20 MAI 2007
Je suis née à Paris, d’un père français et d’une mère britannique. J’ai donc passé mon enfance dans le sublime, le magnifique, que dis-je, l’unique quartier de Montmartre. Vous l’aurez compris, Paris reste dans mon cœur, en particulier ce quartier si particulier. Quand on fait ses premiers pas sur les pentes du centre de la Bohème, on ne peut que se laisser toucher par l’Art avec un grand A. L’Art qui envahit chacune des ruelles de la Butte, qui remplit chacun de ces petits ateliers cachés dans les moindres recoins, au détour d’un escalier ou d’une impasse. Il suffit de se laisser guider par l’âme du lieu pour en goûter les merveilles. Mon père étant également un grand amateur de tableaux et sculptures, il m’initia très vite à cet engouement pour l’histoire des arts, en m’emmenant dans les musées, ou encore en me faisant découvrir les expositions temporaires. Et c’est ma mère qui me donna la passion du pinceau, m’inscrivant dès mon plus jeune âge à des cours d’arts appliqués. Mon avenir était donc déjà tout tracé. Quand mes petits camarades de classes rêvaient de devenir princesse, pompiers ou autres licornes, je n’avais qu’un mot à la bouche : conservatrice.
J’intégrais donc tout naturellement un lycée où je pouvais suivre une classe d’arts appliqués, dans le but d’intégrer la prestigieuse école du Louvre après mon baccalauréat. Je travaillais d’arrache pied pour passer le concours, m’exerçant sans relâche sur tous les annales que je pouvais trouver, passant ma vie en bibliothèque à étudier l’histoire de l’art. J’en abandonnai mes pinceaux et ma vie sociale. Mes amis étaient devenus une préoccupation secondaire, je n’avais plus de temps à leur accorder. Seul le concours comptait, je ne pouvais pas me laisser distraire par une quelconque broutille. Une soirée ? Non, désolée, mes livres m’attendent. Une sortie au parc ? Non, vraiment, je ne peux pas, il me faut encore retenir l’ordre des rois de France, et leurs dates de règne. J’en perdais même le contact avec Siméon, ce cher ami d’enfance… Bon d’accord, c’était probablement plus qu’un ami, mais là n’est pas la question. Je n’avais vraiment d’yeux que pour cette fichue école et ce satané concours. Après trois mois de révisions acharnées, un soir alors que je rentrais de la bibliothèque, je trouvai mes parents assis sur le canapé, dans le salon, comme s’ils m’avaient attendue là toute la journée. Je sentais bien que quelque chose clochait, mais je n’y prêtais pas attention, accrochant ma veste au porte manteau et me dirigeant vers ma chambre après avoir esquissé un vague « bonsoir », comme à mon habitude. C’est là que mon père m’invita à les rejoindre, et à m’asseoir sur le fauteuil en face d’eux. Ils avaient à me parler. Ce n’était pas facile, mais ils n’avaient pas le choix, il fallait que je comprenne, que j’accepte cette décision sans faire de vagues, ça ne servirait à rien de s’énerver.
