts d’adolescence virevoltant dans tous les sens du terme. Mais, à vrai dire, j’ai eu une vie assez banale, relativement normale… Et sans doute un peu trop à mon goût déjà à cette époque. Nous vivions dans un quartier assez calme il faut le dire, et il est vrai que Kris et moi avions également tendance à vivre dans notre petit cocon sans trop nous mêler aux autres adolescents de notre âge. Ce qu’on aimait ? C’était passer notre temps libre dans la chambre de l’un ou de l’autre. Lui, de tâtonner de sa guitare depuis qu’il a l’âge d’en tenir une pendant que moi, moi je passais mon temps à crayonner et dessiner comme ça toujours été le cas depuis ma prime enfance. Nous parlions, nous discutions, nous rêvions et nous nous confions sur tout et rien en toute simplicité, à l’aise dans cette bulle d’osmose qui nous entourait. Le tout ? Sous le rythme de notre grand projet depuis nos douze ans : celui de partir faire le tour du monde une fois la terminale en poche. Oui, déjà à l’époque, nous avions des désirs de partir, de voyager, de voir autre chose et de partir d’ici. Nous n’y vivions pas mal, nous n’y vivions pas bien. On était de jeunes ados qui ne se voyaient surtout pas grandir, vieillir et pourrir dans le même trou !

Les choses ont tout doucement commencé à bouger aux alentours de mes quinze ans. Avec le temps, Kris s’était fait des amis musiciens et, tous, avaient l’envie de monter leur petit groupe. Je me souviens d’ailleurs que mon meilleur ami me l’a annoncé en débarquant chez moi en me balançant directement qu’ils cherchaient une chanteuse et que j’avais la place ! Quelle blague, j’ai cru qu’il se foutait de moi d’ailleurs. Je n’avais jamais chanter autrement que des petits airs fredonnés à droite à gauche, ou les chansons qu’on passe sans temps à saccager une fois qu’on était sous la douche. Mais je n’ai pas eu le choix : je me suis retrouvée avec un micro en main, en plein milieu d’un garage à devoir pousser la chansonnette… Et, même si j’avais encore du travail à faire, le résultat sembla plaire et séduire. Ainsi, à peine âgée de quinze ans, je me retrouvais en plein milieu de mon tout premier groupe de musique ! Et un premier groupe de musique, ça signifiait beaucoup de choses ! Premièrement, moins de temps en tête à tête dans la chambre de Kris ou de la mienne. Énormément de moments passés dans le ‘garage’ à répéter, s’amuser et bosser autant de reprises que de compos. Commencer à sortir les week-ends, à trainer dans les bars, dans les soirées, à faire de nouvelles rencontres. J’avais toujours aimé cette petite bulle que nous partagions avec Kris mais, d’un autre côté, me retrouver ainsi au milieu de nouveaux environnements sociaux et remplis de gens… J’aimais tout autant ! Il y avait ce petit quelque chose, ce petit plus qui vous faisait vous sentir plus vivante quelque part. Et si j’étais pétrifiée à mes premières sorties, je devins rapidement une personne beaucoup plus festive et délurée, ne perdant jamais une occasion de m’amuser, de faire la fête… Et de commencer à glisser sur les travers que cela peut amener !

Puis, vous arrivez à l’étape cruciale, celle de mes seize ans pour ma part ! L’année de biens des premières fois… Ma première véritable cuite, mon premier pétard, la première fois où je fis le mur toute la nuit durant. Mon premier baisers, mes premiers flirts, ma première fois avec une fille… Mon premier vrai concert, mon premier vrai succès sur scène, contrebalancé par mes premiers véritables chagrins d’amour et mes premières crises de colère et de rage. Mais, et surtout, étape très importante dans ma personnalité et pour mon corps… Le cadeau de mon tout premier tatouage par Kris, pour fêter mes seize ans ! Il me l’offrit alors que nous nous sommes tatoués tous les deux le même dessin d’une paire d’ailes semblables à celles des anges, ensemble, au même endroit. Une paire blanche pour la ‘pureté’ féminine et, pour sa part, une paire d’ailes noires pour le charme ténébreux masculin. Mais surtout pour une signification propre à nous. J’étais son jour, il était ma nuit. Il était mon Ying et j’étais son Yang. Un tout. Un équilibre. Une ressemblance. Une différence. La première marque que le dessin allait représenter sur l’ensemble de mon corps, mais l’un des tatouages les plus importants… L’un des trois seuls existant pour une raison parfaitement précise…

