"Pretty, pretty please, if you ever, ever feel like you're nothing , you're fuckin' perfect to me"
Je ne pouvais m'empêcher de scruter les personnes présentes dans cette salle. A priori, tous avaient l'air parfaitement normal , des femmes et des hommes a priori ordinaires – par « ordinaire » , il fallait comprendre : du même milieu que moi , des hommes et femmes d'affaire, des filles et fils à papa - sans raison apparente d'être ici. Alors, pourquoi ces gens attendaient-ils ici ? Que leur était-il arrivé ? Était-ce leur volonté ou étaient-ils forcés d'être ici ? Peut-être se posaient-ils les mêmes questions à propos de moi ? Sentir leurs regards glissés sur moi me stressait encore plus. Je n'avais pas envie d'être ici , je n'avais pas besoin d'être ici. Pourquoi avais-je accepté de venir alors ? Enfin ça, je savais très bien pourquoi j'avais accepté : tout simplement, je n'avais pas vraiment eu le choix, c'était la décision de mon père. Il pensait que ce serait bien si je parlais à quelqu'un d'extérieur. Surtout si ce « quelqu'un » était la meilleure psy de New-York et une amie de mon père. Le rappel de la règle numéro 1 suffit à me faire oublier le scénario du départ.
Règle numéro 1 : on obéit toujours aux décisions de Papa
Même lorsque nous ne sommes pas d'accord, nous ne le contredisons pas. Qui oserait s'opposer à ce grand homme , charismatique ambassadeur, influent, l'homme de l'ombre qui murmure à l'oreille des plus grands de ce monde , de ceux qui dirigent le monde ? Dans le monde politique et des affaires, tout le monde connait Papa , tous le respectent et tous lui demandent conseils. Je vous passe la description de son CV. Tapez son nom sur Google et vous constaterez par vous-même.
Telle une petite fille, j'admire mon père. Aussi bien sur le plan professionnel que sur le plan humain. A la mort de ma mère, et depuis que nous – par «nous » comprenez mes trois frères - sommes nés, il a toujours tout fait pour nous offrir la vie la plus belle possible qu'il soit. Au prix parfois de ses absences. Mais, grâce à lui, nous pouvons nous vanter d'avoir vécu sur presque tous les continents , d'avoir fréquenté les meilleures écoles , de compter parmi nos connaissances les « filles et fils de ...», de n'avoir jamais manqué de rien , d'avoir été heureux.
Mon père est ma force et mon point faible à la fois. Je l'avoue, je suis telle qu'il a voulu me façonner : ambitieuse, un brin carriériste , perfectionniste, droite, forte, (trop) fière et indépendante mais avec une bonne dose de valeurs morales et altruistes : générosité, tolérance, respect. Une main de fer dans un gant de velours. Selon lui, la recette magique pour briller dans notre milieu. Papa ne veut que le meilleur pour nous. Mais, il a sa propre définition du « meilleur » : se rapprocher le plus de la perfection. Et pour lui, le meilleur passe par être respecté et être reconnu dans notre milieu. C'est pourquoi nous devons être les meilleurs dans tout ce que nous entreprenons et notamment nos études. D'où : Harvard, le droit. Avec l'obligation de figurer parmi les meilleurs étudiants.
Pour arriver à cette fin, Papa dirige notre vie – surtout la mienne, c'est vrai. Il est le marionnettiste qui tire les ficelles de toute notre vie. Et sa spécialité ? La vie sentimentale de sa fille bien sûr. Quand au bout de presque un an de relation, Papa dit « quitte-le , il n'est pas fait pour toi, il ne te rendra jamais heureuse » , on obéit , peu importe ce qu'on peut ressentir pour cet homme , peu importe si vous allez souffrir de ce choix , peu importe ce qu'on va penser de vous après , peu importe si vous savez que vous faites le mauvais choix. Pour Papa, la raison toujours avant la passion. Sur ce coup, a posteriori, il avait peut-être raison quand on sait comment cela s'est terminé par la suite , après avoir écouté mon cœur plutôt que la raison de mon père la seconde fois. Nous étions trop différents .... Il avait raison.