« Mais de quoi vous parlez à la fin ? Vous commencez vraiment à me faire peur là. »« Voilà… Ton père est muté aux Etats Unis. Nous déménageons dès que tu auras eu ton bac. Tu ne pourras donc pas passer le concours de l’école du Louvre. »Ma mère continua à me donner quelques détails sur le départ, le pourquoi du comment, essayant de me convaincre qu’il n’y avait pas d’autres solutions, mais j’avais déconnecté mon esprit, je ne les entendais plus, m’étant enfermée dans ma bulle. J’avais dû entendre de travers, ce n’était pas possible autrement. Mon père n’était pas muté, pas de l’autre côté de l’océan, c’était juste impossible. Ils ne pouvaient pas m’annoncer que je devais renoncer à mes rêves d’école du Louvre, pas maintenant, pas après tous ces efforts, après tous ces sacrifices. Je faisais un cauchemar, j’allais me réveiller, il n’en était pas possible autrement. Sans que je ne m’en rende compte, je me levai, enfilai ma veste et quittai l’appartement. Je laissai mes pas voguer au hasard des rues de mon enfance, ces rues que je connaissais si bien, ces rues que j’avais parcouru un million de fois, ces rues que je connaissais comme ma poche, ces rues que j’aimais de tout mon cœur. Ces rues que je n’allais plus revoir. Jamais. Quand je sortis de ma rêverie, réveillée par ce violoniste de rue qui m’avait vu grandir, je me trouvais devant la porte de cet immeuble que je connaissais si bien. L’immeuble de Siméon. Cela faisait près de trois mois que je ne lui avais plus donné de nouvelles, ignorant ses nombreux messages et appels, jusqu’à ce qu’il se lasse. Trois mois que je le laissais de côté, tout ça pour me concentrer sur ce concours que je ne pouvais même plus passer. Trois mois que je l’avais effacer de ma mémoire tant bien que mal. Mais à cet instant, c’était de lui que j’avais le plus besoin. J’avais besoin de sa voix pour me consoler, de ses bras pour me réconforter. J’avais besoin de lui, et de personne d’autre. Sans réfléchir plus longtemps, je composai le code et gravis en courant les quatre étages qui me séparaient encore de lui, comme si ma vie en dépendait. C’est lui qui m’ouvrit la porte, ses parents étant de sortie. Je pu lire la surprise sur son visage, ses lèvres entrouvertes cherchant quoi dire. Mais aucun son ne fut prononcé. Je fus incapable de dire quoi que ce soit, étant soudainement submergée par un flot de larmes incontrôlable. Sans rien demander, il s’avança et me prit dans ses bras, m’entrainant à l’intérieur. J’essayai de parler, de lui expliquer pourquoi j’étais là, pourquoi je ne l’avais pas contacté pendant ces trois mois, pourquoi je ne refaisais surface qu’aujourd’hui. Je voulais lui dire combien il m’avait manqué, combien ça avait été dur pour moi de le rayer de ma vie si longtemps, mais que je n’avais pas eu le choix. Malgré tous mes efforts, je ne parvins pas à produire une seule parole cohérente, seuls les sanglots m’habitaient. Je m’abandonnai dans ses bras, me laissant bercer par les battements de son cœur raisonnant contre mon oreille.
Lorsque j’ouvrai les yeux, j’étais allongée dans un lit, bordée comme une enfant. Je tournai la tête pour découvrir un verre de jus d’orange, un thé, et un pain au chocolat sur un plateau posé sur la table de nuit. Mon esprit était encore engourdi des larmes versées la veille. Les événements me revenaient par bribes à travers le brouillard de mon chagrin. Je m’assis et bus une gorgée de jus d’orange, avant d’attaquer le pain au chocolat. Une fois le petit déjeuner englouti, je me quittai la chambre, rejoignant Siméon dans le salon. Il m’attendait, assis sur le canapé. Comme mes parents la veille. J’allai le rejoindre et m’assis à ses côtés. Je pris une profonde inspiration, tentant d’ordonner mes pensées avant de prendre la parole, mais il commença avant moi.
« Tes parents ont appelé hier soir après que tu te sois endormie. Ils s’inquiétaient de ne pas te voir rentrer. Ils m’ont tout expliqué pour ton père, sa mutation, et ton concours… Je suis vraiment désolé pour toi, Norah… Est-ce que… C’est pour ça que… Pendant trois mois… »« Oui. »« Mais… Pourquoi ? Enfin, je veux dire… Pourquoi tu as été aussi radicale ? On aurait quand même pu se voir de temps en temps sans que ça ne te trouble dans tes révisions, non ? »Je pouvais sentir le désespoir dans sa voix tremblante, l’incompréhension se mêlant à la compassion. Je lui pris la main, tournant les yeux vers la fenêtre pour ne pas avoir à affronter son regard.
« Je… Je n’avais pas le choix. Non, laisse moi finir. Siméon, je… Si j’avais continué à te voir, j’aurais été incapable de me concentrer comme je l’ai fait. J’aurais été trop distraite. Si j’ai préféré couper tout contact, c’est parce que… Oh, et puis à quoi bon, de toute façon, je vais partir à l’autre bout du monde sans pouvoir passer ce concours à la noix. Décidément, j’aurais tout perdu. Je me suis privée de ce que j’aimais pour atteindre un but qui est devenu inaccessible. J’ai taché de t’oublier pour avoir ce concours, et maintenant que je suis libre, je vais quand même devoir vivre sans toi puisque je m’en vais... Quelle ironie, tu ne trouves pas ? » « Norah… »Je plongeai mon regard empli de larmes dans le sien, m’abandonnant une nouvelle fois tout contre lui.
