GRENADE ELEANOR BLOOMBERG ► Jessica Stam

Aimée, chérie, protégée. Grenade n’a jamais goûté à la drogue du danger, n’a jamais ressenti le décollage de la fusée Adrénaline droit de son ventre jusqu’à sa gorge.

De la musique, elle n’a pas l’habitude d’en écouter. La chanson qu’elle écoute tous les matins est celle des informations à la radio. Ce qu’elle préfère, c’est en jouer. Ses doigts courent sur le clavier de n’importe quel piano depuis l’âge de 4 ans et ses mains enserrent un saxophone alto depuis ses 13 ans.

Ses yeux soi-disant délicats refusent de s’aventurer dans les blogs foireux et vidéos douteuses d’internet. Pourtant elle aurait tant à découvrir sur la toile. Mais non, ses prunelles acier, elle préfère les poser sur d’autres toiles, celles de grands peintres, ou d’artistes en herbe. Elle aime les fines galeries élitistes, et celles plus simples de Brooklyn. Et bien qu’elle apprécie pratiquer cet art, il y a de çà quelques années déjà qu’elle a abandonné les visages et corps aux traits fins qu’elle dessinait. Jamais elle n’a peint, jamais elle n’a achevé ses projets. Jamais elle n’en a eu l’envie. Ses parents lui ont dit, Grenade si tu entreprends quelque chose, tâche de le réaliser à la perfection. Et elle aurait trop honte d’essuyer un échec.

Chez la plupart des Hommes, on peut retrouver deux intelligences. L’intelligence scolaire qui vous permet de compter, écrire, apprendre par cœur et réussir dans vos premières études ; ainsi que l’intelligence pure, celle qui vous permet de comprendre, d’évoluer dans une situation problème nouvelle, de communiquer avec vos collègues. Chacun de nous possède les deux intelligences, dans la plupart des cas. En plus ou moins importante « quantité », disons. Grenade bénéficie des deux intelligences, c’est certain. Seulement elle ne sait qu’exploiter l’intelligence scolaire, et laisse la pure aux oubliettes, perdant des amitiés et des amours. Perdant des chances qu’elle n’a pas su saisir. Et si personne ne lui apprend à s’en servir, c’est dans le mur de l’échec professionnel qu’elle fonce, tête baissée et dans l’ignorance totale du choc à venir. Elle échoue à entretenir des relations, échoue à parler de ses sentiments, échoue à comprendre les Hommes. Elle aura beau apprendre tout ce qu’elle peut, si elle ne peut pas communiquer avec son employeur, elle se retrouvera plongée dans un néant social glacial, seule et pauvre.

Grenade est une Bloomberg. En réalité elle est le portrait craché de ses parents, mentalement parlant. Rigide et intraitable en affaire, hypocrite qu’aux os quand elle souhaite obtenir quelque chose. Autant que possible elle ne cèdera jamais à la colère, ou à n’importe quelle passion dévastatrice. Elle ne veut pas être la reine, trop vulnérable, mais elle veut briller. Briller partout où elle pose les pieds. Stratégique, elle saura vous manipuler et n’aura aucun scrupule à le faire. Tout comme sa mère, elle a appris à cacher derrière un regard enjôleur et un sourire charmant une fermeté puissante et une assurance sans faille.

Pourtant, si vous l’atteignez en plein cœur, elle souffrira bien plus qu’elle voudrait l’avouer. Malgré ce comportement d’adulte de la cinquantaine, Grenade reste une jeune femme qui a grandi certes, trop vite, mais surtout de la mauvaise manière. Ce qu’il lui manque c’est quelqu’un pour lui apprendre à aimer sans avoir peur d’être abandonnée, à sauter pieds joints dans une flaque sans ressentir une honte infinie, à reporter un travail au lendemain pour se reposer, et nombre d’autres banalités. Quelqu’un pour lui apprendre la vie.

Il y a certaines histoires avec lesquelles on ne peut pas déconner avec elle. En réalité, l’aînée aurait dû s’appeler Alexandre. Car l’aîné est mort en venant au monde. Alexandre, brûlé par la colère incontrôlable de sa mère, noyé par les larmes de son père, est le point faible de Grenade. Puis il y eut un autre bébé, que Camélia ne réussit pas non plus à mettre au monde. Et entre les deux, une petite fleur, Grenade. La rescapée.

Harvard n'était pas la seule université où Grenade, ou plutôt ses parents, avait postulé. Il y avait Yale, mais Grenade n'était pas certaine de vouloir faire du droit. Stanford aussi, mais Grenade n'a pas été acceptée, faute d'avoir une vision trop fermée des innovations de demain. Lorsqu'elle sut qu'elle était reçue à Harvard, le premier sentiment qu'elle eut fut la peur. Puis elle fut excitée, comme n'importe quel étudiant. Heureuse d'avoir été choisie, et prête à tout pour prouver qu'ils ne se sont pas trompés.
Grenade n'a pas beaucoup d'amis à Harvard, et surtout depuis qu'elle est célibataire. Quitter son copain pour mieux étudier ne donne pas vraiment une image positive. Elle ne connait pas encore tous les coins du campus, faute de ne pas chercher à s'y sentir chez elle.
Deux ans et demi à Harvard et elle se sent encore étrangère dans ces lieux.