Règle numéro 2 : Papa a donc toujours raison !
Inconsciemment, quitter Harvard et revenir auprès de mon père après cette déception sentimentale, revenir dans son droit chemin en partant travailler à New-York dans un réputé cabinet d'avocat, rencontrer des personnes de notre milieu, c'était comme lui prouver qu'il avait eu raison , comme une façon de de se racheter à ses yeux. La magnifique bague de fiançailles à mon doigt que je n'arrête pas de manipuler depuis tout à l'heure en est la preuve , c'est aussi une nouvelle manœuvre de Papa pour diriger ma vie. J'ai rencontré « mon fiancé » - ce sont des mots toujours pas naturels pour moi - grâce à lui : le fils d'un ami de mon père , le fils d'un riche homme d'affaires à l'avenir très prometteur, « le célibataire le plus convoité de New-York » selon certaines personnes. Mais,ces fiançailles ne sont que pur manipulation , un arrangement. Nous vivons ensemble depuis plusieurs mois maintenant à New-York mais chacun est libre de faire ce qu'il veut. Et pourtant, il est l'homme parfait : beau, intelligent, riche, sympa, doux , attentionné , protecteur , très bon amant.... toutes les qualités du monde , c'est vrai. Le seul problème : je ne suis pas amoureuse.
Pourquoi je reste alors si je ne l'aime pas ? Pour obéir à mon père et pour protéger mon secret : mon fils Liham. Personne d'autre qu'un cercle familial restreint connait son existence et personne d'autre ne doit le savoir , même le père ne le sait pas. Être mère célibataire à 25 ans, d'un père qu'il n'a pas choisi, cela ne faisait pas partie du plan élaboré par Papa pour sa fille chérie. Il n'avait pas pensé qu'en partant d'Harvard, je ne serai pas seule. Il n'avait pas prévu un déni de grossesse dans le plan. Et moi non plus d'ailleurs. Trop tard pour avorter, le plan était de le faire adopter. Jusqu'au moment de prendre ce petit être dans les bras. Et là, pour une fois, le cœur prit le dessus sur la raison. Même Papa est tombé sous le charme de son petit-fils. Si ça a changé ma vie ? Bien sûr. Si j'ai des regrets ? En le voyant me sourire, non. Ces fausses fiançailles sont donc une « punition » - plutôt agréable - pour avoir désobéi une fois mais aussi un moyen de préserver mon fils, de lui assurer le meilleur avenir qu'il soit - en reproduisant le schéma familial inconsciemment, c'est vrai. Toutes mes décisions ne sont dictées que pour son bonheur, uniquement son bonheur.
Règle numéro 3 : La raison avant la passion
Avec tout ce bagage, la meilleure psychologue de New-York qui se tient face à moi risque de me détecter un « complexe d'Oedipe inversée » ?! Il était de toutes façons trop tard pour faire demi-tour puisqu'une femme habillée en tailleur prononça mon prénom. Je pris mes affaires puis entra dans son bureau où elle m'indiqua où je devais prendre place. Bien que le bureau soit magnifiquement décoré avec goût et chaleureux, je me sentais intimidée telle une petite fille. Elle fût la première à briser le silence. Toutes les questions qu'elle me pose commencent à me mettre le doute. D'abord réticente, son regard insistant mêlé à la rapidité de ses questions me forcent à répondre avec la même rapidité , ne me laissant pas le temps de réfléchir à mes réponses. Elle me pose plein de questions : sur moi, ma relation avec mon père , sur ce « faux fiancé » , mon fils, le père de mon fils, Harvard, comment je vois l'avenir pour moi , pour mon fils .... Tout se chamboule dans ma tête. Après une heure de questions-réponses, son verdict est pourtant simple : revenir à Harvard et se libérer de son secret !