CHARLIE JANE E. ROSE ► Chloë Moretz

«  Mes amours… » souffla Annabelle Acciaro d’une voix exténuée. La jolie blondinette venait tout juste d’accoucher de ses deux perles rares et semblait épuisée, allongée sur son lit d’hôpital. Le papa était souriant jusqu’au bout du nez et affichait une mine apaisée, scrutant ses bébés. C’étaient des filles. Deux petites jumelles blondes comme leurs mères. Ils décidèrent de les nommer respectivement Calysta et Charlotte en souvenir des arrières grands-mères de la famille Acciaro. Calysta était l’aînée des deux. Sa petite sœur était née à cinq minutes d’intervalle. Le papa s’empara d’une de ses filles et caressa doucement ses joues froides et douces. Elles étaient méconnaissables sans le bracelet attaché à leurs chevilles qui les distinguaient. Annabelle se lova contre son mari, laissant échapper des petits rires brefs. Elle semblait tellement fière de ses progénitures… elles étaient toutes les deux mignonnes comme tout. Les yeux de ces deux parents comblés brillaient comme des petites étoiles. Ils avaient tant attendu l’arrivée de leurs filles… Ce fût neuf mois longs et périlleux, très difficiles pour Annabelle. Porter des jumeaux, ce n’est pas chose facile. Mais elle est finalement parvenue à accoucher sans problèmes. Ils étaient attendris devant la mine parfaite de leurs filles. « Tu as fait du bon travail, Ana, elles sont jolies comme tout. » déclara finalement Alessio. Cette petite phrase fit sourire la maman. Ils avaient été impatients et maintenant qu’elles étaient dans leurs bras, ils se sentaient enfin complets. Leurs vies avaient pris sens.

« Je l’ai eue. » Lâcha Alfonso Gallucci. « Il va morfler, ce salopard. » Dans ses bras, il tenait un bébé. Une petite fille. Emmitouflée dans une robe rose en soie assortie à un bonnet de baptême, elle dormait paisiblement. Sur son petit poignet pendait une gourmette en or gravée au nom de Charlie. Ce n'était personne d'autre que Charlie Acciaro. « Comment t’as pu la kidnapper ? » demanda un des hommes présents. « Sa bonne de femme. Elle les promenait. Une seconde de détournement et pouf. Plus de Charlie. » Ils rirent tous en chœur. C’était un rictus malsain. Ils ne voulaient que du mal aux Acciaro. Histoires de mafieux. Voilà pourquoi il vaut mieux éviter de côtoyer les mafieux, et surtout ceux qui se font appelés les grands barons. Il n’y a rien de mieux que la vengeance chez eux. Et elle est toujours bien servie.  Qu’est-ce qu’on en fait, de ce gosse ? » C’était une excellente question. Quel sort avaient-ils réservé à la pauvre petite Charlie ? « On a qu’à la foutre sur le palier de l’église ? » Ils furent tous d’accord avec Alfonso et se mirent donc en route vers l’église. C’était une grande église catholique, -la plus grande de la ville- d’où le clocher sonnait aux carillons à midi et minuit pile. Une fois arrivés à destination, ils déposèrent Charlie sur le porche de l’église, juste devant les grandes portes en bois et s’en allèrent, sans aucun regard en arrière.

Charlie était désormais une jeune adolescente blonde et pétillante âgée de quinze ans. Quinze années qu’elle embellissait la vie de ses parents. Les Rose. C’était ses sauveteurs ultimes, ses anges gardiens. C’étaient eux qui l’avaient recueillie quand elle était abandonnée et esseulée sur le porche de cette église de Milan, il y a seize ans de cela. Mais ça bien sûr, elle ne le savait pas. Ils avaient bien pris le soin de cacher toute cette histoire, estimant que cela faisait partie du passé et qu’il ne servait à rien de déterrer le passé quand il n’y avait aucun intérêt à le faire. Désormais, elle était un membre à part entière de la famille Rose. Elle avait un petit frère et c’était tout. Elle vivait paisiblement dans un quartier reculé de l’Upper East Side, avec une famille qu’elle croyait être la sienne. Un matin, elle rentrait chez elle, euphorique à l’idée d’annoncer à ses parents le fait qu’elle avait été sélectionnée pour être le personnage principal du spectacle musical de son lycée. Alors qu’elle franchissait le seuil, elle entendit ses parents parler à voix-haute dans le salon et s’approcha un peu plus. « Pourquoi veux-tu lui dire ça maintenant, Jack ? Je pensais qu’on était d’accord pour ne rien lui dire jusqu’à nouvel ordre ! » disait Elisa. «  Tout simplement parce que je pense qu’elle est suffisamment âgée pour comprendre, maintenant. Elle à bientôt seize ans, Eli’, tu comptes lui cacher ça pour combien de temps encore ? » Lui cacher quoi ? Plus la conversation se prolongeait, plus la confusion de Charlie grandissait. Elle se manifesta finalement. « Me dire quoi ? » Son irruption avait décidément tout chamboulé. Tandis que Jack semblait soulagé, Elisa, elle, était presque mécontente. On pouvait lire de la peur sur son visage. « Ma chérie…» Son ton était hésitant. « Dis-moi tout papa, ne me caches rien. » lâcha Charlie. Elle savait qu’elle n’obtiendrait rien de sa mère. Jack lança un petit regard à Elisa qui ne réagit pas et prit une grande inspiration. « Charlie... Nous... Nous t’avons adoptée. Il y a seize ans de cela. Tu n’es pas notre fille biologique. »

