Perfection. nf ~ caractérise un être ou un objet idéal, c'est-à-dire qui réunit toutes les qualités et n'a pas de défaut.
Parfaits. C’est ce que nous étions. Parfait, au yeux de tous. Parfait dans l’absolu. Parfait dans l’imperfection… Du plus loin que je me souvienne, c’est ainsi que l’on nous décrivait. Et c’est difficile à concevoir, difficile à assimiler, quand l’on connait toute l’histoire. Du début à la fin. De la première lettre jusqu’au point final. Parce que nous ne l’étions pas. Du moins, peut-être que nous l’étions au début. Peut-être qu’ils l’étaient avant ma venue au monde, eux, mes parents. Ces deux êtres qui n’auraient pas dû se rencontrer. Ces deux êtres totalement incompatibles que le destin a décidé d’unir. Je doute pas qu’au début, ils se sont réellement aimé. Seulement, aujourd’hui il n’en ai rien. Il n’en était même plus question lors de mon enfance. Car cette perfection qui nous semblait propre n’était qu’une image. Une façade bien ficelée et entretenue pour les regards indiscrets, pour le grand public. Parce que lorsqu’on naît fille d’un des journalistes en politique internationale les plus lu, forcément, il y a des répercussions. Forcément, ce qui est privé ne l’est plus et tout se sait. Tout est vu, calculé, réfléchit. Parce que l’image passe avant la vérité. Lorsque l’on est enfant, on ne comprend pas tout. On ne capte pas toutes les subtilités, les sous-entendus. On croit ce que l’on voit, ce que l’on nous dit. On ne décèle pas les intentions cachées. J’ai vécu mes premières années de vie comme n’importe quelle petite fille aux bouclettes blondes et aux grands yeux bleus rêveurs; dans un monde de princesses et de contes de fées, avec les monstres cachés sous le lit. J’ai grandi en prenant mon père pour un héros aux super pouvoirs et à la force herculéenne. J’ai grandi en admirant ma mère comme une reine à l’amour et à la bonté débordante. Je croyais en cette perfection, en l’image. Toutefois, tous les contes n’ont pas une fin heureuse. Parce qu’il arrive que le Prince Charmant ne soit pas le gentil de l’histoire, que le super-héro ne soit pas du côté du bien. Parce qu’il arrive que les monstres ne soient pas qu’uniquement sous le lit…
Violence. nf ~ Utilisation de force physique ou psychologique pour contraindre, dominer, […]. Elle implique des coups, des blessures, de la souffrance…
La mémoire est sélective. Elle accumule, elle encode, elle trie. Elle garde le plus important, comme le plus inutile. Elle préserve le bons comme le mauvais. Je crois, même si je n’avais qu’à peine sept ans, que cette nuit-là, est le souvenir que j’ai le plus clair en tête. Comme si c’était hier. Comme s’il n’y avait pas que ma mémoire qui se souvenait, mais chaque partie intégrante de mon corps. Un souvenir tactile qui ne s’efface pas, qui ne s’embrouille même pas un peu. J’étais pourtant endormie quand ça a commencé, mais les cris m’ont rapidement réveillé. Principalement ceux de ma mère. C’était terrifiant, incompréhensible. Ça percutait tout sur son passage. C’était comme si elle était à côté de moi, qu’elle me hurlait sa détresse, qu’elle me criait à l’aide et c’est probablement ce qu’elle faisait. J’étais trop jeune, complètement impuissante. Impuissante devant la stature et la force de mon père. Père qui n’était plus un héros à mes yeux, mais un tortionnaire. Ce soir-là, j’ai compris que les contes de fées n’existaient pas, que la perfection que l’on projetait n’était qu’un leurre. Du haut des escaliers menant à l’étage, j’assistais à toute l’horreur de la scène qu’il y avait au rez-de-chaussée. Je n’ai jamais vraiment su quand les problèmes d’alcoolisme de mon père avait commencé. Peu-être avait-il toujours été là. Peut-être que cette nuit-là était une énième pour ma mère, qu’une routine tordue qu’il y avait entre eux. Le grand journaliste admiré n’était plus rien à mes yeux. J’ai grandi dans ce règne de terreur que ma mère avait décidé d’accepter. Mais à quel prix? Autant pour elle que moi. Non, il ne m’a jamais touché, je n’ai jamais rien eu, physiquement parlant. Seulement, j’ai tout vu, tout ressenti comme si je recevais chaque coup avec ma mère. Plus je vieillissais, moins il cachait ce qu’il faisait. Comme si parce que je comprenais, il n’avait plus besoin de me tenir éloignée de la situation. Des fois, je me dis que c’est eux qui ne comprenaient rien. C’était insensé. Mais que peut-on faire à sept ans? À dix? Ou même encore à quinze? J’étais terrifiée, tellement terrifiée. Et faible. Et lâche. J’aurais dû faire quelque chose, me mettre devant. Hurler, m’imposer, l’en empêcher. J’aurais pu appeler la police, avertir n’importe qui. Seulement, il y avait ma mère. Mère, que j’ai trop souvent consolée, trop souvent tenue dans mes bras, trop souvent soignée. Je les ai entendu maintes et maintes fois ses excuses. Des excuses pour lui, comme pour elle. Elle aurait aimé me donner une autre enfance, une autre vie. Mais elle l’aimait, mais il était connu et admiré, mais il allait changé, ça serait la dernière fois. Bien sûr. Et j’ai encore le coeur qui se brise un peu plus quand je revois son regard suppliant vers moi, qui me supplie de la croire. Je l’ai cru, jusqu’à cet autre soir. Le dernier. Le tout dernier.