7 AOÛT 2007
« Norah, c’est la seule solution. Tu es beaucoup trop jeune pour gérer ça. Tu ne te rends pas encore compte de tout ce que ça implique. Tu serais obligée d’arrêter tes études, ce qui n’est pas envisageable. De toute façon, notre décision est prise, nous t’emmenons à l’hôpital demain. »Ses mots coulaient sur moi comme les larmes sur mes joues. Je ne voulais pas l’écouter. Je n’enregistrais pas ce qu’elle essayait de me faire comprendre depuis plus d’une heure. Mon père, lui, était entré dans une colère noire. Il m’avait collé une gifle à m’en envoyer au sol, avant de quitter la pièce en furie. Ma mère était restée là. Immobile. Le laissant m’insulter comme une vulgaire traînée. Je pouvais lire le dégoût sur leur visage. La haine dans les yeux de mon père. La peine dans ceux de ma mère. J’aurais voulu tout quitter, tout envoyer en l’air et m’envoler de l’autre côté de l’Atlantique pour retrouver les seuls bras capable de me consoler, et dans lesquels je me sentais en sécurité, le seul regard capable de se poser sur moi avec autant d’amour et de tendresse. Sans jeter un seul coup d’œil vers ma génitrice – que je ne considèrerai plus jamais comme ma mère à daté de ce jour – je m’enfermai dans ma chambre, me jetant sur mon lit. Cachée sous ma couette, je pleurai toutes les larmes de mon corps, me déshydratant complètement, les bras resserrés autour de mon ventre. Je n’avais jamais eus aussi mal de toute ma vie. Je ne savais même pas que c’était possible d’avoir aussi mal physiquement à cause d’un choc psychologique. Même lorsque j’avais été obligé de quitter Paris et l’homme que j’aimais, cela avait été douloureux certes, mais pas à ce point. J’avais l’impression de mourir sur place, que le temps s’était arrêté. J’aurais tout fait pour que ça s’arrête, pour retrouver une certaine paix intérieure. Mais rien n’y faisait. Les larmes coulaient, sans s’arrêter, mais la douleur n’avait de cesse de s’amplifier. C’était comme si l’on m’avait enfoncé un poignard de glace dans le cœur. Je finis par m’endormir, complètement abrutie par les pleurs et la souffrance.
Une fois réveillée, dans un accès de panique mêlée de conscience, j’allumai mon ordinateur. Il fallait que je le prévienne, que je lui envoie un mail, que je me libère de ce poids. Et surtout, il était autant concerné que moi par ce qu’il m’arrivait. J’ouvris ma boite mail. Le curseur clignotait, marquant chaque seconde qui passait sous mes yeux, me rapprochant inévitablement de l’instant fatal. Je cherchais mes mots, commençant une phrase, avant de tout effacer. Après une bonne demi-heure, j’étais toujours face à ma page blanche, complètement angoissée. J’étais incapable de le lui annoncer comme ça, par mail. Je ne pouvais pas larguer une bombe telle que celle-là sur sa vie sans être à ses côtés pour assumer les conséquences de nos actes. Des larmes se formèrent à nouveau derrière mes paupières closes, alors que je fermais l’écran de l’ordinateur. J’étais seule. Complètement isolée. Je devais faire face à ce qui m’arrivait en solitaire. Mes parents m’avaient abandonnée tout en prenant une décision qui changerait complètement ma vie à ma place. Je n’avais pas d’amis, pas de proche à qui parler. La seule personne qui aurait pu m’aider se trouvait à des milliers de kilomètres de moi. J’étais complètement perdu sans lui. Je ne me reconnaissais plus. Je n’avais plus le goût de vivre. La tristesse et la panique m’envahir à nouveau, j’étais incapable de m’arrêter, sous le coup d’une crise d’angoisse. Je me laissai tomber sur le dos, sanglotant à n’en plus pouvoir respirer. Le lendemain, tout serait terminé. Que je le veuille ou non, mes parents avaient décidé pour moi. Ils m’emmèneraient à l’hôpital, de force s’il le fallait. Et en une heure tout au plus, tout serait réglé. On m’enlèverait ce tout petit être qui s’était installé malgré toutes nos précautions. Et même si je savais au fond de moi que c’était trop tôt, que j’étais beaucoup trop jeune pour assumer une telle responsabilité, je ne voulais pas qu’on me l’arrache. Il était le résultat de notre amour. J’avais déjà perdu Siméon, je ne voulais pas perdre son enfant. Je ne voulais pas perdre la seule chose qui me raccrochait à la vie. Je m’endormis sur ces sombres pensées, d’un sommeil sans rêves, entrecoupé de sursaut de panique.