Une fois mes dix-huit ans et mon diplôme de terminal en poche, nous avons quitté notre ville natale, nous avons quitté notre Danemark. Des années à mettre notre argent de poche précieusement de côté, de récolter la bourse de nos petits jobs d’été et une partie des recettes de nos petits concerts à droite, à gauche. Kris et moi avons pris toutes nos économies, deux gros sacs de voyages, sa guitare, mon micro et mon bloc de dessin… Et à nous l’Europe. À nous l’Europe… Et, à nous le monde ! Nous avons commencé par descendre dans le vieux continent. Du sommet de l’Allemagne jusqu’à l’extrémité du Portugal, nous avons vagabondé à pieds, en bus, en train, en autostop, partant sans cesse à l’aventure et à la découverte de nouvelles villes et nouveaux lieux. Nous nous arrêtions parfois quatre, cinq semaines dans une grande ville. On se dégottait des petits boulots où nous livrions à des petits concerts acoustiques pour remplir suffisamment notre bourse avant de repartir. On vivotait en faisant des rencontres sans lendemain, en multipliant les amitiés de quelques jours et les flirts sans lendemain. On riait, on buvait, on profitait, on planait, on cuvait et on repartait. Pendant une dizaine de mois nous avons traversé l’Europe avant de franchir la Méditerranée et de faire connaissance avec le nord de l’Afrique. Mais ce passage n’a pas duré longtemps, préférant nous orienter d’avantage vers les terres orientales où nous passâmes près d’une année à aller de l’Indonésie au Japon en passant par la Chine, le Vietnam, le Cambodge et j’en passe. Une autre facette de la vie, d’autres cultures, d’autres richesses de découvertes. Une longue ‘tournée’ de presque treize mois se concluant pas une halte en Australie… Avant le grand saut, celui de l’Amérique !

On ne voulait pas faire les choses comme tout le monde. Voilà pourquoi nous avons commencé par découvrir ce nouveau continent… Par le sud ! Oui, ne me demandez pas pourquoi mais j’avais cette obsession de vouloir découvrir la culture brésilienne, ainsi que la beauté de l’Argentine. Chose que nous avons fait avant de remonter petit à petit vers les États-Unis, laissant les semaines et les mois s’écouler avant de nous poser, il y a près de quatre ans et demi, au sein de Boston. On aurait pu poser définitivement nos valises n’importe où. On aurait très bien pu se dire que des villes comme L.A., Sacramento ou encore Miami sur la côte Est. Mais, non. Nous, on a choisit Boston ! Pourquoi ? Eh bien, il y avait ce petit quelque chose en nous qui nous faisait prendre conscience que ce tour du monde avait besoin d’une pause, que nous avions peut-être besoin de nous retrouver dans une place fixe pendant un temps plus ou moins long. Vivre autre chose, et peut-être construire autre chose… Et c’est ce que nous fîmes, en décidant de reprendre tous les deux nos études, comme ça, un peu sur un coup de tête.

Quand je vous parlais de vivre et de construire autre chose, cela n’a jamais été aussi vrai… À peine venions nous d’entrer à Harvard que mes rapports avec Kris dérapèrent vers quelque chose de plus fort et de plus intense qu’une simple amitié. Il a suffi d’un soir, d’une nuit, d’une seule fois, d’un dérapage… Notre amitié d’enfance dépassa largement la simple amitié et, bien que je me savais pleinement et totalement homosexuelle, Kris fut, est et sera à jamais l’exception confirmant la règle. Le seul homme entre toutes mes conquêtes féminines, et ma relation la plus intense et la plus forte jusqu’à ce jour. Pendant presque deux ans, nous nous sommes donnés totalement l’un à l’autre. Nous avions construit quelque chose de bien plus fort et de bien plus magique qu’en plus de vingt ans d’existence côte à côte. Nous avions donné vie à une histoire aussi forte qu’unique… Et nous avons surtout donné la vie en concevant Melody, lors d’un énième soir de fête se terminant dans le lit de cet amour inattendu ! Une vie donnée… Mais pour une vie enlevée… Car, oui, je perdis Kris dans l’explosion qui frappa le campus il y a près de deux ans et demi… Le jour même où notre petit trésor vint au monde. Ainsi gagnais-je un amour au sacrifice d’un autre… Et ainsi naquirent les deux autres tatouages à la signification très particulière qui trône au milieu de ma petite galerie corporelle. Celui qui semble le plus évident, c’est celui d’une rose dont la tige est recouverte d’un bandeau dans lequel se retrouve inscrit le prénom de ma Melody d’amour… Quant à l’autre, il est tout autour de ma nuque. Cette sorte d’imitation de collier de résille n’est qu’une illustration d’un pseudo voile mortuaire et de deuil, qui me marquera tout autant que je ne pourrai jamais oublier Kris, ni l’impact qu’il a eu dans mon existence…

Je dépose finalement cette guitare, SA guitare, près du lit de mon petit ange. C’est grâce à elle que j’ai continué, que je me suis accrochée et que j’ai accepté de faire mon deuil. C’est grâce à elle et grâce à Kris… Car, chaque fois que je pose mes yeux sur cette petite bouille d’amour, je ne cesse de revoir le visage de mon défunt amant qui me rappelait sans cesse l’importance de vivre et de profiter de ce temps imparti qui était le nôtre. Continuer de vivre, continuer de dessiner, continuer de jouer, continuer de chanter, continuer de rêver et continuer d’aimer. Rien n’arrive par hasard, et rien ne doit nous immobiliser dans le chagrin ou de quelconques formes de déprimes. On ne vit qu’une fois… Et c’est en perdant le seul homme que je pouvais aimer au milieu de toutes ces femmes que j’ai compris à jamais l’impact et l’importance d’une telle phrase…!