Délivrance. nf ~ Action de délivrer quelqu'un d'une contrainte ou d'une grande inquiétude, fin de cette situation pénible ; impression de soulagement et de liberté…
Cette fameuse nuit. Celle qui a mené les choses trop loin. Avant, tout n’était que le calme avant la tempête et cette tempête allait tout détruire. C’était incontrôlable, violent. Plus que ce ne l’était déjà. La fois de trop. La fois sans laquelle, je ne serais pas à Harvard aujourd’hui. J’avais tout juste seize ans. Mon père revenait d’une de ses soirées qu’il avait trop souvent avec le boulot. Le genre de soirée pour parader avec son prestige de grand écrivain, disant à qui le veut que sa vie est parfaite, autant professionnelle que personnelle. Le genre de soirée où, encore, le vin, le champagne coulent à flot. Le genre de soirée qui laisse un goût amer en bouche, surtout au moment du retour. Tout se déroula tellement rapidement. C’était encore une de ses fois où je me faisais réveillée en pleine nuit par les cris et les pleurs. Je n’étais plus en âge de me cacher sous le lit à me boucher les oreilles pour tenter de ne rien entendre. Non! Seulement, j’étais toujours autant terrorisée. J’avais peur. Peur qu’il s’en prenne à moi. Peur des conséquences sur ma mère si je décidais d’agir. Cette fois-là, il y avait plus de cris qu’à l’habitude. Les coups déferlaient. La haine et la violence emplissait la maison, faisant vibrer les murs. Puis, plus rien. Plus aucun son. Un silence de mort… Elle gisait sur le sol. Il y avait tellement de rouge partout. Un carnage. Lui-même, il ne semblait pas comprendre ce qu’il avait fait, pétrifié par son oeuvre. La fois de trop, disais-je. Je ne pouvais pas la laisser mourir. On méritait mieux, tellement mieux. Une vie rien qu’à nous. Sans douleur, sans peur. C’était comme un film en avance rapide. Les policiers, les ambulanciers. Condamnation, prison, rétablissement. Nous avons déménagé. Pour s’éloigner, changer, reprendre les choses en mains. Recommencer à vivre et se rebâtir. Nous avons déménagé ici, aux États-Unis, laissant derrière nous cette Angleterre qui ne nous avait rien apporter de bien. C’était d’abandonner cette fausse vie de perfection et d’apparence pour une vie plus modeste, mais plus sécuritaire. Nous sommes comme une maison qui a été brûlé par un incendie. Nous sommes ravagées, détruites, mais nous reconstruisons nos nouvelles fondations. Une étape à la fois. Ça a été de côtoyer ces groupes pour femmes battues. Ça a été de voir tous ces spécialistes pour accepter tout ce que nous avions vécu. Accepter et peut-être même aussi pardonner. C’est probablement à travers tout cela que j’ai voulu devenir psychologue, à mon tour. Pour venir en aide à ces personnes, surtout les femmes, qui croient qu’elles ne peuvent pas s’en sortir, qui croient qu’il n’y a pas mieux ailleurs. Après toutes ces années, je n’ai rien oublié. Je ne veux rien oublier. Je veux seulement être plus forte et utiliser tout ceci pour aider les autres. Je n’ai pas cette confiance aveugle. J’ai encore peur. Constamment. Peur de tomber amoureuse, de vivre la même chose que ma mère. J’ai peur de le revoir. Peur de ne jamais vivre normalement, de toujours entendre ces fameux cris la nuit. Je garde seulement espoir. Espoir que le mieux reste encore à venir, que nous l’aurons ce conte de fée.