***
« Tu sais bien que c’était la meilleur solution pour tout le monde. »Je restai silencieuse, le regard perdu à travers la vitre de la voiture. Je ne voulais plus jamais leur adresser la parole, je ne voulais plus avoir à supporter leur regard, leur visage hypocrite au quotidien. Je voulais foutre le camp, quitte à vivre dans la rue. Le feu passa au rouge, et sans réfléchir, je sortis de la voiture en courant. Sauf que je n’avais vraiment pas réfléchis, et je couru vers la voie où les voitures roulaient dans le sens inverse. Je fus percutée de plein fouet par un véhicule qui roulait à toute allure. Ce qu’il se passa alors reste très confus dans ma mémoire. Je me souviens juste de ma mère hurlant mon nom désespérément, de mon père se jetant sur le conducteur qui avait eu le malheur de me heurter, et de la douleur lancinante dans chaque parcelle de mon corps. Puis les lumières bleues clignotantes de l’ambulance, la sirène, le retour à l’hôpital. S’il y avait bien un lieu où je ne voulais pas remettre les pieds, c’était cet hôpital. L’endroit où l’on venait de m’enlever la vie. Je piquais crise sur crise tout le temps de mon séjour en enfer. Les médecins furent obligés de me mettre sous sédatifs pour que j’arrête de m’arracher perfusions et autre connerie du genre. Mon père réussit à négocier pour que je rentre à la maison dès que possible. Mais cela n’arrangea rien. J’étais devenue complètement amorphe, muette comme une carpe, pleurant tous les soirs. Je ne restais en présence de mes géniteurs que lorsque cela était nécessaire, prenant la plupart de mes repas isolée dans ma chambre.
Un jour, mon père entra dans ma chambre, chose qu’il ne faisait jamais. Tout ça pour me dire que j’avais de la visite. Je lui jetai un regard vide, avant de retourner à ma contemplation de l’extérieur par la fenêtre. Fenêtre par laquelle j’avais longtemps eut envie de me jeter corps et âmes. Je ne comprenais même pas qui pouvait bien me rendre visite. Je ne connaissais personne ici, les cours n’avaient pas encore commencé. Le paternel quitta ma chambre, laissant place à un homme d’environ son âge. Son visage m’était familier, mais je n’arrivais pas à remettre le nom qui allait avec. Cela remontait à mon enfance, il était déjà venu dans notre appartement parisien. Il devait avoir travaillé avec mon père pendant un temps.
« Bonjour Norah, je suis M.S., je ne sais pas si tu te souviens de moi ? »Ah oui, M.S., c’était ça. Il ne m’était donc pas inconnu. J’acquiesçais d’un vague hochement de tête, sans prononcer un seul mot. Je ne comprenais pas ce qu’il faisait là. Mon père avait dû l’appeler, j’imagine. Il me proposa de sortir prendre l’air, d’aller marcher sous le soleil. Je n’y tenais pas vraiment, mais je pouvais sentir la présence de mon père derrière la porte, et je n’en pouvais plus, j’avais besoin de respirer un air différent du sien. Je me levai en silence, me chaussant avant d’attraper ma veste. Une fois dehors, loin de mes parents, il sortit une cigarette, m’en proposant une au passage. J’acceptai sans réfléchir. Après tout, c’était une façon comme une autre de me tuer à petit feu. Puis il m’expliqua qu’il était là sur demande de mon père, comme je l’avais deviné, mais qu’il ne s’amuserait pas à jouer les chaperons. Je pouvais faire ce que je voulais tant que mon père n’était pas au courant. Il me proposa un deal : nous nous verrions au moins une fois par semaine pour rassurer mes géniteurs, mais ce qui se passerait entre nous resterait entre nous. Cela me convenait parfaitement. Je lui fis part de mon accord, ouvrant la bouche pour la première fois depuis l’incident, comme l’appelait mes parents.