Charlie eut à peine le temps de prendre ses affaires lorsqu’elle reçut un coup de fil affolé de son frère. Il semblait au bord de la crise cardiaque et sa voix était haletante. Il n’arrivait pas à tenir le rythme et prit une bonne dizaine de minutes pour lui annoncer le terrible accident dont leurs parents avaient été victimes. Elle s’empara au quart de tour de ses affaires et de son sac et quitta précipitamment la maison dans laquelle se trouvaient les deux enfants qu’elle gardait ce soir. De toute façon, ils dormaient. Ils ne risquaient rien, elle avait pris soin de fermer la porte à clé et s’était empressée d’attraper un taxi. Coup de chance pour elle, les voitures jaunes grouillaient dans les rues de l’Upper West Side et elle n’eut pas à attendre. A compter de ce moment-là, ce fut littéralement une course contre la montre qui s’engagea. Charlie avait le cœur qui battait à plein poumons, elle avait l’impression qu’il allait exploser. Pour elle, c’était absolument hors de question qu’il arrive quoique ce soit à ses parents. Adoptifs, certes, mais ils comptaient plus pour elle que n’importe qui au monde, à même titre que son frère. Elle ne pouvait pas envisager une vie sans eux. C’était impossible. Sa respiration était accentuée, compliquée. Elle avait l’impression de devoir gravir l’Himalaya pour inspirer et expirer. Lorsqu’elle vit enfin de ses yeux le bâtiment imposant de l’hôpital, elle glissa une liasse de billets au chauffeur et bondit du taxi. Elle vit enfin son frère, assis sur un banc, la tête entre les mains et se dirigea vers lui. Ses yeux humides épargnèrent les questions de Charlie. Elle le savait. C’était trop tard. Éric ne pleurait jamais. Et s’il le faisait, il ne pouvait y avoir qu’une seule signification. Ils étaient morts. Tout était terminé.

Depuis la mort de mes parents adoptifs, j’étais perdue. Complètement. Ma vie n’avait plus aucun sens. Je luttais pour être bien, je luttais pour paraître normale. Je luttais. Pour mon frère. Il ne méritait rien de tout cela et je n’avais pas le droit de le priver de sa jeunesse. Mais au fond, je n’étais pas bien du tout. Leurs morts avaient révélées en moi plusieurs maladies. Déjà, ça avait réveillé mon épilepsie. J’avais vécu une crise le jour même de leur mort, à l’hôpital. Ça avait été très difficile pour moi de surmonter ça mais je le devais. J’avais un devoir de grande sœur auquel je devais me tenir. Par contre, c’était plus qu’impossible de rester vivre à New York. Ça n'avait pas de sens, je ne pouvais pas rester dans cette ville qui, au moindre recoin, me rappelait mes parents. C’était trop dur. Il me fallait du renouveau, du changement. Un nouvel air à respirer. Alors avec le soutien d’Éric, je décidais de rejoindre la grande université de Cambridge dont tous les étudiants américains rêvent : Harvard. J’avais la chance d’avoir un dossier scolaire parfait et une assiduité irréprochable. Alors ce n’était pas bien compliqué pour moi d’entrer dans la faculté de l’Ivy League. Quant à Éric, il vivait avec notre tante maternelle dans l’État du Kentucky. Pour moi, c’était un nouveau chapitre de ma vie qui débutait là.