J’avais donc droit à une pause par semaine, où je pouvais me laisser aller. Petit à petit, bien qu’il n’employât pas forcément les meilleurs méthodes du monde, M.S. réussi à me redonner le sourire et le goût à la vie. Evidemment, c’était loin d’être tout rose tous les jours, et je pleurais encore régulièrement le soir, victime de cauchemars incessants, mais mon père me laissait tranquille, et je ne demandais rien de plus. Puis les cours commencèrent, m’offrant l’opportunité de me concentrer sur autre chose pour tenter d’oublier cette blessure qui ne se refermerait jamais. Je passais mes journées à travailler mes cours, à lire des livres pour compléter mes connaissances. Mon seul but dans la vie était d’être première de promo, quitte à sacrifier tout semblant de vie sociale. Mes parents s’inquiétèrent un temps, avant qu’M.S. ne les rassurent en les berçant de quelques petits mensonges bien servis. Je lui serais toujours reconnaissante de m’avoir libérée de ce poids.
12 DECEMBRE 2014
Le vent glacial me giflait le visage à m’en brûler les joues. Je l’enfouis donc dans mon écharpe du mieux que je pouvais, essayant de gagner quelques degrés et d’oublier ce froid hivernal.
J’étais en stage sur Paris depuis trois mois déjà, mais je n’avais pas eu le courage, ni la force de venir le voir. Après tout ce temps passé à penser à lui, j’avais peur de ne pas pouvoir supporter la situation, le choc, les émotions… Puis je m’étais levé un dimanche matin de décembre, et ma stupidité m’avait sauté aux yeux. Je ne pouvais pas fuir la réalité plus longtemps. Cela ne servait à rien de l’éviter. Ne pas le voir ne rendrait pas la chose moins réelle. J’avais donc sauté dans mes vêtements avant que mon accès de lucidité ne se fasse la malle et que je revienne sur ma décision. J’avais traversé ces rues qui avaient vu passer mon enfance, la sienne, et notre amour naissant. Ces rues où j’avais couru jusqu’à lui, jusqu’au confort de ses bras ce soir où j’avais appris que j’allais quitter le pays, traverser l’océan pour ne pas revenir. Mais ce matin-là je ne courais pas. Mes jambes semblaient se mouvoir au ralenti, comme si mes pieds ne voulaient pas aller jusqu’au bout de cette promenade. Je me laissai aller à cette lenteur, essayant de calmer les battements de mon cœur qui s’accélérait à chaque pas me rapprochant du moment fatidique. Mon cerveau était en ébullition, m’empêchant d’avoir la moindre pensée claire ou cohérente. Ce qui n’était peut-être pas plus mal.
J’étais là depuis ce qui me semblait une éternité. Le soleil était déjà haut dans le ciel, mon estomac commençait à se révolter, mais je n’y prêtais pas la moindre attention. La neige s’était mise à tomber, les flocons virevoltant devant mes yeux, se posant délicatement sur ma peau en feu. Une larme se mêla à la neige fondue sur ma joue alors que mes yeux lisaient le nom sur la pierre tombale. Siméon Haernel. Je l’avais quitté à regret cinq ans auparavant, découvrant trop tard qu’il avait laissé en moi un souvenir jugé trop encombrant par mes parents. Et malgré moi, malgré tous mes efforts désespérés pour l’oublier pendant ces cinq longues années, je n’avais pas réussi à m’empêcher d’espérer qu’un jour, je le retrouverais, que tout redeviendrait comme avant. Que je serais complète à nouveau. Mais cet espoir fou m’avait été arraché lorsqu’après une engueulade avec Bleeker, ce foutu sosie, j’avais enfin pris mon courage à deux mains et avais essayé de le contacter. Mes mails restant sans réponse, j’avais tenté du côté de son meilleur ami, pensant avoir plus de chances. Pour sûr, j’avais enfin eu une réponse, mais à des années lumières de ce à quoi je m’étais préparé. Moi qui pensais apprendre qu’il avait refait sa vie avec une autre, qu’il s’était marié, qu’il vivait une vie parfaite avec un gosse et un labrador, j’étais tombée de haut lorsqu’on m’avait annoncé qu’il s’était tué dans un accident de moto trois ans auparavant. La vie avait soudain perdue toute sa saveur, son intérêt. La vie est injuste, la vie est une garce qui vous arrache sans remords, sans aucun scrupules ce que vous avez de plus cher au monde. J’essuyai d’un revers de main cette larme qui m’avait échappé, embrassai d’un dernier regard ce tombeau où reposait mon premier amour, mon âme sœur, avant de tourner le dos sur ce passé dans lequel j’étais enfermée depuis bien trop longtemps déjà.
J’errai encore quelques temps dans les rues, sans vraiment réfléchir, essayant de tirer un trait sur tout ça, sur lui. Sans m’en rendre compte, je me retrouvai en bas de cet immeuble où mes pas m’avaient déjà porté inconsciemment un soir de mai… Avant même d’avoir le temps de penser, je gravis ces quelques marches qui me séparait de cet appartement où il avait grandi et sonnai. Sa mère m’ouvrit la porte, était sur le point de me poser une question qui resta en suspens sur ses lèvres lorsqu’elle me reconnut. « Norah ?... » Elle semblait ahurie, comme si elle venait de voir en fantôme. Ce qui n’était peut-être pas si faux que ça après tout. Devant cette femme qui m’avait vu grandir, et qui portait encore les stigmates d’un deuil qu’aucune mère ne devrait avoir à supporter, je ne pus retenir le flot de larmes qui m’envahit soudainement. Elle me laissa entrer, passant un bras autour de mes épaules en m’emmenant vers le canapé. Je m’assis alors qu’elle m’apportait une tasse de café.
« Je… J’ai appris pour Siméon seulement cet été et… je suis allée le voir ce matin… »Les mots restaient coincés dans ma gorge. Je bus une gorgée, fuyant son regard larmoyant. Un silence gênant s’installa pendant des minutes interminables. Ce fut elle qui le rompit, avec une note d’incompréhension dans la voix.
« Norah… Pourquoi maintenant ? Je veux dire, tu as coupé les ponts si brutalement après ton départ, j’ai cru qu’il ne s’en remettrait jamais. Il t’aimait tellement, jusqu’au bout, jusqu’à sa dernière minute. Il t’a envoyé des centaines de mails, sans réponse. Et maintenant, trois ans après sa mort, tu débarques comme ça, sortie de nulle part ? Dis-moi, pourquoi maintenant, et pas plus tôt, avant… avant l’accident ? »Elle était au bord de larmes, mais faisaient tous les efforts du monde pour se contenir devant la garce qui avait brisé le cœur de son fils, et gâché ses dernières années. Je ne pouvais que la comprendre, et quand je pensais à la bombe que je m’apprêtais à lâcher sur sa vie, je n’avais qu’une envie, m’enfuir en courant, sortir de cet appartement et la laisser à son chagrin. Mais une voix en moi m’ordonna de rester, d’aller jusqu’au bout. J’avais besoin de laisser cette bombe exploser, de ne plus la porter en mot, de l’évacuer pour pouvoir me libérer enfin du passé. Je pris une profonde inspiration avant de commencer mon récit. L’arrivée aux Etats-Unis, la découverte, la décision de mes parents, l’hôpital… Son visage passa de la surprise à l’horreur, en passant par la compassion et le désespoir. Je lui expliquai comment j’avais cherché à trouver les mots justes, à dire la vérité à son fils, mais qu’une fois l’opération terminé, l’accident, ma sortie de l’hôpital, je ne voyais pas l’intérêt de la démarche. A quoi bon ? Cela n’aurait pas fait revenir cet être qui venait de m’être arracher, et de toute façon il n’aurait rien pu faire. Elle resta silencieuse, pensive, ne sachant probablement pas quoi dire. Me sentant soudainement comme un poisson hors de l’eau, je terminai ma tasse de café en hâte et me levai, me dirigeant vers la sortie. A l’instant où je mis la main sur la poignée, elle se leva, comme sortie d’un rêve, et m’appela avant de me prendre dans ses bras. Je me figeai instantanément, surprise par cette étreinte inattendue.
« Je suis désolée… » murmura-t-elle, submergée par l’émotion.
Je restai sans voix, ne sachant pas quoi faire, encore moins quoi dire. Je lui rendis simplement son étreinte maternelle, avant de me détacher. Je lui souris une dernière fois avant de quitter pour la dernière fois cet appartement, tournant une fois pour toute cette page de ma vie.